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COURRIER POLITIQUE,

LITTÉRAIRE ET SCIENTIFIQUE.

Dresde, 20 mai.

Le comité de Worms vient de prendre une décision conforme au vœu que je vous exprimais dans ma dernière correspondance: il a résolu l'achèvement du monument de Luther, et en a chargé deux des élèves de Rietschel, MM. Dondorf et Kietz. Les Français qui s'intéressent à cette œuvre peuvent donc être assurés qu'elle sera menée à bonne fin. Le talent de M. Dondorf, il est vrai, n'est guère connu que de ses camarades et de ceux qui en ont entendu faire l'éloge par son maître; mais M. Kietz a révélé le sien avec un certain éclat dans l'exécution d'une statue de List, l'économiste. Je vous ai déjà signalé dans une autre lettre l'avénement de cette nouvelle œuvre d'art, qui classe dès maintenant son auteur parmi les bons sculpteurs de l'Allemagne. Je puis vous en donner aujourd'hui une légère esquisse : M. Kietz, fidèle à l'enseignement de son mattre, a moins cherché à modeler des formes académiques, qu'à reproduire la physionomie et le caractère de son personnage, ainsi que le rôle qu'il a joué. Il l'a représenté debout, et dans l'attitude d'un orateur qui parle du haut d'une tribune politique ou d'une chaire de professeur. Il tient dans sa main gauche, qu'il ramène à lui, les notes de son discours ou les traités qu'il a déjà publiés sur le sujet qu'il expose. De sa main droite, qu'il porte légèrement en avant, il fait un geste destiné à venir en aide à l'expression de sa pensée. Sa tête, assise sur de larges et fortes épaules, respire l'intelligence et la volonté la hauteur du front, la fermeté des contours, la mobilité de la bouche, tout révèle le penseur, le publiciste, l'orateur et l'homme d'action. C'est bien ainsi qu'on aime à se représenter celui qui, surmontant tous les obstacles et brisant toutes les résistances, a fondé le Zollverein et fait faire en Allemagne de si grands progrès à la science économique. Cependant, malgré l'admiration que cette œuvre consciencieuse m'inspire, je ne puis me défendre d'un léger scrupule à l'endroit de certaines parties du costume. Le pantalon, par exemple, qui descend mollement le long de ia jambe et vient s'abattre sur la chaussure, ne me paraît pas d'un heureux emploi. Il n'accuse aucune forme, il ne laisse deviner aucun muscle et donne à la démarche du personnage un air lourd et embarrassé. Il en est de même de l'habit : la ligne des plis en est correcte et harmonieuse, mais la coupe en est trop lâche et trop indécise. Il rappelle à première vue nos vulgaires paletots-sacs et fait songer involontairement à un épicier endimanché. Soyons vrais; mais, pour Dieu! ne soyons pas vulgaires. M. Kietz, j'en suis sûr, saura éviter cet écueil

:

s'il se laisse franchement aller à son sentiment, et s'il cherche moins à imiter le procédé de son maître qu'à en reproduire l'idéal élevé.

