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des contes dont le fond était oublié. Mais chez une nation intelligente comme les Hellènes, ce qui était perdu d'un côté était regagné de l'autre. L'oubli des traditions et la tendance à l'anthropomorphisme, même portés à l'excès, eurent l'avantage réel d'abstraire l'idée divine de la masse des phénomènes, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, de' dégager Dieu de la foule des dieux. La série des mythes progressifs, dont nous avons plus haut constaté l'existence, n'était possible qu'à ce prix. Pour avancer dans la civilisation, il est certaines choses qu'il faut apprendre et d'autres qu'il est bon d'oublier. L'Inde est de toutes les nations celle qui eut la mémoire la plus persistante; nulle religion n'a jamais maintenu chez l'élite de ses prêtres une intelligence si claire des anciens mythes. Qu'y a-t-elle gagné, si ce n'est l'immobilité et la mort?

M. Max Müller cite un curieux exemple de la lucidité avec laquelle, même à une époque relativement moderne, l'Inde a compris le sens de ses mythes sans le laisser obscurcir par l'anthropomorphisme. « On est quelquefois surpris, dit-il, de la précision avec laquelle des écrivains modernes comprennent leur mythologie dans sa vraie signification. Kumarila, pressé par ses adversaires sur l'immoralité de ses dieux, répond avec toute la liberté d'esprit d'un adepte de la mythologie comparée : « La fable raconte que Prajapati, le seigneur de la » création, fit violence à sa fille. Mais qu'est-ce que cela veut dire? » Prajapati, le seigneur de la création, est un des noms du soleil; et » on le nomme ainsi parce qu'il protége toutes les créatures. Sa fille » Ushas est l'aurore. Et quand on dit qu'il fit l'amour avec elle, cela » signifie seulement qu'à son lever le soleil court après l'aurore, qui » est appelée sa fille parce qu'elle se lève quand il s'approche. De la » même façon, si l'on dit qu'Indra séduisit Ahaliâ, cela n'implique pas » que le dieu Indra ait commis un tel crime; mais Indra est le soleil » et Ahaliâ (d'Ahan, « jour », et « li, dissoudre ») est la nuit; et comme » la nuit est séduite et ruinée par le soleil du matin, pour cette raison » Indra est dit l'amant d'Ahaliâ '. »

A quoi tient cette prodigieuse mémoire, qui éclate aussi bien dans les souvenirs mythologiques que dans la langue sanscrite, restée de toutes la plus voisine de la source, tandis que chez d'autres peuples de la race, tels que les Celtes, il ne subsiste dans la langue et dans les traditions que de vagues réminiscences de la commune origine? A notre avis, la géographie suffit pour répondre à cette question. Si l'on exa

1 A history of ancient sanskrit literature, p. 529.

mine sur la carte les distances comprises entre la Bactriane prise pour point de départ et les siéges des différentes nations émigrées, on trouvera la même proportion entre ces distances que celle que l'on constate dans les degrés d'affinité des langues de la famille avec l'idiome primitif d'où on les suppose issues; et la même proportion existe encore pour les mythologies comparées entre elles. La conclusion à tirer de cette diminution des affinités à mesure qu'on s'éloigne du point de départ, c'est qu'il faut chercher dans les migrations la principale cause de l'affaiblissement des traditions et de la perte de la mémoire. En route, les émigrants ont laissé comme un bagage trop lourd une partie de leurs souvenirs. La vue du nouveau leur a fait oublier l'ancien. Les Gaulois, qui partirent les premiers et ne s'arrêtèrent qu'au bout de l'Occident, ont tellement effacé la trace de leur origine, que la critique moderne a éprouvé les plus grandes difficultés à la retrouver. Grecs et Slaves, Latins et Germains, partis plus tard, arrêtés moins loin, ont déjà retenu plus d'éléments communs dans leurs langues et dans leurs mythes. Mais les Mazdéens et les Indiens, dont l'émigration eut lieu dans un âge presque historique et s'arrêta non loin du berceau, conservèrent par cela même leur langue et leurs souvenirs intacts.

