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comme tel, et d'autres où l'autre paraît l'être; encore d'autres où tous les deux le sont; d'autres de nouveau où aucun des deux ne l'est; enfin plusieurs où personne ne l'est. » Ceci est l'exacte vérité. Ni Metternich ni Stadion ne savent qui a proprement rédigé les pleins pouvoirs pour Liechtenstein!! L'empereur, entouré ou de ses frères (aujourd'hui il y en a une demi-douzaine ici pour sa fète), ou de l'impératrice moribonde, souvent délirante, livrée à l'exaltation d'une personne qui ne se croit plus de ce monde, ou de deux animaux qui l'accompagnent partout, de Wrbna (abruti jusqu'à la stupidité) et du général Kutschera -tout en croyant gouverner encore, n'est déjà plus qu'une ombre de souverain; l'anarchie complète a remplacé le gouvernement. Et ces misérables gens vous parlent encore de temps en temps de la reprise des hostilités; ils veulent se battre, grand Dieu! tandis qu'ils ont soixante-dix mille malades qu'ils ne savent pas faire guérir! que chaque jour des régiments entiers se plaignent de manquer de fourrages! que toutes les branches de leur administration sont frappées de désordre et de paralysie!

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Jeudi 5. J'ai fait avec le comte de Metternich une longue promenade. Il m'a dit que Stadion partira demain. J'en ai été terrassé.

Il a fait une réflexion bien vraie et bien fâcheuse. Voilà la troisième fois que nous faisons la paix au milieu d'un interrègne ministériel, tandis que Bonaparte ne change ni de système ni d'instruments, et va son train sans se déranger. Cette réflexion n'a jamais trouvé une application plus directe et plus douloureuse que cette fois-ci.

Le général Stutterheim (celui qu'on appelle le beau) est arrivé de l'armée. Il est un de ceux qui ne regarderaient pas notre situation comme désespérée, si nous avions un homme capable de commander.

J'ai eu ensuite de longues conversations avec Radetzky, qui m'a entretenu de tout ce qu'il y a de défectueux dans l'administration militaire, etc. Il m'a parlé aussi — et d'une manière qui m'a étonné de la part d'un homme aussi calme et aussi réglé — des idées qui commencent à circuler dans l'armée sur l'incapacité de l'empereur et sur l'avantage qui pourrait résulter d'un changement total de dynastie. Mardi 10. J'ai eu une conversation avec le comte O'Donnell, qui est arrivé hier de Dotis. Il m'a dit que Bubna était retourné hier à Vienne, et que les probabilités étaient toujours pour la paix. Je n'ai pas cependant été ici tout à fait tranquille ni tout à fait content du comte O'Donnell; il me paraît attacher beaucoup trop de prix à un objet relativement aussi petit que les payements qu'on nous demande, et qui sont aussi le principal obstacle à la conclusion de la paix. Cent

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millions de plus ou de moins ne peuvent être mis en balance avec un danger comme celui que nous courons par la guerre.

Mercredi 11. J'ai passé presque toute la journée avec le prince de Reuss dans des entretiens graves et profonds. Ce jeune homme est un de ceux que je crois destinés à jouer un grand rôle dans le monde. Il juge parfaitement les hommes et les choses, et il est capable de se placer sur un grand et vaste horizon. Entre mille choses curieuses qu'il m'a racontées, il m'a donné aussi des détails sur la démission de l'archiduc Charles. La première démarche qui l'a motivée était une lettre de l'empereur écrite de Komorn qui commençait par ces mots : < So ist es denn wahr, dass Sie den Waffenstillstand unterzeichnet haben1! » et dans laquelle on lui reprochait de s'être laissé entraîner dans cet armistice par les conseils de quelques officiers « fatigués de leur métier ». Bientôt après, il reçut la notification que l'empereur avait pris lui-même le commandement en chef de l'armée, et que les rapports des autres armées iraient dorénavant à lui; ce qui était dire que l'archiduc ne commanderait plus que celle qu'il avait sous ses ordres directs. Sur cela, il donna sa démission, se flattant toujours qu'elle ne serait pas acceptée; le prince Liechtenstein, avec une générosité infiniment honorable, proposa de se rendre avec l'archiduc à Komorn pour le réconcilier avec son frère; cette proposition fut refusée. L'empereur accepta la démission, et tout était fini.

Le prince Reuss est d'accord avec moi que Jean Liechtenstein est le seul grand caractère qui ait paru de notre côté dans toute cette malheureuse entreprise!

Samedi 21. — Je suis parti pour Dotis; mais avant d'arriver à la première poste, j'ai rencontré Bubna, qui m'a annoncé l'incroyable nouvelle que l'empereur l'avait disgracié à cause de la part qu'il a eue à la signature de la paix. Je suis retourné avec lui à Bude, et il m'a donné les détails de cette affaire. L'empereur, très-mécontent de la paix, non pas pour les pays qu'il perd et pour les peuples qu'il a sacrifiés, non pas pour ces choses affligeantes qui déchirent les liens entre lui et ses alliés et ensevelissent l'honneur de la monarchie, mais pour cinquante millions de livres qui ont été accordées au delà des instructions (voyez 12 octobre), mais, n'osant pas attaquer le prince Liechtenstein, s'en est lâchement pris à Bubna, et (poussé par Baldacci et Kutscherat) lui a dit que « sous un gouvernement monarchique, tout le monde devait obéir, et que, comme il n'avait pas obéi, il le ren

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Ainsi donc, il est vrai que vous avez signé l'armistice!

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voyait à Pesth pour reprendre sa place au conseil de guerre et au département des haras ». Voilà donc la récompense de cet homme qui a sauvé la monarchie, à qui l'empereur doit la conservation de toutes ses couronnes (qu'il est si peu digne de porter), et que tous les grands cordons réunis n'auraient pas suffisamment récompensé!