La ville de Dresde n'a pas encore oublié Rietschel; à défaut d'un monument, elle va lui consacrer un musée qui portera son nom et renfermera toutes ses œuvres, grandes et petites, Copenhague a honoré de cette manière la mémoire de Thorwaldsen, et Munich celle de Schwanthaler. C'est M. Hettner qui a eu le premier cette bonne pensée et qui s'est empressé de la mettre à exécution. Il a déjà formé un comité chargé de recueillir les souscriptions pour faire exécuter les copies en plâtre des œuvres de Rietschel, et pour disposer convenablement la salle qui doit les recevoir. A la vue du zèle et de l'activité qu'il a déployés en cette occasion, je me fais de sérieux reproches sur le peu d'empressement que j'ai mis à vous annoncer le beau cours qu'il nous a fait cet hiver. Aujourd'hui il serait trop tard pour en faire une analyse détaillée; il ne me reste donc qu'à en constater le succès et à en indiquer l'objet. Abandonnant l'esthétique, qui avait fait le sujet de ses cours des hivers précédents, il a abordé la littérature et nous a parlé de Gœthe. Dans les douze leçons qu'il y a consacrées, il a eu le temps de nous raconter sa vie et de nous analyser ses ouvrages. Il nous a expliqué comment son talent s'est développé, comment son caractère s'est formé. Il nous a fait pénétrer dans le secret de sa composition, en nous montrant chacun de ces chefs-d'œuvre plongeant ses racines dans quelque événement de sa vie intime. En un mot, il a évoqué à nos regards charmés la grande, la noble, la vivante figure de Goethe. Voilà du coup M. Hettner passé professeur de littérature. Vos lecteurs apprendront sans doute avec étonnement qu'il n'y a pas de chaire de littérature dans les universités prussiennes. Pour moi, lorsqu'on me fit part de ce fait, je ne voulais pas y croire; mais je dus bientôt me rendre à l'évidence en lisant sur ce sujet un long article dans la Gazette nationale. Cependant, à présent je ne puis encore m'expliquer cette lacune; est-ce à l'indifférence, est-ce au piétisme qu'il faut l'attribuer? Je ne sais, mais elle est très-regrettable et jette beaucoup de discrédit sur le ministère de l'instruction publique de Berlin. Il faut espérer que le gouvernement prussien réparera bientôt cet oubli ou cette faute, et qu'après avoir créé des chaires de littérature, il les accordera à des hommes qu'il ne lui sera pas difficile de trouver en Prusse.

M.

CRITIQUE MUSICALE.

La Statue, de M. ERNEST REYER.

Il n'est pas trop tard pour parler de l'opéra de M. Reyer. D'abord, il est vivant, et bien vivant, et puis il y a tant à dire! Sans être, selon nous, parfaitement réussie, parfaitement viable pour le théâtre, la Statue est une œuvre empreinte d'une originalité puissante et qui suppose une dépense énorme de talent. Le gros du public préférerait, j'en ai peur, plus de simplicité et de naturel; mais peu importe à M. Reyer, qui professe l'horreur du philistin. En revanche, cette portion du public intelligente, distinguée, mais un peu blasée, qui veut avant tout du nouveau, et qui pardonnerait à un drame d'être mal fait pour la scène, s'il contenait seulement une qualité originale ou un élément d'intérêt imprévu, ce public d'élite, que j'appellerai volontiers le public critique, a généralement fait un sympathique et brillant accueil à l'œuvre de M. Reyer.

Rien de plus curieux, de plus intéressant à étudier pour la critique, à cause du talent qui éclate à chaque page de la partition, et surtout à cause des utopies de théoricien qui se cachent sous les mélodies. Derrière cet opéra, il y a un système; cette musique ne se contenterait pas de plaire, elle plaide.... Mais procédons par ordre.

M. Ernest Reyer est Français, en dépit de son nom allemand, ou plutôt germanisé, car M. Reyer s'appelle Rey. Ce n'est pas pour le mince plaisir de faire une indiscrétion que je mentionne ce détail; il est déjà caractéristique: notre jeune maestro pouvait-il être tout bonnement Français en France? Plutôt que de se résigner à reconnaître Montrouge ou Pantin pour patrie, il eût mieux aimé être né à Skaraborg, en Ostergothland, ou, si faire se pouvait, être tombé de la lune. - Jeune encore, M. Reyer alla chercher des impressions en Algérie ; il s'y pénétra du soleil et de la vie arabes. Si le Désert de Félicien David n'eût pas existé, je veux croire qu'il l'eût inventé; tout ce qu'il pouvait faire en 1850, c'était de le recommencer. Le Sélam (sélam veut dire bouquet en arabe) est, comme le Désert, une ode-symphonie où sont groupées avec art un certain nombre de scènes de la vie orientale. De ce qu'on reprend un sujet déjà traité en se servant de la même langue, il ne s'ensuit pas qu'il y ait copie. A ce compte, Beethoven, dans les sonates de sa première manière, serait un copiste de Mozart. Quoi qu'il en soit, tout en saluant la révélation d'un talent vif et curieux, on ne vit, on ne voulut voir dans le Sélam qu'un pastiche du Désert.

