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BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE ET CRITIQUE.

BIBLIOGRAPHIE FRANÇAISE.

PHILOLOGIE ET ETHNOGRAPHIE.

Les civilisations primitives en Orient. Chinois. Indiens. Perses. Babyloniens. Syriens. Egyptiens. Par M. L. A. MARTIN.- Paris, 1861, in-8° de iv-552 pages (Didier). - Paris, 1860, in-18 de 192 pages.

A. OTT. L'Inde et la Chine.

Histoire de la littérature des de 132 pages (Durand).

Hindous, par L. ÉNAULT.

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Voyage au pays des Mormons. Relation. Géographie. Histoire naturelle. Histoire. Théologie. Mœurs et coutumes. Par J. RÉMY. Paris, 1860, 2 vol. gr. in-8° de LXXXVIII-432, vш-544 pages, avec une carte et 10 grav. sur acier (Dentu). Un mot sur le soi-disant tombeau de Sardanapale en Cilicie.

I.

Tracer, d'après les monuments connus, un tableau des grandes civilisations de l'ancien Orient; étudier le génie de chaque peuple dans la direction religieuse, morale et littéraire de son esprit et de ses œuvres; rechercher, dans le développement à la fois inégal et différent des civilisations primordiales, quelle part peut être attribuée à l'inégale aptitude des races, quelle part aux influences extérieures et accidentelles, et aussi ce qu'il y a dans chaque civilisation de local et de spontané, ce qu'il y a d'emprunté ou de transmis; déterminer enfin ce que les anciennes civilisations, toutes plus ou moins incomplètes, ont apporté à la haute civilisation de l'Europe moderne, et, finalement, quelle action les diverses civilisations de l'histoire ont eue sur le sort des peuples et sur les destinées générales de l'humanité: c'est là, certes, un des sujets d'étude les plus vastes et les plus difficiles, mais aussi un des plus beaux et des plus élevés que puisse se proposer un écrivain qui joindrait à la science de l'érudit le regard à la fois vaste et profond du philosophe et de l'historien. Comme un nouveau Cuvier, il lui faudra rapprocher les débris des sociétés antiques et en reconstruire le monde primordial; comme un autre Montesquieu, il lui faudra sonder la loi naturelle et la loi morale, les nécessités physiques et l'impulsion intérieure, pour remonter par l'observation et l'analyse jusqu'au principe des choses; comme Bossuet ou Herder, il verra l'homme dans sa force et dans sa faiblesse

TOME XV.

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devant l'œuvre de Dieu, l'esclave à la fois et le roi de la nature, et par la puissance d'un style inspiré il saura ranimer ces premiers âges de la vie des peuples. Telle nous apparaît une véritable histoire des civilisations primitives. Les investigations et les découvertes qui ont été faites de nos jours en Égypte, dans l'Inde et en Assyrie, en même temps qu'elles ont sur beaucoup de points renouvelé ou modifié les notions antérieures, augmentent à certains égards la difficulté de la tâche, en multipliant les sujets d'étude; mais aussi elles éclairent d'une vive lumière bien des côtés obscurs du problème.

Je ne sais si dans cette vue du sujet je m'en suis exagéré les conditions et les exigences; ce qui est sûr, c'est que M. Auguste Martin ne semble pas s'en être fait une idée aussi complexe. Son livre porte le cachet d'un labeur consciencieux ; mais c'est surtout un travail d'extraits. Ce sont de bonnes notes et des matériaux pour une histoire; ce n'est pas l'histoire. Il ne lui faut demander ni l'analyse profonde qui va au cœur du sujet, ni les vues d'ensemble qui groupent les détails dans une large synthèse, ni ces rapides et lumineux aperçus qui font vivement ressortir les rapports et les oppositions, en même temps qu'ils sollicitent et élèvent la pensée. L'auteur ne s'est pas d'ailleurs suffisamment préoccupé de bien des sources récentes importantes à consulter dans des études nouvelles, et même les matériaux dont il s'est servi, bien que trop souvent insuffisants, auraient pu le préserver des trop fréquentes erreurs matérielles où il est tombé. Ces inexactitudes sont surtout nombreuses dans ce qui est dit des Védas et de la littérature védique. Il n'est pas permis de dire non plus « qu'aucune tradition ne fait venir les Phéniciens d'un pays étranger à la Syrie ».

