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LES MYTHES DU FEU

ET

DU BREUVAGE CÉLESTE

CHEZ LES NATIONS INDO-EUROPÉENNES'.

IV.

LES METAMORPHOSES DE LA FOUDRE.

Pour compléter notre cycle mythologique, il nous reste à examiner les métamorphoses subies par la foudre.

Le tonnerre tombant frappe un arbre ou s'enfonce dans le sol en y perçant un trou, voilà le fait observable; mais aux yeux de ceux qui voyaient dans la foudre une manifestation spécialement divine, les choses n'avaient pas lieu si simplement: la foudre devait laisser des traces durables là où elle avait frappé. Quelles traces? Rappelonsnous le mythe de l'oiseau: au moment où il volait vers la terre, en tenant à son bec le rameau de l'arbre céleste, la flèche de l'archer Gandharva a détaché une plume de son aile et un ongle de sa serré. Cette plume, cet ongle sont tombés juste aux points que la foudre a touchés. Elle les a pour ainsi dire plantés, et ils poussent, sous forme de végétaux, arbres ou simples herbes, reconnaissables à la ressemblance de leurs feuilles avec la plume, ou de leurs épines avec l'ongle; rappelant aussi, par la couleur de leurs fleurs et de leurs

Voir les livraisons des 15 et 30 avril.

N. B. Une circonstance imprévue nous oblige à remettre à la livraison de fin mai le complément du travail de M. Schopenhauer sur la Mort. (Voir la livraison du 30 avril.)

fruits, par la douceur de leurs sucs, le feu et le suc de l'arbre céleste, dont l'oiseau était non-seulement l'habitant, mais pour ainsi dire une partie détachée. Ainsi, tout arbre, arbuste ou herbe, qui réunira plus ou moins les conditions des feuilles pennées ou des épines unguiculées, des fleurs ou des fruits rouges, et d'un jus sucré et fermentescible, sera censé provenir de l'oiseau et de l'arbre célestes. Le parasite' surtout, l'arbre poussé sur l'arbre, qui portera les marques que nous venons d'énumérer, sera bien manifestement le produit du tonnerre, et c'est de lui qu'on attendra les plus grandes merveilles. Car les plantes issues d'une pareille origine ne sont pas des plantes ordinaires; la divinité de leur extraction se fait sentir par quelque vertu surnaturelle rappelant celles de l'arbre céleste, comme foudre ou comme divin breuvage.

2

Commençons par l'Inde. Le Yajur-Vêda nous apprend que la plume tombée de l'aile de l'épervier est devenue un arbre nommé Parna, << la plume ou la feuille », ou palûça3, « le feuillage » (Butea frondosa, Roxbg.). Cet arbre, qui appartient à la famille des légumineuses, se distingue par ses feuilles touffues, ternées seulement, il est vrai, mais aussi par des fleurs d'un écarlate foncé, un bois rouge et une séve abondante de la même couleur.

Ailleurs, la plume s'est métamorphosée en un cyênahrita, plante assez énigmatique et qu'on suppose avoir été soit un parasite, soit une excroissance d'une espèce de mimosa, mais dont le nom tout à fait significatif veut dire littéralement « pris à l'épervier ». On suppose qu'avant l'usage de l'asclépiade acide, le soma a pu être extrait du cyênahrita. Il en est de même de la çamî (acacia suma), bel arbre de la tribu des mimosées, dont les feuilles pennées rappellent bien l'aile de l'oiseau. Dans la célèbre légende de Purûravas et d'Urvaçi, conservée au Catapatha-Brâhmana", le vase plein de charbons ardents que les Gandharvas ont donné à Purûravas est métamorphosé en une çami, tandis que les charbons eux-mêmes sont devenus un arbre

Il ne s'agit pas ici seulement des parasites dans l'acception rigoureuse et scientifique du mot, mais de tout végétal poussant sur un autre d'une façon apparente, soit essentiellement, comme le gui, soit accidentellement, par suite d'une graine transportée dans la fourche d'un vieil arbre.

2 Çatapatha-bráhmana, I, 7; XIII, 4.

3 Dans un vers du Rig-Vêda que nous avons cité plus haut (mand. X, hymn. 135, v. 1), l'arbre céleste est nommé « l'arbre à l'épais feuillage », vriksha supaláça.

4 XI, 5.

açvattha; et c'est pourquoi les aranîs doivent être faits avec ces deux bois, le måle avec l'açvattha et la femelle avec la çamî, Nous avons vu plus haut qu'on rapprochait ces deux végétaux parce que souvent le premier germait en parasite sur le second.