Bubna a eu plusieurs conversations avec Napoléon; quelques-unes en commun avec le prince Liechtenstein, d'autres seul. Une seule fois Bonaparte s'est emporté violemment contre le prince; c'était à l'occasion du fameux projet de faire raser les remparts de Vienne. Le prince lui a dit : « Vous n'en ferez rien, Sire. » Napoléon : « Et pourquoi pas? Parce que c'est contre votre caractère. » A cela Napoléon, se fâchant, lui dit : « Mon caractère restera tel qu'il a toujours été; je n'y changerai rien, et je ne me ferai donner des leçons de personne. » - A cette scène près, il a toujours été bien avec le prince Liechtenstein, et jamais autrement avec Bubna. Il a une fois raconté à celui-ci l'histoire de toute sa vie, à commencer par le siége de Toulon, en passant par les campagnes d'Italie, l'expédition d'Égypte, le retour en France, la chute du Directoire et l'établissement du consulat, etc. Il lui a parlé avec sa franchise et sa naïveté ordinaires des événements de la dernière campagne; il lui a dit, entre autres : « Mon grand avantage, c'est d'être constamment sur l'offensive avec vous, non-seulement en grand, mais aussi en détail et dans chaque moment particulier. Je ne suis sur la défensive que lorsque je ne vous vois pas, par exemple, la nuit; mais aussitôt que je vous vois, je reprends l'offensive, je forme mon plan, et je vous force à fuir mes mouvements. » Il lui a juré qu'il ne faisait jamais de plan d'avance, pas même la veille d'une bataille, mais toujours dans le moment où il voit la position et les desseins probables de son ennemi. « Votre armée serait tout aussi bonne que la mienne si je la commandais; toute autre armée qui se mesurera avec vous, russe, prussienne, etc., sera sûre d'être battue. > En fait de politique: « Je vous répète que je n'ai jamais eu, et que je n'aurai jamais le projet de vous nuire. Mais vous, me laisserez-vous en repos? — Je veux croire que cette paix durera cinq à six ans; mais après cela, vous me chercherez querelle de nouveau, si tout ne change pas chez vous. Pourquoi se lamenter sur la perte de quelques lambeaux de terrain qui vous reviendront peut-être un jour? Tout cela peut durer tant que j'existe. La France ne peut pas faire la guerre au delà du Rhin. Bonaparte l'a pu; mais avec moi tout est fini. »

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Dimanche 22. Le comte O'Donnell m'a dit que la raison pour laquelle il avait lui-même conseillé à l'empereur de ratifier la paix,

malgré les terribles objections qu'il avait contre elle, était que le peuple serait révolté de l'idée que les difficultés pécuniaires pouvaient seules le porter à une rupture, tandis qu'il avait consenti à tant d'autres conditions affligeantes, idée qui se présenterait d'autant plus, que l'opinion d'un grand trésor amassé par l'empereur se trouvait universellement répandue. - Ce qui est bien curieux, c'est que, même après la ratification, l'empereur a encore demandé à O'Donnell si, dans le cas que les Français ne se désisteraient pas de leurs prétentions pécuniaires, il ne devait pas reprendre les armes. Je dois observer ici que le misérable caractère de l'empereur le porte à tout moment à rentrer dans le langage menaçant, et qu'il dit à droite et à gauche « que ce ne serait pas pour longtemps — qu'il recommencerait pourtant la chose, etc. »>

Mon séjour à Bude a fini avec le 1er novembre, jour où je suis parti pour Prague. Avant de quitter la Hongrie, j'ai écrit encore au comte Metternich (sur la forme à donner pour l'avenir à la gazette autrichienne, d'après des conférences avec Schlegel et Hormayr), à Hudelist, à Binder, au prince Jean Liechtenstein, au général Radetzky, au prince Reuss, etc., enfin à M. Adair à Constantinople.

Ici finit une des époques les plus mémorables de ma vie. Peu de personnes en connaissent comme moi la vraie histoire grave, désastreuse; je suis ouvertement appelé à en devenir un jour l'historien.

SALON DE 1861.

DE L'AVENIR DE L'ART.

Le Salon de 1861 a été très-justement caractérisé en deux mots: « C'est l'impuissance dans la corruption'. » Presque tout le monde est d'accord cette fois sur l'insignifiance absolue d'une école qui n'a aucun sentiment, aucune conviction, aucune adhérence à l'humanité ni à la nature. Depuis quelques années on constatait déjà les symptômes de cette décadence progressive, mais on cherchait à s'abuser sur les causes qui la décident fatalement. La critique inventait même d'ingénieux prétextes pour dissimuler la dégradation de l'art, assurant qu'il suffisait d'en revenir aux nobles traditions de la Renaissance, montrant l'idéal dans le passé! la vie dans la mort!

Aujourd'hui les illusions commencent à être remplacées par le découragement et par l'ennui. La critique s'excite à froid devant les sujets qui prêtent à la déclamation, après quoi elle ne sait plus que dire. Le public erre dans les galeries, s'arrêtant aux endroits où se sont formés des groupes, après quoi il s'assied sur les divans et bâille. Il n'y a pas d'œuvres qui attirent la sympathie, se détachent des autres et laissent un souvenir distinct.

Ah! que nous sommes loin de ces époques passionnées où un même Salon réunissait la Bataille des Cimbres de Decamps, la Jane Grey de Paul Delaroche, le Saint Symphorien de M. Ingres! Les œuvres de ce temps-là sont classées maintenant dans les plus riches galeries. Quels tableaux du Salon de 1861 mériteront place dans les collections publiques ou particulières ?

Charles Dollfus, feuilleton du Temps, 7 mai 1861.

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