Mais ce n'est pas une critique de détail que je veux faire de l'ouvrage de M. Auguste Martin, et je regrette même que le respect de la vérité, en un sujet qui a pris une importance considérable dans les études actuelles, m'ait conduit à des observations que sûrement l'auteur trouvera sévères. J'aime mieux donner un aperçu du plan qu'il a suivi. Ainsi que le titre l'indique, le livre traite successivement des Chinois, des Indiens, des Perses, des Babyloniens, des Syriens et des Égyptiens. Pour chacun de ces peuples, l'auteur cherche à faire connaître les lois, le culte, les mœurs, la constitution civile et politique, d'après les sources les plus accessibles: pour les Chinois, d'après le Chou-king et les quatre livres classiques (cette partie du livre est la plus développée, et, malgré de graves lacunes, la plus satisfaisante); pour les Indiens, principalement d'après le Rig-Véda (de M. Langlois) et le livre de Manou; pour les Perses, d'après le Zendavesta d'Anquetil-Duperron; pour les Babyloniens, d'après l'Écriture et les auteurs grecs (et à peine une mention accidentelle des recherches récentes et de leurs résultats); pour les Syriens (nom sous lequel l'auteur confond les Phéniciens, qui étaient Kouschites, et les Hébreux, qui étaient Sémites), d'après la Bible et les historiens grecs; pour les Égyptiens, enfin, d'après Hérodote, Diodore, les Lettres de Champollion et l'Égypte ancienne de Champollion-Figeac, sans nulle mention des travaux et des découvertes de Lepsius, de Brugsch, de Wilkinson, de M. de Rougé, de M. Mariette, etc., qui depuis vingt ans ont tant avancé les études égyptiennes.

II.

Dans un cadre beaucoup plus restreint, et sous une forme des plus modestes, le petit volume où M. Ott s'est proposé de mettre en regard l'Inde et la Chine

renferme sur la législation primitive et le caractère de la civilisation du peuple indien et du Céleste Empire, sur l'organisation sociale des deux nations et sur 'les causes qui les ont condamnées l'une et l'autre à un développement incomplet, des aperçus excellents et un exposé substantiel, quoique rapide. Quelquesunes des vues de M. Ott prêteraient sans doute à la controverse, par exemple, la confusion qu'il semble faire entre les Kouschites et les Touraniens (il est vrai que d'autres avant lui ont déjà commis cette hérésie ethnologique); mais en général on voit que l'écrivain connaît les bonnes sources et qu'il y a puisé. Il signale avec une parfaite raison la compression morale qui depuis l'origine de la société chinoise pèse sur l'individu par l'exagération du principe de l'autorité paternelle, comme la cause qui tout à la fois a produit le despotisme politique et entravé le progrès social. Dans l'Inde, des causes analogues, quoique différentes, ont conduit au même résultat; et, à ce point de vue, l'auteur aurait pu faire un intéressant rapprochement entre les deux peuples. M. Ott fait remarquer très-justement aussi que, lorsqu'il y a eu des révolutionnaires en Chine, leur but a été, non pas d'inaugurer des idées nouvelles, mais de restituer le culte altéré ou méconnu des institutions anciennes. « Ceci, ajoute M. Ott, explique parfaitement le caractère des Chinois et leur histoire, l'immobilité de ce peuple, la passivité des individus, leur routine imperturbable, leur répugnance contre toutes les idées progressives, le faible accueil qu'ils font aux croyances nouvelles, les racines peu profondes que ces croyances parviennent à jeter chez eux. Parmi toutes les religions venues du dehors, poursuit l'auteur, le bouddhisme seul a pris uue grande extension en Chine; mais c'est qu'en réalité il avait des rapports étroits avec les doctrines de certains sectaires chinois et qu'il ne concluait à aucune transformation sociale. Le christianisme a fleuri sous la protection impériale; il a disparu devant la persécution. Le régime chinois possède la vertu fatale de conclure à sa propre perpétuité et de rendre le peuple inaccessible à toutes les idées nouvelles. Ces considérations expliquent ́aussi, jusqu'à un certain point, les particularités du caractère chinois. L'imagination doit s'éteindre chez un peuple dont les moindres mouvements sont prescrits et réglés à l'avance, et ce peuple ne peut guère briller par les qualités artistiques et poétiques. Obligé constamment de se contraindre et de calculer toutes ses actions et ses paroles, il doit devenir au contraire un peuple réfléchi, raisonnant, doué de l'esprit d'exactitude et de critique, se plaisant dans la perfection des petites choses. Grâce à cet esprit d'exactitude et grâce à l'écriture, qu'ils connaissaient dès les premiers temps, les Chinois ont eu une histoire. Leurs annales ont été tenues régulièrement depuis des époques reculées, et ils 'ont conservé des documents d'une haute antiquité. Ces documents constatent que la civilisation chinoise était à peu près complète aux débuts mêmes du Céleste Empire, et, de plus, que cet État modèle du gouvernement absolu et paternel a subi des révolutions plus nombreuses, plus sanglantes et plus effroyables qu'aucune république ancienne ou moderne, sans qu'aucune de ces révolutions ait amélioré d'une manière durable le sort de la société. »

