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tu es digne du bonheur que Dieu t'accorde! » Madame Rauschenbach, suivant comme toujours l'impulsion de son cœur, se jeta à son cou, la serra sur son cœur, et lui dit en sanglotant: «Oh! qui l'aurait jamais deviné!

Tu vois, ma fille, ajouta Bender, l'homme ne doit pas prononcer inconsidérément le mot JAMAIS.

Je ne dis pas jamais, s'écria Joseph, je dis toujours!

J'espère en effet, mon fils, que tu seras son appui et son meilleur ami, et que tu te montreras toujours digne d'elle.

-Je lui serai fidèle jusqu'à la mort,» répondit sérieusement le jeune homme.

Enrich assura que plus il voyait l'union de la famille, plus il s'estimait heureux d'en faire partie. Madame Rauschenbach emmena les jeunes filles, se vanta d'avoir la première découvert toutes les qualités d'Enrich, puis annonça à Dora que, d'après les désirs de Marie, leurs trousseaux seraient identiquement pareils, et qu'aucune différence ne serait faite entre les deux amies.

Minuit avait sonné depuis longtemps quand on songea à la retraite. Quand les jeunes filles furent retirées dans leur chambre, Marie prit la parole: « Es-tu heureuse, Dora?

Et toi, chérie ?

Oh oui, très-heureuse!

Comment ne le serais-je pas alors, et doublement, puisque c'est à toi que je suis redevable de mon bonheur?

XIX.

Cinq ans plus tard, nous retrouvons Dora mère de deux charmants enfants. L'aînée, belle fillette de quatre ans, a les yeux et les cheveux noirs, ce qui n'empêche pas le vieux Bender d'assurer qu'elle ressemble comme deux gouttes d'eau à sa bien-aimée Catherine, qui avait les yeux bleus et les cheveux blonds. Personne n'ose le contredire, et on lui laisse sa douce illusion. Le second enfant est un garçon nommé Kilian; il a à peine trois ans, mais il est déjà si grand, si fort, si pétulant, que rien n'est en sûreté autour de lui, au grand bonheur de son grand-père, qui voit déjà en lui le germe du meilleur tonnelier des provinces rhénanes.

Il n'y a pas ici-bas de grand-père plus heureux que Kilian Bender; ses petits-enfants sont sa joie, son bonheur, son paradis sur la terre;

son amour va si loin, qu'on n'ose pas les reprendre en sa présence; chaque fois qu'il rentre au logis il rapporte des provisions de bonbons, et il est enchanté quand les petits maraudeurs s'acharnent après ses poches; plus ils tirent ses habits, plus ils arrachent ses cheveux, plus il est content.

Un jour, le petit Kilian saisit la fameuse pipe d'écume de mer, tant admirée depuis longtemps et si précieuse au grand-papa. Il la jeta par terre et la brisa en mille pièces. Joseph, témoin de ce méfait, voulut punir l'enfant; mais son père lui dit sans s'émouvoir:

« Veux-tu bien laisser ce garçon tranquille! il vaut cent fois mieux que toi. »

Le vieux Bender est tout particulièrement fier de sa belle-fille, qui l'entoure de soins et de prévenances, et il répète sans cesse à son fils : « Tu as plus de bonheur que de bon sens; tu n'es pas digne d'un bijou comme celui que tu possèdes. » Quand il traverse la rue avec Dora, il tient la tête haute; par égard pour elle, il porte tous les dimanches ses gants de coton blanc, qui jadis ne voyaient le jour qu'aux noces ou aux enterrements; il assure carrément à tout le monde qu'il rajeunit grâce aux soins de sa belle-fille. Pour s'assurer que ses forces ne diminuent pas, tous les mois il prend le marteau et met quelques cercles à un tonneau; il va sans dire que tous ceux qui l'entourent l'assurent que son bras est aussi vigoureux qu'à vingt-cinq ans. Du reste, si quelqu'un s'avisait de dire le contraire, il aurait affaire à lui. Un des admirateurs fidèles de Dora est toujours le professeur Huber; il a maintenant dépassé le demi-siècle, et pense moins que jamais à s'enrôler sous la bannière de l'amour, surtout depuis que l'espoir fugitif que l'habile madame Rauschenbach avait fait naître en lui a été si promptement anéanti. Il vient souvent voir Bender avec lequel il est toujours lié, et passe ses soirées à causer avec son vieil ami.

L'hôtel de l'Ange n'existe plus; la maison a été réparée, embellie et transformée en une confortable habitation pour M. et madame Rauschenbach et leurs enfants. Un an après son mariage, Enrich s'est décidé à venir s'établir à Mayence. Il est heureux avec sa femme et leurs parents; il vient d'être nommé conseiller municipal, au grand enchantement de sa belle-mère, qu'il entoure de prévenances, et qui est très-fière de lui. De temps à autre l'ancienne antipathie de madame Rauschenbach contre Dora paraît renaître, surtout quand on parle de ses beaux enfants; mais un regard de Marie suffit pour la calmer.

Édouard Rauschenbach a pu s'assurer que personne ne traite sa fille

de marâtre, et que le petit Ferdinand a retrouvé en elle la plus tendre des mères; Enrich est en adoration devant sa femme, et là seule ombre au tableau est l'absence de petits êtres à aimer et qui viennent égayer le cœur des vieux parents.

