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LIBRARY OF THE LELAND STANFORD JR. UNIVERSITY.

A.46595

NOV 5 1900

LE

ROMAN DES TROIS ENNEMIS DE L'HOMME

PAR SIMON

M. Loiseleur, le savant bibliothécaire d'Orléans, trouva, il y a quelque temps, dans la reliure d'un livre de la bibliothèque confiée à ses soins, un certain nombre de feuillets de parchemin contenant des fragments d'un ancien poème français en vers octosyllabiques. L'écriture était du XIe siècle et assez lisible, sauf en quelques endroits où le parchemin était taché ou usé par le frottement. Pensant, avec raison, que ces débris pouvaient offrir quelque intérêt, M. Loiseleur les envoya à M. L. Delisle, qui voulut bien me les communiquer. J'y reconnus les morceaux d'un poème inédit et fort ignoré dont il n'existe probablement qu'un seul exemplaire complet, celui que renferme le manuscrit 5201 de la Bibliothèque de l'Arsenal.

Pour remettre dans leur ordre les feuillets retrouvés par M. Loiseleur, j'ai dû les rapprocher des passages correspondants du ms. de l'Arsenal. Je fus ainsi amené à lire le poème entier dont je connaissais tout juste l'existence. Il me parut qu'il n'était pas dépourvu d'intérêt. Il se recommande notamment par une circonstance trop rare dans notre ancienne littérature c'est qu'il n'est point anonyme. Enfin, il n'a été jusqu'à présent, à ma connaissance du moins, l'objet d'aucune étude. L'Histoire littéraire l'a complètement passé sous silence, comme, au reste, la plupart des ouvrages inédits dont la Bibliothèque Nationale ne possède pas d'exemplaires. Pour ces divers motifs, j'ai cru opportun de lui consacrer une courte notice, faisant en même temps connaître les deux leçons, souvent

Romania, XVI.

I

assez différentes, du ms. complet de l'Arsenal et des fragments d'Orléans.

Ces derniers se composent de quatorze feuillets simples, dont deux (ff. 3 et 4) sont rognés de sorte qu'au verso de l'un comme de l'autre, les premiers mots, ou du moins les premières lettres, des vers font défaut. Le format est petit, les feuillets les moins rognés ayant 17 centimètres de hauteur sur 12 de largeur. Il y a vingt-cinq vers par page; l'écriture paraît être du milieu du xe siècle environ. Les feuillets 1 et 2 se suivent, de même 3 et 4, mais entre 2 et 3 il manque cinquante vers, c'est-à-dire un feuillet. Les feuillets 5 à 12 forment un cahier, séparé de ce qui précède par une lacune considérable. Ensuite il y a encore une lacune; puis enfin prennent place les feuillets 13 et 14 qui se suivent et contiennent la fin du poème. Le dernier feuillet n'étant écrit qu'au recto, et tous les autres ayant cinquante vers, on voit que les fragments d'Orléans contiennent environ 675 vers, soit à peu près un cinquième de l'ouvrage, puisque le texte du ms. de l'Arsenal, qui paraît complet, a, si j'ai bien compté, 3328 vers.

Le ms. de l'Arsenal est d'ailleurs fort important. Il renferme une copie des poèmes de Robert de Blois, où M. P. Paris aurait trouvé sur les protecteurs de ce poète des renseignements qui manquent dans le manuscrit de la Bibliothèque Nationale, dont il a fait usage. Je donnerai plus loin, en appendice, la description du manuscrit de l'Arsenal. Présentement, occupons-nous de l'ouvrage sur lequel les fragments de la Bibliothèque d'Orléans ont appelé notre attention. Le poème occupe dans le manuscrit de l'Arsenal les pages 248 à 293. Il n'y a pas de rubrique initiale, mais on en a l'équivalent dans une note marginale écrite en face des derniers vers du prologue (p. 249 b), de la même main, semble-t-il, que le reste du manuscrit. Cette note est ainsi conçue: Ici comance li romanz des trois anemis, ce est la chars, li mondes, [li] deables. En outre, on lit à la fin du poème : Explicit romanum (sic) de tribus inimicis, s[cilicet] mundo, carne, demonio.

