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avec celles de la Caramanie centrale par le cours du Sarus, ou Seihoun, et les Portes Ciliciennes. Par ce défilé, Tarse devient l'extrémité de la grande diagonale de la péninsule, le débouché naturel de tous les produits de la Caramanie, du plateau de Césarée, de la haute vallée de l'Euphrate et du Diarbekir. En outre, les échanges de la côte de Syrie et de l'île de Chypre avec la haute Asie Mineure doivent nécessairement se faire dans la plaine de Tarse..

La grande mission de notre siècle n'est pas seulement de coloniser les vastes contrées de l'Occident et de déverser en Amérique ou en Australie le trop-plein de nos populations; elle est aussi de retrouver l'Orient, de lui rendre sa gloire passée, de donner à toutes les cités antiques de l'Asie l'importance qu'elles avaient autrefois. Nous ne devons pas nous contenter de fonder des New-York, des San-Francisco et des Rio-Janeiro, il nous faut encore relever les Babylone et les Ecbatane comme déjà nous avons fait surgir de ses ruines la vieille Alexandrie. Semblable à une marée dont le flot se propage en vagues circulaires, la civilisation de l'Europe occidentale envahit maintenant tous les pays qui l'entourent, et ne suit pas uniquement cette direction de l'est à l'ouest qui a été si longtemps la trajectoire du progrès. La vague puissante qui a roulé ses eaux à travers l'Atlantique et baigné les rivages d'un nouveau monde reflue aussi dans la Méditerranée et visite des plages qu'elle avait depuis longtemps abandonnées. La Grèce a recouvré son autonomie politique; ses pêcheurs timides et naguère opprimés par les Turcs sont devenus les marins les plus intrépides de la Méditerranée et s'emparent graduellement du trafic de l'Orient; ses îles rocailleuses se sont changées en grands entrepôts du commerce. Reconquise aussi par la civilisation, la terre des Pyramides voit s'accomplir une œuvre plus colossale que toutes celles des Pharaons: l'industrie moderne se hasarde à séparer un continent d'un autre continent et prétend mettre quelques années seulement pour ouvrir un détroit que la mer a mis bien des dizaines et peut-être des centaines de siècles à combler. Moins heureuse, l'Anatolie n'est pas encore entraînée dans le tourbillon de la vie moderne; mais ses ports commencent à être fréquentés par les navires, ses plateaux sont explorés par les savants, et çà et là quelques anciennes villes, célèbres par leurs grands souvenirs, se relèvent de leurs monceaux de décombres.

Toutes les ruines de l'Asie Mineure, monticules de débris, tumulus affaissés, colonnes brisées, vieux châteaux démantelés, cadavres de villes à demi cachés par les alluvions des fleuves et du temps, produiraient une bien triste impression sur le voyageur, s'il ne pouvait

compter sur la transformation prochaine de cette terre aujourd'hui délaissée par la civilisation: il se sentirait le cœur oppressé d'une véritable angoisse, semblable à celle qu'on éprouve en voyant au milieu des forêts les ruines de Palenque ou de telle autre ville d'un peuple disparu sans espoir. En face de ces témoins des anciens jours, en face de cette nature exubérante qui ronge sans cesse la pierre et depuis • des siècles a déjà dévoré les générations contemporaines de ces monuments, on se sent presque effrayé; on voit dans ces constructions un immense tombeau, et chaque jour arrache à ce tombeau une des pierres, une des inscriptions qui racontaient l'histoire du peuple enseveli. Mais on ressent une impression bien autre lorsqu'on se trouve dans un pays dont l'homme civilisé va de nouveau prendre possession, lorsque les premières pulsations d'une vie puissante frémissent déjà sous l'écorce d'une terre longtemps abandonnée. Alors on contemple les ruines avec une certaine joie à ces murailles croulantes succéderont de fortes cités, à cette nature sauvage, une nature que l'homme dispose en campagnes à son gré, à ces peuples paresseux ou nomades, des populations sédentaires, énergiques, pleines de jeunesse et de vitalité; les traces de la mort disparaîtront sous une nouvelle vie.