M. Reyer alors changea de gamme. Ne pouvant se décider à redevenir Français, il se tourna vers l'Allemagne, la patrie des blondes rêveries, des lied

romantiques, des naïves ballades. Il prit le ton de l'inspiration chez Weber et s'assimila les procédés de Meyerbeer; c'est à cette phase de son talent qu'est dù Maitre Wolfram. Un vrai poëte, Méry, avait fait le livret. J'en ai gardé un délicieux souvenir. Certes, il y a dans la grande partition de la Statue une plus grosse somme de talent, un déploiement de forces plus complet; mais je ne jurerais pas que Maître Wolfram ne fût pas une chose mieux réussie en ses petites proportions. La fatalité s'est mise après ce cher petit acte: donné au Théâtre-Lyrique à la fin de la saison de 1854, il ne put avoir alors qu'une dizaine de représentations; pendant les vacances, le principal interprète, Laurent, mourut; Crambade reprit plus tard le rôle avec succès; c'était un baryton très-sympathique; on le laissa partir, et Maitre Wolfram fut abandonné.

Je n'insisterai pas sur Sacountala, écrit, il y a deux ans, pour les pieds illustres de madame Ferraris, sur un scenario indien du lettré Théophile Gautier. Cela est fort élégant, mais de style un peu facile, comme il convient du reste à une partition de ballet! Sacountala ne prouvait rien ni pour ni contre le talent de M. Reyer.

On me dit que le livret de la Statue n'a pas été fait expressément pour lui; j'aurais cru qu'il l'avait commandé. C'est une bonne fortune pour MM. Carré et Barbier que leur pièce soit tombée en ces mains-là; il n'y a personne aujourd'hui (j'excepte Félicien David) qui soit capable de réaliser aussi bien que M. Reyer la musique des Mille et une Nuits.

Le sujet est emprunté au fameux recueil de contes. C'est l'Histoire du prince Zeyn-Alasnam et du roi des Génies. Voici, en peu de mots, comment MM. Carré et Barbier l'ont arrangée pour la scène.

Sélim perd sa jeunesse au fond des cafés de Damas. Le génie Amgyad, qui l'aime, veut l'arracher aux voluptés abrutissantes de l'opium et du haschisch; il se présente à lui sous les traits d'un vieux derviche, et réveille sa curiosité et son ambition par la promesse d'un trésor merveilleux caché dans les ruines de Baalbek. Sélim entreprend ce voyage; nous le voyons arriver au rendez-vous, mais presque mourant de fatigue et de soif; par bonheur, une jeune fille, qui appartient à une caravane campée dans le voisinage, et qui venait de puiser de l'eau à la citerne, se trouve là, et, nouvelle Rébecca, incline sa cruche aux lèvres altérées du voyageur. Puis le derviche survient qui ouvre la porte du palais souterrain des génies; le jeune ambitieux y trouve, au milieu de magnificences inouïes, douze statues d'or sur des piédestaux de porphyre; un treizième piédestal est vide; la statue absente résume l'amour, la fortune et la puissance; Sélim pourra la posséder s'il livre au roi des génies une jeune fille immaculée. Le pacte est conclu; le faux derviche mène Sélim à la Mecque, où il lui fait épouser la nièce du vieux Kaloum-Barouck, Margyane. Margyane n'est autre que la jeune fille rencontrée par Sélim aux ruines de Baalbek. Inutile de dire que Sélim devient éperdùment amoureux de sa femme, et qu'au dernier moment il recule devant le monstrueux sacrifice auquel il s'est engagé. Le derviche l'accable d'un sommeil magique, et apprend à Margyane que Sélim mourra s'il manque à son serment. Margyane se dévoue pour le sauver et se laisse entrainer dans le souterrain. Mais Sélim, revenu à lui, y pénètre à son tour, et au moment où il s'élance pour briser la fatale statue, cause de son malheur, un voile tombe et lui découvre sa chère Margyane. Le génie Amgyad, satisfait de l'épreuve, réunit les deux amants.

