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spécialement consacré à ce sujet. Du reste, notre poème ne parait pas traduit, à proprement parler, du latin : il a plutôt le caractère d'une compilation faite à l'aide d'éléments recueillis en des ouvrages très variés. Les sources de cette compilation sont en partie transcrites sur les marges de l'un et de l'autre manuscrit, sous forme de citations tirées des Écritures, des Pères de l'Église (nommément saint Jérôme, saint Augustin, saint Grégoire, saint Bernard, etc.), des poètes de l'antiquité et du moyen-âge. P. 262 b du manuscrit de l'Arsenal, est écrit en marge un vers de Juvénal (X, 22):

Cantabit vacuus coram latrone viator.

P. 278 a, deux vers d'Ovide (Ars am. I, 237, 239) :

Vina parant animos faciuntque caloribus aptos.

Tunc veniunt risus, tunc pauper cornua sumit.

P. 286 a, un vers d'Horace :

Evolat emissum semel irrevocabile verbum 1.

« domesticus, ideo timendus; mundus sophisticus, ideo cavendus; diabolus iniquus, ideo expugnandus, secundum illud: Cui resistite fortes in fide [I PETRI, v, 9]. Unde :

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<< Illudamus ergo Demoni ipsi non obediendo, carni ipsam affligendo, << mundo ipsum latenter fugiendo. »

fol.

(Flores sermonum ac evangeliorum dominicalium excellentissimi magistri Odonis cancellarii parrhisiensis. Paris, Jodocus Badius Ascensius, 1520, XXIIII).

On peut encore citer ici la moralisation du chap. 62 des Gesta Romanorum, où une femme attaquée par trois rois est assimilée à l'âme assiégée par le diable, le monde et la chair, et celle du ch. 237 dans laquelle les trois syrènes qui endormaient les voyageurs pour les tuer sont l'objet de la même comparaison. Voir encore la moralisation du chap. 271 (éd. Esterley).

1. La citation correcte serait Et semel emissum volat irrevocabile verbum. (Epist. I, xvIII, 78). Mais le vers est cité sous la forme que lui donne notre poème par Albertano da Brescia, Ars loquendi et tacendi, à la fin du ch. I.

1

P. 288 a, un vers du Pseudo-Caton (livre I) :

Nil tacuisse nocet: nocet esse locutum.

Je ne suis pas arrivé à identifier les deux citations suivantes :

Causa fuit Sodomo peccati panis habundans.

(P. 268 a.)

Nam diuturna quies viciis alimenta ministrat.

(P. 284 a.)

Mentionnons enfin deux vers rhythmiques qui pourraient servir d'épigraphe au poème :

Mundus, caro, demonia

Diversa movent prelia

(P. 249)

C'est le début d'une pièce latine qui doit avoir joui d'une certaine célébrité, car les mêmes vers forment l'entrée en matière du Dit des sept vices et des sept vertus, mentionné plus haut, et sont cités au commencement du xe siècle par Eude de Cheriton, dans un passage reproduit ci-dessus, p. 5, en note.

Le roman des trois ennemis, je l'ai dit en commençant, n'est pas anonyme. L'auteur s'est nommé : non point par un vain désir de renommée littéraire, mais, comme d'autres écrivains pieux de son temps, pour que les lecteurs reconnaissants. eussent le moyen de prononcer son nom dans leurs prières. A deux reprises (vv. 3197 et 3303) « le pauvre Simon », c'est ainsi qu'il se désigne, se met en scène, parlant de lui-même avec la plus touchante modestie. Il avait écrit son poème sur des escroes, et il a bien soin de nous dire que par ce mot il faut entendre des rognures de parchemin. Il avait jadis vécu dans le monde, mais il s'en était détaché pour entrer en religion. Dans ce nouvel état, il avait gardé le souvenir de la vie mondaine, pleine d'iniquité, et, bien que sentant son insuffisance, il avait voulu venir en aide aux pécheurs et s'était mis à composer son livre en roman, puisant ses enseignements en des livres autorisés, et se confortant à la pensée que s'il avait rien dit de bon, c'était à Dieu qu'il le devait.

1. Cf. Romania, VIII, 327; XV, 296.

Le pauvre Simon est demeuré dans l'obscurité où son cœur humble et bienveillant se plaisait. Il y est resté si complètement que les érudits eux-mêmes l'ont ignoré. Il est trop tard, je le crains, pour qu'il puisse trouver place dans l'Histoire littéraire, mais j'espère bien lui obtenir une courte mention dans le supplément que M. l'abbé Chevalier imprime en ce moment pour joindre à son Répertoire des sources historiques du Moyen-Age. Pour éviter toute confusion, je crois utile de spécifier que notre Simon est distinct des plusieurs autres écrivains qui ont porté le même nom, à savoir :

SIMON, auteur, selon Fauchet, d'un roman d'Alexandre. Le manuscrit visé par Fauchet ne s'est pas retrouvé, mais le roman même dont il cite quelques vers nous est connu par deux autres manuscrits, dans l'un desquels un certain clerc Simon est en effet présenté comme l'auteur 1. Nous ne savons rien, d'ailleurs, sur ce clerc, qui peut bien n'avoir été qu'un copiste.

