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LE MOINE.

I.

J'avais par bonheur ma permission en poche, mais ce n'avait pas été sans peine. Il n'en allait jamais autrement avec « notre vieux », comme nous appelions notre colonel. Chaque fois qu'on l'allait trouver pour une demande de ce genre, il entrait dans une belle et bonne colère, mais une fois cet accès tombé, ce qui n'était pas long, il était rare qu'on essuyât de lui un refus, pourvu que le service n'en souffrit pas. Je l'abordai donc, moi aussi, ce jour-là, pour une permission;

il a depuis longtemps à cette heure passé l'arme à gauche, et moimême, qui étais alors un crâne lieutenant dans un régiment d'infanterie prussienne, je suis devenu une vieille moustache; car l'histoire que je veux conter remonte à vingt-cinq ans, du moins en ce qui me concerne. Je me présentai donc, comme je l'ai dit, chez le colonel, et au premier pas que je fis dans sa chambre, l'écharpe sur l'épaule et le schako en tête, je vis sa sévère figure, toute couturée de petite vérole et naturellement rouge, tourner subitement au cramoisi.

« Bon! s'écria-t-il. C'est une permission que vous voulez. Pour dix jours? Vous auriez bien pu, ma foi, vous épargner la peine de venir me trouver, Et pourquoi? Encore le mariage ou les fiançailles d'une de mesdemoiselles vos sœurs? Il faut, le diable m'emporte, que vous teniez un bureau de mariages, car cela n'en finit pas! Combien de sœurs au juste avez-vous? >>

Il fit une petite pause dont je profitai pour hasarder quelques mots. « Monsieur le colonel voudra bien m'excuser, lui dis-je, mais mes sœurs sont complétement étrangères à ma présente visite, par cette excellente raison que je n'ai pas le bonheur d'en posséder une seule. Il ne s'agit que d'une petite excursion dans les montagnes.

- Une excursion dans les montagnes, monsieur le lieutenant! reprit-il. Y songez-vous? quand nous avons tant d'exercices à faire au régiment, quand on me demande à cor et à cri des officiers, quand surtout... mais au diable toute la boutique! Si les deux ou trois officiers qui sont restés au régiment veulent encore, en de pareilles conjonctures, faire des voyages d'agrément, alors il n'y a, morbleu, plus d'espoir d'en jamais finir! Et cela finira un jour ou l'autre, monsieur; il faut que cela finisse une bonne fois! Cela ne peut pas durer, ne doit pas durer, et si Napoléon... mais la chose vous est parfaitement égale, pardieu!

-Je devais penser, monsieur le colonel, que mes sentiments et ceux de tous mes camarades vous étaient mieux connus. Plût à Dieu que cet état de choses cessât dès demain, dès aujourd'hui même! Vous savez bien, colonel, que tous vos officiers se battront jusqu'à ce que les choses soient redevenues ce qu'elles étaient autrefois, sinon... qu'ils mourront en combattant pour la liberté, le roi et la patrie. De deux choses l'une, colonel, soyez-en bien assuré. Ah! pourquoi faut-il que les choses ne soient pas assez avancées encore pour que nous puissions dire Maintenant, avec l'aide de Dieu, vaincre ou mourir!

- Oui, Dieu le veuille, mon ami, reprit le vieux colonel avec une émotion visible, en me tendant la main; j'en suis convaincu pour ma part, mais les gens de plume de Berlin! Pouvions-nous avoir une plus belle occasion qu'il y a deux ans avec l'Autriche? Mais cette occasion est passée! Pour combien de temps demandez-vous une permission?

-Pour dix jours.

Allez, et que Dieu vous accompagne. Adieu! »

Notre entretien finit là. Je courus chez mon ami Merlin, qui était officier dans l'artillerie, et nous fimes en toute hâte les courts préparatifs indispensables pour l'excursion pédestre que nous avions projetée. Pour nous autres officiers, c'est toujours une affaire passablement difficile, attendu que nos habits bourgeois laissent habituellement plus ou moins à désirer. C'est une chose ou une autre qui n'est plus tout à fait de mode; nous n'avons qu'un vêtement d'été ou qu'un habillement d'hiver; en un mot, quand nous quittons l'uniforme pour endosser un habit bourgeois, nous avons l'air le plus souvent de porter un costume de louage qui n'a pas été fait pour nous.