Tous les signes des temps nous montrent que cette ère de progrès va s'ouvrir pour l'Asie Mineure. Les anciens conquérants, évincés à leur tour, s'éloignent de la mer et se retirent dans l'intérieur des terres; bientôt tous les rivages de la Méditerranée seront habités par une industrieuse population de Grecs et d'Arméniens. Une migration en sens inverse de celle du douzième siècle s'établit aujourd'hui, et les Turcs reprennent le chemin de leurs steppes. Chose remarquable! pour les Turcs de toutes les classes, la croyance à leur expulsion de l'Europe et de l'Asie Mineure est aujourd'hui un article de foi. Un peuple qui d'avance s'abandonne lui-même est déjà condamné par la destinée.

ÉLISÉE RECLUS.

ESSAYS AND REVIEWS.

Les Essays and Reviews, qui ont un si grand retentissement en Angleterre et qui sont rapidement parvenus à leur neuvième édition, étant peu ou point connus en France, nous croyons devoir quelques explications à nos lecteurs sur les circonstances qui en ont précédé et suivi la publication 1.

En 1854, parut un ouvrage périodique dont les collaborateurs étaient presque exclusivement membres des deux universités d'Oxford et de Cambridge. Son existence fut de courte durée; mais il fit revivre l'idée, conçue en 1835, d'une revue qui serait consacrée à la critique biblique, très-arriérée en Angleterre, si on la compare avec l'Allemagne. Des hommes diversement célèbres, Hampden, Whately et Pusey, devaient y concourir. Ce projet, auquel on ne donna pas suite alors, fut repris en 1860, et l'éditeur, renonçant toutefois à une périodicité régulière, réunit les matériaux nécessaires pour former un volume qu'il fit paraître, sans qu'il y eût concert parmi les collaborateurs, dont quelques-uns ne se connaissaient même pas.

Il fut peu question de l'ouvrage pendant le printemps et l'été; mais en automne il devint l'objet d'une critique dans une revue, organe de la philosophie positiviste de M. Comte. Elle en parla avec un éloge enthousiaste, rapprocha adroitement des passages pris çà et là dans les différents essais qu'elle affectait de considérer comme dus à la même inspiration, les paraphrasant, les amplifiant, les dénaturant de manière à faire croire que les auteurs hostiles au christianisme étaient en communion avec ses propres idées. L'indignation provoquée par cette revue fut grande dans les deux partis extrêmes de l'Église nationale; on appelait les auteurs les sept éteignoirs des sept lampes de l'Apocalypse, les Septem contra Christum (allusion à la tragédie d'Eschyle).

Au mois de décembre, professeurs et laïques, réunis à Oxford dans le but de procéder à l'élection d'un professeur de sanskrit, organisèrent une attaque contre cet ouvrage, qui n'était encore qu'à sa deuxième édition, tirée à un trèspetit nombre d'exemplaires. Bientôt après parut dans le Quarterly Review un article d'une violence extrême, non-seulement contre le livre, mais contre les auteurs, les sommant de sortir de l'Église. On vit alors des réunions du clergé, dénonçant ce travail, que plusieurs de ses membres n'avaient pas lu; des prédicateurs tonnant du haut de leurs chaires contre ces « athées »; des écrits de

1 V. Edinburgh Review, april 1861.

tout genre, leur reprochant ce qu'ils avaient dit et ce qu'on les soupçonnait de croire; si bien qu'à la fin on tint pour avéré que des ministres de l'Église Anglicane ne voyaient dans la Bible qu'une fable, qu'une imposture dans le christianisme, et allaient jusqu'à nier l'existence de Dieu!

Jusque-là, universitaires et prélats, à peu d'exceptions près, s'étaient tenus à l'écart; mais au mois de janvier 1861 parut une lettre, écrite on ne sait par qui et livrée à la publicité on ne sait comment, qui était censée reproduire l'opinion de tout le banc des évêques; bien que deux d'entre eux eussent écrit dans le sens des auteurs incriminés, qu'un troisième ignorât l'existence du document, et que deux autres exceptassent du blâme trois des cinq 1 auteurs qui étaient seuls en cause.