Le sujet est l'un des lieux communs de la littérature pieuse du moyen-age, depuis le xII° siècle au moins. Deux vers latins,

1. Hist. litter., XXIII, 735-49.

cités par Etienne de Bourbon, où sont énumérées les diverses tentations, placent au nombre des tentateurs le diable, le monde et la chair:

Temptant ipse Deus, bonus et malus, ut phariseus,

Spiritus immundus, mala mens, sensus, caro, mundus.

Mais voici qui est plus précis. Guillaume le Normand dit, en son Besant :

Chescun home a treis enemis,
L'un est chescun jor en son vis
Que james ne s'en partira
E tuteveies li rira;

Li autres est soz sa chemise,

Et li tiers, qui les dous atise,
Est entor lui et nuit e jur.

(Ed. Martin, vv. 409-15.)

Et l'auteur poursuit en expliquant que ces trois ennemis sont le diable, la chair et le monde. L'éditeur du Besant a déjà rapproché (p. XVII) de ce passage les vers ci-après de Robert Grosseteste :

Franche pucele reïne.....
Dehors ton chastel sui asis
De trois de mes enemis :
C'est li diables et li mund
Et ma char qui me semunt
Trestut adès de mau fere.

Un dit des sept vices et des sept vertus, encore inédit, que l'Histoire littéraire a mentionné, t. XXIII, p. 253, commence ainsi par quelques vers latins que nous retrouverons plus loin: Mundus, caro, demonia

Diversa movent prelia
Turbantque cordis sabatum.

1. Anecdotes historiques, légendes et apologues tirés du recueil d'Étienne de Bourbon, par Lecoy de La Marche, p. 193.

2. Je cite les deux premières strophes (il y en a 41) d'après le ms. fr. 837, fol. 187. Ce petit poème se trouve encore dans le ms. de Turin, L. V. 32; voy. Scheler, Notice de deux mss. français de Turin (1867), p. 72.

Cist troi nous chaceront de cort
Se li filz Dieu ne nous secort
Ou se bien ne nous combatom.
Li mons, la chars, li anemis
Se sont toz jors molt entremis

De nos ames livrer a mort.

Encore nus ne se recroit.

Fols est cil qui en els se croit,

Quar de noz biens nous font grant tort.

Un troubadour de la fin du XIIIe siècle, Guillem de l'Olivier, d'Arles, résume ainsi la même idée :

Tres enemicx principals
An tug li home que son :
La carn el diable el mon,
Don cascus a totz sos mals.
Lo mon nos ten en poder
E fai nos voler riquezas ;
(El) diables nos fai voler
Erguelh, honors e falsezas,
E carn es, non o mescrezas,
Glota de tot van poder.
Vec vos tres que fan peccar

Sel que mielhs se sap gardar.

(Bartsch, Denkmæler d. prov. lit., p. 38.)

A la fin du xve siècle, ce sujet fut mis en moralité sous ce titre, qui semble emprunté à la prose latine citée plus haut: Moralité nouvelle de Mundus, Caro, Demonia. Sur cette moralité plusieurs fois imprimée au xvre siècle, et réimprimée chez Didot en 1827, on peut voir l'Histoire du théâtre français des frères Parfait, III, 106-112, et un article assez faible du Dictionnaire des mystères du comte de Douhet (sous MUNDUS).

Les sermons du moyen-âge font de fréquentes mentions des trois ennemis de l'homme, mais je ne connais aucun traité

1. Par exemple dans un sermon d'Eude de Cheriton sur la fête des Innocents:

«Herodes, qui interpretatur versipellis sive pelliceus, significat diabolum, << qui versutus est, cui cum carne et mundo debemus illudere. Caro enim « suadet suavia, mundus inania, diabolus iniqua. Caro enim inimicus est

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