Alors, c'est-à-dire en l'an 1811, on ne connaissait pas encore les amples redingotes, aussi le moindre défaut de cette mode était-il beaucoup plus saillant qu'aujourd'hui. On imitait alors, jusque dans notre

bonne Silésie, les affreuses modes de l'empire français, et bien qu'il n'y eût encore ni chemins de fer, ni malles-poste même, la mode ne mettait guère plus de temps qu'à présent pour se répandre de Paris sur tous les points du globe. A Neisse même, où je tenais alors garnison, les femmes et les jeunes filles portaient des tailles excessivement courtes avec des jupes longues et étroites; on appelait cela s'habiller à la grecque. Le costume des hommes était à l'unisson: hautes cravates, redingotes dont la taille montait jusqu'aux épaules, et dont les pans flottaient sur les talons, avec cela des pantalons collants. Par bonheur, l'habillement que nous avions, Merlin et moi, était d'une époque un peu plus ancienne, c'est-à-dire datait déjà de deux ans, partant rien n'y était poussé à l'extrême, comme dans les vêtements les plus nouveaux d'alors; aussi, lorsque, le lendemain de grand matin, notre léger porte-manteau d'officier sur le dos, nous nous mimes en route pour les montagnes, nous n'avions vraiment pas trop mauvais air, et pourtant, à voir aujourd'hui deux jeunes et jolis garçons ainsi accoutrés, on ne pourrait se défendre d'un rire moqueur.

Nous ne nous faisions pas faute de rire nous-mêmes et de chanter, car nous étions gais et de bonne humeur, comme on l'est si facilement dans la jeunesse, à cet heureux âge qui n'a guère qu'un défaut, de ne pas sentir son bonheur. Mais nous sentions le nôtre ce matin-là, Merlin et moi; nous pouvions en effet, dix jours durant, libres de tout service et sans but aucun, arpenter tout à notre aise les belles montagnes de Moravie, qui se dressaient devant nous avec leurs forêts séculaires aux bleuâtres reflets.

« Merlin, dis-je à mon ami, quand, au sortir d'une gorge, nous commençâmes à gravir un sentier escarpé qui serpentait dans la forêt, Merlin, nous voici en pleine forêt, au cœur de la montagne, nous tournons le dos à la plaine, nos aventures vont commencer.

Oui, cher ami, me répondit-il en brandissant son bâton de voyage de l'air d'un artilleur qui va mettre le feu à la pièce, oui, elles vont commencer, cela n'est pas douteux, mais sera-ce aujourd'hui? je n'oserais le prétendre; mon avis est plutôt qu'en fait d'aventures plus on en cherche, moins on en trouve; le bonheur vient sans qu'on l'appelle, sans qu'on le cherche.

-

Et pourtant il est dit, mon très-savant ami: Cherchez et vous trouverez !

Soit, cherchons, Rudolph; nous pourrions, par exemple, entrer dans cette auberge solitaire, nous y trouverons en tout cas quelque aventure pour notre estomac. »

C'est ce que nous fimes en effet, mais nous ne trouvâmes qu'une vieille hôtesse malpropre, qui n'avait ni petite fille avenante, ni jolie servante, mais seulement quelques rogatons fort peu appétissants, auxquels nous touchâmes à peine du bout des dents, après quoi nous nous remîmes en route.

II.

Nous errions déjà depuis deux jours, fouillant maint vallon mystérieux perdu comme un amour secret dans la profondeur des bois et des monts, et hanté seulement par quelques timides chevreuils, gravissant mainte hauteur pour respirer un air plus libre et nous rapprocher du ciel; mais plus on s'élève sur notre globe fangeux, plus le ciel monte et fuit au-dessus de nos têtes, tandis que sa voûte éthérée se rétrécit et s'abaisse sur les enfants au berceau. Nous avions mangé et dormi dans plus d'un village, sans la moindre aventure, sans un seul incident notable, et cela vraisemblablement parce qu'en notre qualité de soldats nous manquions de l'imagination nécessaire. Nous ne vîmes parmi les paysans que malpropreté, rudesse et stupidité, si bien que, dès le troisième jour, nous résolumes de chercher un meilleur gîte, soit dans une ville quelconque, soit dans une maison bourgeoise, sinon, au pis-aller, de bivouaquer dans la forêt.