La Convocation d'Oxford, qui, à la demande de quelques membres trop zélés, se réunit quinze jours après, pour porter un jugement sur l'ouvrage, montra plus de modération. Plusieurs des membres ne s'y rendirent pas. Plusieurs étaient d'avis qu'on passât outre; un seul parla, le vice-chancelier, et ce fut pour protester contre l'inconvenance et l'inopportunité de cette regrettable mesure. La majorité ne condamna pas moins le livre, tout en déclarant qu'elle ne l'avait pas lu.

Encouragé par cette décision, le clergé envoya une protestation au primat. Malgré des efforts de tout genre, cette protestation ne put réunir que la moitié des signatures des vingt mille ministres de l'Église, cinq parmi les trente doyens, trois parmi les hauts dignitaires de l'Université, un nombre égal parmi les douze professeurs de théologie, à peine quelques-unes dans l'état-major du corps enseignant.

Cette démarche n'a eu jusqu'à présent aucun résultat définitif.

« Le désir de mes parents et ma propre vocation me portaient à entrer dans les ordres; mais voyant la tyrannie qui régnait dans l'Église, et que celui qui s'y consacrait était tenu de prêter un serment qui en faisait un esclave; qu'à moins qu'il ne parvint à l'oublier, il devait ou le violer impudemment ou composer avec sa conscience, je crus préférable de m'abstenir de fonctions qu'il fallait acheter et inaugurer par la servitude et le parjure 2. »

Ainsi disait Milton, et, depuis lui, combien de nobles esprits, animés d'un ardent désir de servir la cause du christianisme dans les rangs de l'Église nationale, s'en sont tenus éloignés par les mêmes craintes! combien, après y avoir fait leurs premières armes, se sont retirés lorsqu'il s'est agi de confirmer par une adhésion nouvelle une

M. Goodwin, un des sept, est laïque, et M. Powel vient de mourir. 2 Milton's Church government.

adhésion trop légèrement donnée! combien y sont restés, cherchant, à l'aide de subtilités métaphysiques, à donner à l'étroite formule une interprétation dont la largeur ne coïncide ni avec l'intention bien connue de ses auteurs, ni avec le sens qu'eux-mêmes sont supposés y attacher! en proie au trouble, au malaise intérieur qui résulte toujours d'une position fausse, combien plus encore, d'une délicatesse moins grande, considèrent comme une simple formalité une signature dont le refus les arrêterait au seuil de leur carrière et leur fermerait nonseulement l'entrée de l'Église, ce qui se comprend à la rigueur, mais celle du barreau, de la magistrature et du corps d'études, regardé, à tort ou à raison, comme le complément obligé d'une éducation libérale!

Il y a trois siècles, des docteurs réunis en conseil par les ordres d'une grande reine dont les instincts despotiques s'accordaient peu avec la liberté protestante, formulèrent en articles de foi leur avis collectif, série de compromis réciproques entre leurs avis individuels, sur une foule de points obscurs de la théologie métaphysique alors à la mode, sans pouvoir réussir toutefois à les mettre d'accord avec une liturgie également stéréotypée; et ce résumé d'un vague dogmatique, cette transaction, cet à peu près, adopté par assis et levé, s'impose encore, sous peine d'ostracisme, à l'assentiment, du moins apparent, de la jeunesse ecclésiastique et laïque du dix-neuvième siècle1.

En vain depuis, la science, la philosophie, la métaphysique ont changé de méthode; en vain des hérésies anciennes ont fait place à des hérésies nouvelles; en vain l'esprit humain a percé dans des taillis qui semblaient inextricables des voies larges et faciles; les trente-neuf articles subsistent et se dressent comme une barrière infranchissable sur le chemin des caractères rigides, épine douloureuse à des pieds délicats, première occasion de chute sur la pente glissante des capitulations de conscience.

Les dispositions pénales qui entravaient, non la liberté de conscience, - elle est au-dessus de toute atteinte, mais de culte et d'enseignement, celles qui excluaient de certains postes d'honneur les Catholiques Romains, trouvaient leur excuse dans le dévouement de ceux-ci à un gouvernement étranger; celles qui frappaient les dissidents du Culte Réformé avaient été malheureusement consenties par eux à une époque où la crainte du papisme dominait tout autre sentiment. Toutes ont

1 Depuis quelque temps, cette adhésion est devenue facultative, mais pour les laïques seulement.

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