Avons-nous besoin de dire, pour terminer, qu'en exposant, d'après M. Kuhn, les mythes du feu et du breuvage céleste, nous n'avons pas eu la prétention d'en faire la base exclusive de la mythologie antique? Une foule d'autres éléments, tels que la terre, les astres, l'aurore, les crépuscules, les fleuves, les fontaines, etc., ont incontestablement contribué à peupler l'Olympe. On essayerait en vain de s'en rendre compte par une formule unique; ce serait vouloir imposer la science systématique et les méthodes rigoureuses des modernes à la pensée naïve et flottante de la première antiquité, qui n'analysait rien et que les contradictions ne gênaient jamais, parce qu'elle ne les apercevait pas. Toutefois, sans prétendre à rien d'absolu, on peut constater que la religion de la race aryenne a commencé par la divinisation des phénomènes de la nature. A l'origine, point de trace de ces divinités, comme on en vit dans la Grèce et dans Rome civilisées, représentant des abstractions morales, telles que la Pudeur, la Foi, la Peur, la Fortune, le Destin. Pallas, nous l'avons vu, figura d'abord l'éclair qui fend la nue, et c'est bien plus tard qu'elle devint la déesse de la sagesse. De

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même M. Max Müller a démontré qu'Éros, l'Amour, était originairement un soleil levant, et Psyché une aurore. Parmi les phénomènes physiques qui entourent l'homme, ceux que les Aryens choisirent d'abord pour les diviniser sont surtout les éléments météorologiques qui révèlent la vie extérieure par leur perpétuel mouvement, soleil qui donne la lumière et roule dans le firmament, nuit qui suspend l'existence, feu qui agite sa flamme, vent qui souffle, nuage qui passe et recèle la pluie féconde, tonnerre qui gronde, éclair qui sillonne la nue et en un clin d'œil va du ciel à la terre, etc. C'est ainsi que les enfants ne prennent pas garde aux objets immobiles et n'accordent leur attention qu'aux choses en mouvement.

Accusera-t-on tout cela de matérialisme? A notre avis, ce serait se méprendre beaucoup. Matérialisme et spiritualisme sont des distinctions qui n'étaient pas nées encore à l'époque dont nous parlons. La création de ces deux systèmes suppose une abstraction préalable de l'esprit et de la matière, des âmes et des corps, qui est le résultat de longues réflexions, et ne pouvait se produire sitôt chez des hommes absorbés par les nécessités de chaque jour. N'oublions pas qu'ils luttaient avec une nature contre laquelle l'espèce humaine est moins bien armée que le dernier des animaux. Le soleil, la pluie, le froid, le chaud, tout leur était obstacle. Chaque nuit ramenait des périls nouveaux, dont les souvenirs sont restés au Rig-Vêda 2. Comment songer à l'abstrait devant ce concret terrible, et comment ne pas diviniser d'abord ces éléments en mouvement, par conséquent vivants, qui tenaient l'homme dans leur dépendance absolue? Le vieux proverbe, primo vivere, deinde philosophari, se vérifie là dans toute sa dureté, comme une loi à enregistrer par la philosophie de l'histoire.

Pour parler le langage de la psychologie, la première antiquité en était à la synthèse primitive, vue instinctive de l'ensemble des choses, confondant souvent ce qui doit plus tard être distingué. C'est ainsi que les âmes n'étaient pas nettement différenciées des corps, et qu'on se les représentait comme des fantômes doués de forme et de couleur, buvant du sang pour reprendre la vie. L'esprit était considéré en

' Essai de mythologie comparée, tr. fr., p. 91; et Revue germanique, t. III, p. 33. 2 Sur l'horreur des Indiens pour la nuit, voy. Alfred Maury, Essai historique sur la religion des Aryas, Paris, 1853, p. 17, 25, 29; et La magie et l'astrologie, première édition, p. 9.