Mais ce dernier parti n'était, à vrai dire, qu'une de ces façons de parler que l'on a toujours à la bouche, sans jamais vouloir les réaliser sérieusement. Toutefois, la fortune, ainsi provoquée par nous, sembla nous prendre au mot, car nous nous trouvâmes vers le soir engagés dans un bois, que nous arpentâmes longtemps en tout sens, errant par monts et par vaux, sans en apercevoir l'issue. Le soleil était couché, nous dûmes au moins le supposer d'après l'obscurité croissante autour de nous, car du ciel nous ne pouvions rien voir. Et quand cela nous eût été possible, nous n'eussions pas pour cela pu apercevoir le soleil, attendu qu'il pleuvait depuis une heure d'une façon fort peu agréable; l'épais feuillage des arbres nous offrait encore, il est vrai, un passable abri; cependant, la perspective d'une nuit entière passée sous un tel toit n'avait rien de fort séduisant.

« As-tu quelque idée, Merlin, de l'endroit où nous nous trouvons? Sommes-nous encore en Prusse, ou avons-nous déjà franchi la frontière?

-Comment le puis-je savoir? Tout ce que je sens, c'est que cette pluie, qu'elle tombe de Prusse ou d'Autriche, a déjà percé de part en

TOME XV.

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part mon léger vêtement d'été. Pour ce qui est de la frontière, je ne saurais sur ce point te donner aucun renseignement; dans tous les cas, elle doit être facile à trouver, étant du petit nombre de celles que le grand ravageur du continent a laissées sans y porter la main.

- M'est avis que, s'il n'y a pas touché, c'est uniquement par un reste de respect pour notre grand roi; le vieux Fritz se serait retourné dans sa tombe, si on lui eût repris sa Silésie.

-Bah! Napoléon se soucie bien de sentiments de cette sorte! Si le vieux Fritz avait voulu se retourner dans sa tombe, il aurait eu pour le faire bien assez d'autres motifs. Mais la pluie devient de plus en plus désagréable. Il sera nécessaire de tenir entre nous un conseil de guerre.

-

Mon cher ami, fis-je en haussant ma cravate, toutes les aventures commencent par des obstacles et des contrariétés. Poursuivons done tranquillement notre route. Il faut bien, après tout, que ce chemin ait une issue, seulement prenons garde de ne pas nous en écarter. »

Tout en causant ainsi, nous cheminions toujours et la forêt s'éclaircissait de plus en plus. Nous arrivâmes bientôt à une côte dégarnie d'arbres, où nous reçûmes de première main le vent et la pluie. Dans cette situation critique, nous aperçùmes, tout au fond de la vallée, le reflet mat d'une petite lumière, vers laquelle nous dirigeâmes notre marche à travers les taillis et les pierres roulantes. Enfin, nous atteignimes une route carrossable et vîmes se dessiner devant nous à l'horizon la noire silhouette d'un immense château. Nous dûmes encore gravir une côte passablement roide, mais de médiocre hauteur, avant de toucher au but désiré. La porte du château était fermée. Avec l'espoir consolant d'avoir trouvé au moins un abri pour nous sécher, nous agitâmes la lourde cloche, le cœur palpitant dans l'attente de ce qui allait arriver. Lorsqu'on nous eut ouvert, et qu'en échange de nos noms et qualités que nous nous empressames de décliner, on nous eut priés courtoisement d'entrer, nous fùmes conduits au château, et, après avoir traversé une grande cour enclose de murs, nous nous trouvâmes dans une chambre pourvue de tout le comfort d'une prévoyante hospitalité.

« Mes nobles maîtres attendent ces messieurs pour souper dans la salle à manger, » nous dit bientôt le domestique. Ces mots, qui sonnaient fort agréablement à nos estomacs vides, nous jetèrent d'autre part dans un extrême embarras. Nos habits étaient complétement transpercés par l'eau. Les changer pour d'autres, nous l'eussions fait

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