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légendes allemandes springwurzel', a la vertu de faire sauter les rochers et les murs, de briser les portes et d'écarter tous les obstacles. Pour se la procurer, on bouche avec un coin de bois le nid qu'un pic, vert ou noir, s'est creusé dans le tronc d'un arbre, lorsque les jeunes l'habitent encore. L'oiseau, dès qu'il s'en aperçoit, va s'armer de cette racine, que seul il sait trouver et que les hommes chercheraient en vain; il l'apporte à son bec et en touche le coin de bois, qui saute aussitôt comme par explosion. Pour s'en emparer, on fait du bruit, et l'oiseau effrayé laisse tomber la racine. Une légende analogue était déjà dans Pline 2, mais cet auteur ne parlait pas de racine magique; selon lui, c'était le pic lui-même qui, en se posant sur le coin de bois, en causait l'explosion. Nous reconnaîtrons aisément à tous ces traits l'oiseau céleste, qu'il soit lui-même une métamorphose de la foudre ou qu'il la porte seulement à son bec.

Le moyen âge a varié à l'infini cette croyance. D'abord les oiseaux ont changé au lieu du pic, on a eu la huppe, le coucou, le chathuant, la poule d'eau. Chez les Juifs, les traditions rabbiniques font rapporter par le coq de bruyère l'herbe schamir qui ouvre les montagnes. Mais de tous ces oiseaux, le plus universellement adopté, le plus mythologique, si l'on peut ainsi dire, est toujours le pic, à cause de son habitude mystérieuse de nicher dans les arbres creux. En général, il est préposé à la garde des herbes magiques. Pline recommande de ne cueillir la pæonia, qui guérissait tout, que la nuit, de peur que le pic de mars (Picus martius) ne se jette sur le profane et ne lui crève les yeux. Certaines légendes précisent les précautions à prendre pour recueillir la racine magique, avec des circonstances qui en révèlent clairement la nature. Afin de forcer le pic ou la huppe à la lâcher après s'en être servi, on étend au pied de l'arbre une étoffe blanche ou rouge, ou l'on y allume un feu, ou l'on y dépose un baquet plein d'eau. A la vue de ces objets, l'oiseau laisse tomber sa racine dessus; ce que M. Kuhn explique ingénieusement l'oiseau restitue ainsi la racine, qui n'est qu'une foudre, à son élément, le feu, ou à l'eau du nuage, ou aux étoffes qu'il prend pour l'un ou pour l'autre. Les croyances allemandes attribuent à la racine magique la vertu d'écarter les orages. Dans le haut Palatinat, par exemple, on croit que des bohémiens, se trouvant un jour au pied d'une montagne quand

Radix explodens.

2 Hist. nat., X, 18.

3 Hist. nat., XXV, 4, 10; XXVII, 10, 60.

un orage approchait, y enterrèrent quelque chose, et que depuis ce temps, à l'approche de cette montagne, les orages se séparent, moitié à gauche, moitié à droite. Au contraire une autre racine nommée racine de temps, wetterwurzel, a la réputation d'attirer les orages. Dans les deux cas on attribue à des plantes issues de la foudre la propriété réelle de certains sommets de montagnes (wetterberg, wetterhorn) de diviser les nuées électriques, ou de les attirer et de les décharger. Certaines traditions du moyen âge précisent la plante à laquelle la racine magique appartient. Le plus souvent c'est l'épurge (Euphorbia lathyris, Linn.), nommée par les Italiens sferracavallo, parce qu'on lui attribuait la vertu d'attirer les métaux, et par conséquent de déferrer les chevaux qui marchaient dessus. Le sanscrit appelle vajradru, « plante de foudre », les euphorbes de l'Inde, sœurs de l'épurge. Dans le Berry, le peuple a conservé jusqu'à nos jours la croyance à l'herbe magique, et c'est l'ophrys mouche qui y joue ce rôle, sans doute à cause de sa rareté et de l'étrangeté de son aspect. On l'appelle « herbe du pic », et elle passe pour donner au pic vert la force de percer le chêne avec son bec1. Ailleurs, pour ouvrir les montagnes il suffit d'un simple bâton d'épine ou de coudrier. Enfin une curieuse légende du Hartz supérieur raconte que la springwurzel ou racine de saint Jean ne peut être cueillie que la nuit de la Saint-Jean, sous la fougère; jaune et brillante comme une lumière dans les ténèbres, elle n'est pas fixée au sol à la façon des plantes ordinaires; toujours en mouvement, elle fuit devant l'homme; mais celui qui a le bonheur de l'attraper voit tous les murs s'écarter devant lui, et tous les trésors cachés sont à sa disposition. Ce mouvement perpétuel de la plante magique s'explique sans peine, puisqu'elle n'est qu'une transformation du feu céleste. Quant à sa présence sous la fougère, en tendant à la confondre avec la fougère elle-même, elle nous ouvre une vue sur de nouvelles superstitions.