Tel est ce drame, dont le principal mérite est de relier entre eux un certain nombre de tableaux de la vie orientale. Et c'était l'essentiel pour M. Reyer; je crois que sa principale ambition était de mettre en scène le Désert et le Sélam, d'ajouter le prestige et les illusions de l'optique théâtrale à ces symphonies dont la simple audition avait déjà charmé le public, de faire voir enfin le défilé de la caravane, de montrer les Arabes consternés sous le souffle furieux du simoun, de donner à la danse d'almées la réalité et la vie, à l'aide d'un troupeau de jolies danseuses, en un mot, d'encadrer le drame lyrique d'Oberon dans la symphonie pittoresque du Désert.

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Les airs de danse sont fort David, et même à celle que

Le chœur du simoun est violent, rien de plus. jolis, inférieurs toutefois à la danse d'almées de F. M. Auber (qui ne se pique point d'orientalisme) a mise au deuxième acte de la Circassienne. Quant à la marche instrumentale et chorale de la caravane, elle peut être citée à côté de celle du Désert; elle a moins de franchise et de maestria, mais plus d'originalité encore et de couleur. — Le chœur des fumeurs d'opium était un sujet neuf en musique; M. Reyer l'a réussi : ce chant extatique et indécis exprime bien les voluptés du rêve. Un morceau qu'on n'a point assez apprécié, c'est le chœur des invités à la noce : Permettez qu'on vous félicite; le motif est gracieux, naturel, et il y a tel passage, par exemple, à ces mots : Et la musique et le repas, où le dessin vocal et les sonorités d'orchestre sont d'une turquerie adorable.

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On a souvent comparé l'orchestration à une palette; la palette de M. Reyer est excessivement brillante, ou, si l'on veut, brillantée. Il a peut-être pénétré plus avant que M. David dans la réalité du monde oriental; ses effets sont plus variés, son coloris plus vif encore; car F. David n'a pris que la fleur, la poésie, l'idéal de ce monde exotique. Mais enfin, l'un avec son pur et doux génie, l'autre avec son talent si ingénieux, sont deux maîtres orientalistes. Sans eux, la révélation de l'Orient qu'ont faite en poésie Victor Hugo et Th. Gautier, en peinture Decamps et Marilhat, serait demeurée incomplète.

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Voilà pour le côté purement pittoresque de la partition. - Venons à la partie comique, qui domine au deuxième acte, et à la partie dramatique, qui éclate surtout au troisième. La fibre gaie manque à M. Reyer, et il faut dire à sa décharge qu'il a été piètrement servi par les librettistes. Quelle maladresse dans les couplets de Mouck au premier acte! Conçoit-on ce malheureux exténué de fatigue qui se met tout à coup à crier et à se démener avec une vivacité extrême? La chanson de Mouck, fils de Mouck, se relève au moins par la franchise du rhythme et le travail harmonique. J'en dirai autant du duo des deux KaloumBarouck, qui est manqué au point de vue comique, mais dont la strette en canon est musicalement très-réussie. — Je crois que M. Reyer attraperait plutôt le bouffe forcé, le grotesque; ainsi, le chœur automatique des musiciens jaunes de la noce, avec ses rentrées qui partent comme par ressort, est assez drôle.

Quelle pauvre invention que ce Bartolo en turban qui veut épouser sa nièce et que l'on berne. On devrait garder ces rengaînes pour les opéras-comiques de genre ordinaire! MM. Carré et Barbier ont déjà sur la conscience d'avoir vulgarisé par leurs plaisanteries de métier deux belles légendes antiques, Galatée et Philemon et Baucis. Que dire de la scène où Sélim supplie Margyane de lui laisser voir son visage, et finit par obtenir cette faveur? Ces sortes de choses sont charmantes dans le Domino noir; elles sont absurdes à supposer en Orient,

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