Au grand étonnement de tout le monde qui prétend que les femmes sont incapables d'amitiés durables, Dora et Marie sont toujours aussi intimement liées. Dora considère son amie comme l'auteur de son bonheur. Elle comprend la grandeur du sacrifice que Marie s'est imposé pour cela, et madame Enrich admire toujours chez madame Bender ce qu'elle considère comme le type de la perfection féminine. Il s'écoule peu de jours sans que les deux jeunes femmes se réunissent et passent de longues heures dans la plus douce intimité.

Traduit de l'allemand de M. LOUIS KALISCH.

JOACHIM LELEWEL.

Histoire de la Lithuanie et de la Ruthénie, jusqu'à leur union définitive avec la Pologne, conclue à Lublin en 1569, par JOACHIM Lelewel. Traduit par E. Rykaczewski, avec des notes du traducteur. - Paris et Leipzig, librairie A. Franck, 1860.

« Une intelligence transcendante, une érudition inépuisable, bien » connue du monde scientifique, des vertus civiques pratiquées dans la » pensée et dans l'action, une politique invariable, un désintéressement > personnel poussé jusqu'à ses dernières limites, telles sont les qualités » qui distinguaient Joachim Lelewel, né à Varsovie le 21 mars 1786, » et mort à Paris le 29 mai 1861. »

C'est ainsi que s'exprime M. Léonard Chodzko, le plus ancien élève, le fidèle collaborateur et l'intime ami de Lelewel, en annonçant qu'une médaille doit être frappée en l'honneur de son illustre compatriote, et que, pour accompagner cette médaille, il prépare une biographie composée sur des matériaux autographes laissés par Lelewel.

Devant la promesse qui nous est faite d'un portrait intime et détaillé, nous n'osons produire une esquisse superficielle que nous avions essayé de tracer sur les dires de quelques amis et sur des renseignements recueillis çà et là. En attendant que M. Chodzko nous fasse connaître l'homme, nous étudierons l'écrivain, et nous ne pourrions le faire mieux que dans le présent ouvrage, offert en son nom à la Revue germanique.

Le livre débute par quelques chapitres sur la question si obscure de l'origine des différentes races qui habitaient la Lithuanie et la Ruthénie. En nous aidant des deux précieuses cartes historiques dont M. Chodzko a accompagné l'ouvrage, voici ce qui nous semble résumer l'opinion de ce puissant investigateur.

TOME XV.

27

A côté des Slaves de la Pologne et de la Mazovie, en face des Germains et des Scandinaves, toutes nations aryennes, les races lapone, lettone et tchoude s'établirent en Europe à une époque inconnue. Quoique tartares, ces races différaient par la langue, les mœurs et le caractère, et ces différences se traduisirent en bostilités, à la suite desquelles les Lapons furent refoulés jusqu'à l'extrémité nord de l'Europe, les Tchoudes les poursuivant pas à pas et s'établissant aux places que les vaincus venaient d'abandonner.

Cette race tchoude peuplait de la Finlande à la mer Caspienne une immense étendue de pays. Les nations qui la composaient portaient à l'ouest le nom générique de Tchoudes, et à l'est celui d'Ougres; c'est du milieu de ces dernières que les Bulgares et les Hongrois ou Magyars devaient émigrer pour se loger plus confortablement le long du Danube. Les Tchoudes de l'Ouest se subdivisaient en une foule de tribus, dont nous énumérerons les principales: Esthoniens, Livoniens, Hérules ou Skirres et Anguiskirres, les ancêtres de nos Lithuaniens très-probablement, les Vinèdes, les Finnois et Scrittofinnois. On nous a conservé les noms de divers districts: ceux de la Carélie avec ses Caréliens, de la Turculanie avec ses Turcilingues, l'Ingrie, la Vironie, etc.

A son tour, la race lettone se composait de trois familles principales, celle des Cors ou Courons, de la Courlande, celle des Lettes ou Letgaliens, et enfin celle des Prussiens ou Borusques, qui habitaient l'Estie. Les Sudaves étaient les Estiens du Nord, les grands et vaillants Yadzvingues étaient les Estiens du Sud. Pour frères et cousins, ils avaient les Sembiens, les Semigaliens, les Gètes ou Gers, les Galindes, les Podlassiens, etc.

Ces cantons, on le devine, n'étaient pas strictement délimités; de vastes districts pouvaient appartenir successivement ou par indivis tantôt à des Scandinaves, tantôt à des Tchoudes ou des Lettons, sans parler des Gaulois ou Boïens que Schaffarik croit retrouver dans ces parages. Il est probable que la carte de ces pays antéhistoriques dut changer maintes et maintes fois. Ainsi, nous voyons dans les récits de Procope et de Jornandès les Hérules, prédécesseurs des Lithuaniens, se joindre aux envahisseurs de l'empire romain, donner le dernier coup de bélier à l'insolent palais des Césars, et en renverser le dernier pan de muraille. Chassés plus tard par les Goths, les Hérules rebroussèrent chemin, les uns retournant dans leur patrie, les autres s'arrêtant entre l'Elbe et l'Oder, et plus spécialement dans le voisinage de l'île de Rugen, patrie de leur chef Odoacre. Quatorze ans de règne en Italie (475-489) avaient pu suffire pour donner à la horde envahissante quel

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