SIMON DE FREINE, auteur du roman de Dame Fortune et de la Vie de saint Georges 2.

Frère SIMON DE CARMARTHEN, qui se qualifie de « profès en l'ordre seint Augstin » dans un poème religieux que nous a conservé un manuscrit de la Bodléienne. C'est un poème singulier qui commence en sixains de vers de six syllabes (aabaab) et se continue en couplets monorimes de cinq vers octosyllabiques, pour se terminer par une longue tirade de vers décasyllabiques en on. J'en ai pris copie et le publierai peut-être quelque jour.

Frère SIMON, moine de Waverley, auteur d'une courte pièce en vers français, dans laquelle il prie la prieure et le couvent de Winteneye (Surrey) de l'admettre au bénéfice de leurs prières 3.

S'il est aisé de voir que notre Simon n'avait rien de commun, sauf le nom, avec les poètes français ou anglais que je viens d'énumérer, il est beaucoup plus difficile de déterminer qui il était. Il résulte de ses propres paroles qu'après avoir vécu dans

1. Voy. mon histoire de la légende d'Alexandre, p. 105-6.

2. Voy. Bulletin de la Société des anciens textes, 1880, p. 80; Romania, XIII,

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3. J'ai publié cette pièce, en 1866, dans le Iahrbuch f. rom. u. engl. Literatur, VII, 47.

le monde il était entré en religion. Mais c'est tout. Rien sur son âge, sur son origine, sur l'ordre auquel il appartenait.

Quand on a d'un poème un texte parfaitement sûr, il est possible d'acquérir par l'étude des rimes des notions plus ou moins précises sur le temps et le pays où vivait l'auteur. Ici les conditions se prêtent mal à cette étude. Les variantes d'un texte à l'autre sont nombreuses et souvent elles portent sur les rimes. Ordinairement le ms. d'Orléans, qui est le plus ancien des deux, est aussi le plus correct; mais parfois les différences sont de telle nature que le choix est embarrassant. Il y a dans le texte d'Orléans des rimes certainement inadmissibles en pur français, alors que le ms. de l'Arsenal a une leçon irréprochable quant à la forme, bien que parfois médiocrement satisfaisante quant au sens. Voici des exemples:

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Mon sentiment est que dans quatre au moins de ces exemples,

1. Les vers numérotés sont publiés ci-après.

les nos I, IV, VI et VII, c'est Orléans qui conserve la bonne leçon, tandis que l'autre manuscrit a une leçon refaite en vue de la rime. Pour les autres cas, les deux textes se valent, au moins quant au sens. Je suis donc porté à croire que l'auteur ne distinguait pas ié d'é. Ce qui me confirme dans cette opinion, c'est la rime ariere-pere, que les deux textes offrent aux vers 587-8. Ici le copiste du manuscrit de l'Arsenal, ou son original, aurait oublié de refaire l'une des deux rimes. La confusion en un même son d'ié et d'é ou, pour parler avec plus de précision, la réduction d'ié à é est régulière en anglo-normand. Mais, comme bien évidemment notre poème n'a point été composé en Angleterre, il faut voir dans ces rimes, si elles appartiennent à la leçon originale, comme je le crois, une négligence d'où on ne peut tirer aucune conclusion rigoureuse quant à la patrie de l'auteur 1. Dans le cas présent, du moins, on comprend le motif pour lequel les rimes ont été changées dans le manuscrit de l'Arsenal; mais le même manuscrit offre, par rapport au manuscrit d'Orléans, d'autres variantes de rimes dont la cause m'échappe et où il n'est pas sûr que la bonne leçon soit toujours celle du texte d'Orléans: voy. vv. 611-2, 645-6, 797-8, 2453-4. Ces divergences sont utiles à constater, parce qu'elles montrent combien il est téméraire de fixer d'après les rimes les caractères linguistiques d'un poème, lorsque de ce poème on n'a qu'un manuscrit. Il y a longtemps, du reste, que j'ai appris à suspecter la solidité des arguments qu'on tire des rimes. Je montrerai un jour que la plupart des manuscrits du roman de Troie, de Benoît de Sainte-More, et notamment celui d'après lequel a été faite l'édition que nous avons de ce poème, appartiennent à une rédaction qui a subi, en ce qui concerne les rimes, des remaniements considérables.

Je n'ai remarqué dans le roman des trois ennemis aucune allusion historique pouvant fournir quelque indice sur l'époque de la composition. L'ensemble des caractères de la langue donne lieu d'attribuer ce poème à la première moitié du XIIIe siècle.

1. Les rimes é et ié sont confondues dans la dixième strophe de l'élégie juive publiée par M. Darmesteter, Romania, III, 467; cf. 471.

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