L'açvattha, nommé aussi Pippala (Ficus religiosa, L.), joue un grand rôle dans les légendes indiennes, et ce bel arbre fait, avec son congénère le nyagrôdha (Ficus indica, L., « figuier des banians »), le plus bel ornement des campagnés de ce pays'. Tous deux étaient supposés issus de l'arbre céleste, non à cause de leurs feuilles, qui sont simples, mais à cause de leurs figues, dont la couleur rouge rappelait le feu, tandis que le suc qu'on en exprimait avait été autrefois en usage pour préparer une boisson fermentée. Au temps de Yajur-Vêda, on s'en servait encore à défaut d'asclépiade acide, et même il y est prescrit au prêtre de mêler en tout cas le jus de la figue nyagrôdha avec du lait, pour faire participer les kshattriyas et les vâicyas à la boisson du soma. Le nom même de l'açvattha 2 « semblable au cheval », le représente comme une métamorphose de l'éclair, et en fait une personnification d'Agni, aux temps antiques où ce dieu participait encore de la nature des dieux-chevaux Gandharvas.

Au reste, on ne doit pas attacher trop d'importance à la fixation des espèces botaniques précitées, par la raison qu'elles appartiennent toutes à la flore tropicale de l'Hindoustan, où elles ne firent que remplacer, en qualité de similaires, les végétaux auxquels les croyances primitives avaient attribué, dans le climat tempéré de la Bactriane, la double vertu d'être issus de la foudre et de produire le soma. Nous accorderons plus de valeur à un usage rapporté par le Yajur-Vêda et dans lequel le palâça et le çamî jouent un rôle mythologique dont nous retrouverons l'équivalent dans toute l'Europe.

Pour traire le lait nécessaire au sacrifice offert à la nouvelle lune, le prêtre sacrificateur (adhvaryu) allait, le soir précédent, couper une baguette de palâça ou de çamî destinée à écarter les veaux de leurs mères et à les conduire au pâturage; car le lait employé à ce sacrifice devait être pris à une vache nouvellement vêlée, et il fallait chasser

1 V. Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 255 ss.

2 Lassen (ouvr. cit. p. 257, note 3) propose une autre étymologie tirée de a-sva-stha « non in se constans », tirée de la mobilité de ses feuilles toujours en mouvement, comme celles du tremble. Mais la présence dans açvattha du ç palatal ne permet pas d'adopter cette dérivation.

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son veau pour l'empêcher de l'épuiser. La baguette devait être coupée à la face nord de l'arbre. En la cueillant, le prêtre prononçait ces mots : « Toi pour la force [je te cueille]; » et ceux-ci : « Toi pour le suc, » en enlevant les feuilles et les fleurs. Puis, prenant un groupe d'au moins six vaches avec leurs veaux, il frappait ces derniers pour les séparer de leurs mères, en disant à chacun d'eux : « Vous êtes des vents (vayáva stha). Enfin, touchant seulement une des vaches de sa baguette, il leur disait à toutes: « Que le divin Savitar vous mène pour l'œuvre excellente; ô vaches, augmentez la part d'Indra (en lait pour le sacrifice); soyez fécondes en veaux, exemptes de maladies; qu'aucun voleur, qu'aucun méchant ne puisse s'emparer de vous; appartenez longtemps et nombreuses au maître du troupeau. » Puis il plantait la baguette devant le feu sacré, en ajoutant : « Protection pour le bétail du sacrifiant; » ce que le commentaire de Mahidhara développe ainsi : « O rameau de palâça, toi qui te dresses et fais sentinelle à cette place élevée, garde les troupeaux du sacrifiant qui errent dans les bois d'alentour, du danger des voleurs et des bêtes féroces. Les vaches gardées par la baguette reviennent le soir sans encombre au logis; telle est l'espérance. » La baguette avait des vertus différentes suivant qu'elle était plus ou moins feuillée et suivant la direction de sa pointe. Si le prêtre qui la cueillait voulait du mal au maître de maison qui offrait le sacrifice, il lui suffisait de la prendre sèche au bout et sans feuilles : le maître de maison était ainsi sans bétail. S'il lui voulait du bien, il n'avait qu'à la choisir touffue et bien feuillée : le maître de maison devait avoir ainsi beaucoup de bétail. « Si la pointe était tournée vers l'est, la baguette rendait son maître vainqueur du monde des dieux; vers le nord, du monde des hommes; vers le nord-est, vainqueur des deux mondes. »

En admettant que l'usage primitif ait été jusqu'à un certain point défiguré dans l'Inde par les systèmes et les superstitions de l'esprit sacerdotal, nous allons le retrouver en Allemagne dans toute sa pureté, et cette fois les coutumes populaires nous serviront à redresser le sens des textes. En Westphalie, le berger se lève, le 1er mai, dès la pointe du jour et va sur la montagne, à l'endroit éclairé par le soleil le plus matinal. Il y choisit un pied de sorbier des oiseaux sur lequel tombent

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Le commentaire de Kâtyâyana ajoute « O veaux, séparés pour la première fois de vos mères, vous allez chercher votre pâture dans les bois, et vous reviendrez le soir à la maison du sacrifiant. »

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