Jamais feuille n'eut plus de ressemblance avec une plume que celle de la fougère; aussi n'est-il pas étonnant de la voir entrer dans notre cycle mythique. Ajoutons la propriété de la fougère à l'aigle (Pteris aquilina, Linn.) de représenter, quand on en coupe le pied transversalement, l'image assez nette d'un aigle à deux têtes. Les anciens étaient déjà frappés de ces ressemblances caractéristiques, et les Grecs appe

1 Jaubert, Glossaire du centre de la France, vo Herbe.

laient la fougère éρs, « plume ». Le scoliaste de Théophraste dit expressément : « La ptéris est une espèce de plante semblable à une plume d'autruche; les paysans s'en font des lits à cause de sa mollesse, et aussi parce que son odeur écarte les serpents'. » Nous verrons plus loin le frêne et le coudrier partager cette réputation. Le nom allemand de la fougère, farn, anglais fern, n'est pas moins significatif que son nom grec. C'est le sanscrit parna, « plume », que nous avons vu plus haut appliqué dans l'Inde à une mimosée, mais qui certainement dans l'Arye primitive ne désignait pas un tel végétal, et peut-être dès lors voulait dire une fougère comme en allemand 2. Au reste, dans les dialectes de cette dernière langue farn n'a pas seulement désigné la fougère, mais aussi la tanaisie (rain-farn), dont les feuilles lui ressemblent tant, et aussi les bruyères, que leurs fleurs rouges rapprochent des plantes issues de la foudre. Enfin une espèce de fougère, le polypode vulgaire, porte en anglo-saxon le nom d'efer-farn, « fougère de sanglier», qui rappelle le nom du sorbier, eber-esche, dont nous avons parlé plus haut, et se rattache encore ainsi au divin sanglier, Agni ou Rudra.

La fougère est cryptogame, et les botanistes modernes seulement ont reconnu l'existence de ses corps reproducteurs ou spores, qui sont microscopiques et accumulés, sous l'apparence d'une poussière brune, en lignes ou en petits tas derrière les feuilles ou le long de leurs bords. L'antiquité et le moyen âge ignoraient tout cela, et la graine de fougère avait dès lors à leurs yeux une importance d'autant plus grande qu'elle était plus mystérieuse. Par cela même que personne ne l'avait jamais vue, c'était la seule graine qui jouât un rôle parmi les plantes issues de la foudre, Aussi, pour la découvrir, fallait-il user de cérémonies magiques. On la recueillait à la Saint-Jean d'été; en France, la veille de la Saint-Jean, à midi juste 3; en Allemagne, le jour même, avant l'aube. Le procédé était le même que pour obtenir la racine magique on allumait un feu, et on étendait un linge blanc sous la fougère, toujours pour figurer le nuage et les éléments originels de la foudre. La graine tombait sur le linge comme la foudre se perd dans le nuage; mais si on ne la ramassait prestement, le diable l'avait

Schol. Theophr., III, 14.

? L'analogie entre parna et farn n'a pas échappé à M. Pictet, Paléont. linguist., t. I, p. 194.

3 Selon Thiers (Traité des superstitions qui regardent les sacrements, Paris, 1741, in-12, t. I, p. 365), la fougère cueillie à midi, la veille de la Saint-Jean, fait gagner à toutes sortes de jeux.

bientôt enlevée. Dans certaines contrées de l'Allemagne la chose se passe encore à midi, le jour de la Saint-Jean; on tire sur la fougère un coup de fusil; elle laisse échapper trois gouttes de sang, qu'on recueille et qu'on garde précieusement, et c'est là ce qu'on nomme la graine de fougère.