Malgré l'immobilité constitutive de la société chinoise, l'auteur ne désespère pas de l'influence que peuvent exercer sur elle les rapports qui paraissent devoir s'ouvrir entre la Chine et les grandes nations occidentales. « Si la France et l'Angleterre peuvent obtenir que l'Empire du Milieu ouvre largement ses portes aux idées de l'Europe et entre dans la voie des communications amicales et paci

fiques avec l'Occident, si elles poursuivent ce but sans arrière-pensée de conquête et d'établissements militaires, elles rendront un grand service non-seulement à la civilisation générale, mais à la Chine elle-même, qui, renouvelée par l'action fécondante des principes chrétiens, pourra arriver à des développements inattendus et pleins d'originalité. »

III.

Ce n'est pas à ces graves et difficiles questions du développement des civilisations antiques que s'arrête M. Louis Énault; ce qu'il a vu surtout dans l'Inde, c'est la poésie. Esprit gracieux et délicat, conteur plein de finesse et de charme, l'auteur de Nadėje et d'Hermine a dû se sentir attiré vers cette riche littérature, toute pleine d'éclat et de parfums comme le beau ciel de ces contrées de l'Orient. Seulement, les pages que M. Énault a écrites sur ce sujet de prédilection souffrent du titre qu'il leur a donné: Histoire de la littérature hindoué, c'est une inscription bien solennelle pour quelques impressions chaleureusement jetées au courant de la plume, et qui sans doute n'ont pas été destinées à se placer à côté des graves études d'un Lassen ou d'un Max Müller. Ce titre malheureux est d'autant plus coupable, que je le soupçonnerais volontiers d'avoir provoqué, par une sorte d'acquit de conscience, les quatre ou cinq chapitres préliminaires que M. Enault a intitulés : les Védas, les Pourânas, les Oupanichads, etc. Mais si l'on passe rapidement sur cette introduction compromettante, on rencontre bientôt des pages bien senties et bien dites, des pages qui se lisent avec plaisir et non sans profit, notamment une élégante rédaction de l'épisode de Savitrf, et de bonnes remarques sur le théâtre hindou. M. Wilson, s'il vivait encore, serait heureux de se voir si bien interprété.

IV.

Ce ne sont pas quelques lignes, ce serait un long article qu'il faudrait consacrer à la relation que M. Jules Rémy nous a donnée du pays et de la société des Mormons, si l'on voulait faire ressortir tout ce que ce bel ouvrage renferme de neuf et d'important, de curieux, de piquant et de sérieusement instructif sur un sujet dont nous n'avons en général qu'une idée assez vague. Naturaliste et observateur, riche, d'ailleurs, et ayant pu visiter le territoire mormon dans d'excellentes conditions, M. Jules Rémy en a rapporté une étude physique et morale aussi complète que possible, et qui classe son livre parmi les meilleures relations. Je n'essayerai ni d'analyser ni d'extraire cette attachante odyssée; je ne puis que la signaler à tous ceux qui voudront approfondir ce curieux épisode de l'histoire morale du dix-neuvième siècle.

V.