3 Voyez dans l'Odyssée, chant xi, l'évocation de Tirésias et des autres morts. Cette opinion sur l'âme est la source de la croyance superstitieuse aux revenants, aux fantômes, aux apparitions.

quelque sorte comme la forme de la matière, et la philosophie grecque a retenu plus d'un souvenir de ces croyances originelles. D'un autre côté, la synthèse primitive était incomplète et divisait ce qu'elle aurait dû réunir, quand elle attribuait des âmes particulières à chacun des éléments physiques que la science moderne a soumis aux lois générales de l'esprit universel. Les phénomènes n'étant pas ramenés à l'unité de système, chacun d'eux s'animait d'une vie et d'une volonté propres. C'était en vertu de cette volonté que le feu brûlait l'offrande sur l'autel et que la foudre sortait du nuage. De telles croyances ne sauraient assurément être taxées de matérialisme. On y verrait plutôt un excès de spiritualisme, mettant le caprice des dieux où l'on place aujourd'hui les lois générales de la nature; défaut d'autant plus grand, que la volonté de ces dieux était plus étrangère à l'idée morale. Les plus antiques monuments de la mythologie en font foi, si l'idée morale n'est pas tout à fait absente de la conception des anciens dieux, elle y est vague, flottante et indéterminée. Ils font indifféremment le bien et le mal avec la sérénité de l'instinct, et l'on serait tenté de voir en eux plutôt l'animalité que l'humanité. C'est qu'en effet les hommes qui les créèrent à leur image, livrés entièrement à la spontanéité de leur nature, s'étaient encore peu élevés à cet égard au-dessus de l'instinct des animaux. Les phénomènes naturels de la cosmogonie, voilà donc de quoi s'est formée la première assise des religions antiques. Si l'on veut assister à l'éclosion et aux développements de l'idée de moralité, il faut les demander à des époques ultérieures. Sur ce point, comme sur tous les autres, l'histoire prouve que si la moralité existe de tout temps virtuellement et en germe, elle ne se détermine et ne se formule que successivement par le travail de la réflexion, et que la morale est progressive comme les sciences et les arts utiles. Ceux qui nient ses progrès et désespèrent de l'avenir sont donc en désaccord avec les faits aussi bien qu'avec l'idéal.

A ce sujet, nous renverrons nos lecteurs aux beaux travaux de M. Alfred Maury sur la religion des Aryas et celles de l'ancienne Grèce.

F. BAUDRY.

PAYSAGES DU TAURUS CILICIEN.

Reise in dem cilicischen Taurus, über Tarsus, von THEODOR KOTSCHI; mit Vorwort von Carl Ritter. - Gotha, 1858. Verlag von Justus Perthes. Voyage dans la Cilicie, par Victor Langlois. Paris, Benjamin Duprat, 1861.

Les nombreux visiteurs de l'Égypte et de la Palestine longent, sans y débarquer, une contrée qui a le privilége de dépasser en beauté les environs de Memphis et de Jérusalem et ne leur cède en importance que par les souvenirs historiques : c'est la province du Bulghar-Dagh ou Taurus cilicien. A peine de rares voyageurs, tels que l'illustre Russegger, Macdonald Kinneir, M. de Tchihatcheff, M. Victor Langlois, ont-ils séjourné quelques semaines ou quelques mois dans le Taurus pour en étudier les richesses minérales, végétales, archéologiques. Les bateaux à vapeur du Lloyd autrichien et des Messageries françaises, qui touchent deux fois par mois au port de Mersina, n'amènent que des négociants arméniens, grecs ou franks, ou bien un pacha rapace qui se promet de faire un abondant butin sur les populations dont le sort lui est confié. Vrais moutons de Panurge, la plupart des voyageurs, savants ou touristes, vont respirer l'air âcre qui pèse sur la mer Morte ou gravir les Pyramides et semblent peu se soucier des forêts de cèdres du Taurus ou de la pyramide neigeuse du Metdesis, bien plus belle et plus grandiose que celles d'Égypte, bâties par les mains d'innombrables esclaves. M. Kotschi, déjà célèbre par un premier voyage fait dans le Taurus cilicien en compagnie de Russegger et par ses explorations de la Mésopotamie, du Kurdistan, de la Perse, a dédaigné de marcher sur les traces du vulgaire; cependant il ne retournait point en Cilicie pour admirer les montagnes, la mer ou les grands horizons. Botaniste passionné, il ne voulait étudier que la végétation du Bulghar-Dagh depuis le cèdre jusqu'aux mousses; le plus souvent il était penché sur son herbier ou courbé vers le sol à la recherche des plantes rares, mais parfois il ne pouvait s'empêcher de promener son

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