On n'en finirait pas à compter les vertus de cette graine merveilleuse. Déjà, comme nous l'avons vu, les Grecs ont cru que la plante écartait les serpents'. Au moyen âge on a pensé qu'elle protégait les lieux où elle poussait contre le diable, et contre le tonnerre et la grêle. Une botte de fougère fraîche attachée au-dessus de la porte garantissait de mal la maison et ses abords aussi loin que le fouet pouvait s'étendre, En Pologne on croyait que lorsqu'on arrache une fougère et qu'on la brise il s'élève un orage, sans doute parce que la foudre incorporée en elle est remise en liberté et reprend sa nature. Quant à la graine ellemême, celui qui la possédait avait le diable à ses ordres pour lui apporter tout ce qu'il pouvait souhaiter. Les chasseurs se faisaient ainsi donner la balle infaillible, d'autres l'écu inépuisable. Mais sa principale vertu était de rendre invisible, comme la foudre d'où elle procédait devient invisible en rentrant dans le nuage, hors duquel elle s'est manifestée un instant. Une légende de Westphalie, citée par Jacob Grimm 2, raconte qu'un homme ayant parcouru une prairie à la recherche de son poulain égaré, une graine de fougère pénétra dans son soulier sans qu'il s'en aperçût. En rentrant dans sa maison, il fut étonné de voir que ni sa femme ni personne n'avait l'air de faire attention à lui; et comme il se mit à dire : Je n'ai pas retrouvé le poulain, tous les assistants parurent effrayés comme s'ils eussent entendu ces paroles sans voir personne. Sa femme l'ayant appelé par son nom, il se mit devant elle en répondant : « Que me veux-tu? me voici. » Mais l'effroi n'en fut que plus grand. A ce moment il lui sembla qu'il avait dans son soulier quelque chose comme un grain de sable; il l'ôta pour le secouer, et aussitôt il redevint visible à tous les yeux. La même superstition existait aussi en Angleterre. Shakspeare fait dire à un des compagnons de Falstaff: « Nous avons la recette de la graine de fougère, nous marchons invisibles. »

Le nom populaire de la fougère en Thuringe, irrkraut, « l'herbe qui égare», nous met sur la voie d'une superstition nouvelle. Nulle

1 En Thuringe et en Suède, au contraire, on croit qu'elle les attire, et qu'un homme qui en porte sur lui est suivi par eux jusqu'à ce qu'il s'en débarrasse.

2 Deut. Myth., 2o éd., p. 1160.

3 Henri IV, 1re partie, act. II, sc. I.

croyance, comme on sait, n'est plus répandue dans les districts. forestiers de l'Allemagne, de la France et probablement du reste de l'Europe, que celle de l'existence d'une certaine herbe des bois sur laquelle il suffit de marcher pour s'égarer dans les chemins avec lesquels on est le plus familier d'ordinaire. Le non thuringien nous prouve que cette herbe est encore la fougère; et en effet on comprend aisément par quel enchaînement d'idées on a pu lui attribuer cette dangereuse vertu. Il est d'une observation fort juste que ceux qui sont touchés par la foudre, quand ils n'en meurent pas, en restent souvent plus ou moins longtemps hébétés. De là les mots qui signifient la stupéfaction en grec, en latin, dans les langues germaniques: eußpoventós, angedonnert, at-tonitus, é-tonné. Maintenant, quoi de plus simple que d'attribuer la même action à la plante qui n'est qu'une foudre incorporée, et de mettre sur son compte les erreurs de route si fréquentes dans les bois, à cause de la limitation de l'horizon et de la ressemblance des chemins entre eux?

On doit peut-être attribuer au même fond la croyance anglaise à la racine qui rend fous ceux qui la portent à leur bouche. Il en est question dans Shakspeare:

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demande Banquo qui vient d'entendre les sorcières, dans Macbeth'. L'antiquité a connu des idées analogues. Mais elle attribuait ces vertus à la foudre personnifiée par des dieux, non par des herbes. Dans le Vêda, c'est Cyavana qui rend fous ses ennemis; en Grèce, c'est Dionysos qui ôte la raison à Lycurgue; en Scandinavie, Odhin rend fou Rindr en le frappant de sa baguette magique. La même origine doit être attribuée au pouvoir stupéfiant et pétrifiant de l'égide de Pallas, et des têtes de Méduse et des Gorgones.

Les foudres métamorphosées peuvent non-seulement causer la stupeur et la folie, mais même la mort, comme nous l'avons vu pour la mandragore. Un exemple frappant en est donné dans une conjuration que M. Kuhn a tirée de l'Atharva-Vêda, qui est, comme on sait, consacré surtout aux pratiques magiques et aux maléfices. L'instrument

Act. I, sc. III. Dans la belle traduction de M. Émile Deschamps :

N'aurions-nous pas sucé

De cette racine âpre et qui rend insensé?

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