Un mot encore sur un sujet auquel je suis ramené malgré moi. En rendant comple, dans un précédent Bulletin, du Voyage de M. Victor Langlois en Cilicie, un de ces livres qui placent le critique consciencieux dans la désagréable alternative ou de mentir à la vérité ou de troubler d'une manière fâcheuse la bonne opinion qu'un auteur peut avoir de son œuvre, j'avais dit qu'il était

Livraison du 31 mars dernier, p. 301.

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impossible d'admettre l'identité, affirmée par M. Langlois, d'une grande ruine située aux portes de Tarse et connue dans le pays sous le nom turc de DunuchTach, la Pierre renversée, avec le tombeau de Sardanapale mentionné par les anciens. J'avais cru tout à fait inutile d'insister sur ce point, ne pensant pas, nonobstant l'opinion avancée par l'auteur du Voyage eu Cilicie, qu'en présence des textes bien connus, la question pût même soulever l'ombre d'un doute pour les antiquaires et les géographes. Mais voici que dans cette Revue même, d'une manière incidente, à la vérité, et sans discussion particulière, l'hypothèse de M. Langlois est rappelée comme ayant « une extrême probabilité 1». M. Élie Reclus est un géographe trop instruit pour avoir avancé un pareil fait s'il y eût accordé la moindre attention. Son assentiment ne peut donc être qu'une de ces concessions de pure bienveillance auxquelles on n'est que trop enclin dans la critique. Je suis peut-être d'un puritanisme ridicule; mais je ne saurais, pour mon compte, me plier à ces concessions commodes, alors surtout qu'il s'agit d'un fait scientifique qui a son importance. Je me dois donc, et je dois à ceux de mes lecteurs qui veulent bien attacher quelque valeur aux appréciations de cette chronique, de justifier celle que j'ai exprimée sur le point dont il s'agit. La démonstration ne sera ni longue ni compliquée, car les autorités sont aussi claires et aussi formelles que possible. Je laisserai même de côté le «< caractère assyrien » que l'on prétend reconnaître dans le Dunuch-Tâch, quoique rien ne soit moins assyrien à en juger par les monuments exhumés à Ninive, à Khorsabad et à Nemroùd — que la construction massive de cette ancienne ruine. Ceci est une controverse archéologique absolument inutile dans la question. Il suffit d'une seule remarque: le tombeau de Sardanapale était à Anchiale, « sous les murailles d'Anchiale », comme s'exprimait Aristobule, témoin oculaire sur lequel s'appuie Strabon (liv. XIV, p. 671) et que cite Athénée (liv. XII, p. 530), et le Dunuch-Tach est aux portes de Tarse. Il faudrait donc, pour que l'identité fût possible, qu'Anchiale et Tarsus ne fussent qu'une seule et même ville. Or, ouvrez tous les anciens auteurs qui ont prononcé le nom d'Anchiale, Strabon, qui vient déjà d'être cité, Pline (liv. V, c. 24), Arrien dans son Histoire des expéditions d'Alexandre (liv. II, c. 5), Eustathe dans ses Scholies sur le vers 875 de Denys le Périégète (p. 271 de l'édition de Bernhardy), et enfin, sans allonger inutilement cette liste, Étienne de Byzance, au mot Anchiale de son Dictionnaire, partout vous trouverez la position de cette dernière ville uniformément et nettement indiquée à une petite distance au-dessus de la côte, sur une rivière qui prenait de la ville son nom d'Anchialeus, à l'ouest de l'embouchure du Cydnus, ou rivière de Tarse. Dans Arrien, Alexandre, partant de Tarse et se portant à l'ouest vers Soli, arrive à Anchiale à la fin de la première journée, et à Soli le second jour.

Il serait, je pense, inutile d'insister davantage. J'ajouterai seulement, et c'est peut-être ce qui sera sorti de plus utile de cette petite discussion, que, d'après l'ensemble des données anciennes, il semble que le site d'Anchiale doit se chercher non loin du village actuel de Matéra, entre Tarse et Mézetli (site de l'ancienne Soli). C'est là qu'il pourrait être intéressant d'entreprendre quelques fouilles.

Livraison du 15 mai, p. 47.

VIVIEN DE SAINT-MARTIN.

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