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Oui, je sais ce que je dis, Dora, et cela part du fond de mon âme, et pourquoi le réprimer davantage? Pourquoi ne pas te dire tout ce que je sens pour toi? »

En disant ces mots il s'approcha d'elle et lui tendit la main; mais elle ne lui donna pas la sienne, et se retirant de quelques pas : « Si tu songeais sérieusement à toutes les conséquences de ta démarche, tu ne parlerais pas ainsi.

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Ne me crois-tu pas digne de toi? demanda-t-il.

Il faut avouer que tu n'aimes pas les détours, » reprit Dora en souriant; puis elle ajouta avec beaucoup de gravité dans le regard et dans la voix : « Tu n'as peut-être pas mis dans la balance ce que mon sort....

- J'ai tout considéré, interrompit Joseph avec feu. Tu es seule, isolée en ce monde, tu ne m'en parais que plus chère et plus précieuse. Si tu appartenais à une famille riche et honorable, peut-être ne t'aurais-je pas aimée, malgré ta beauté. Du reste, tu sais bien que ce n'est pas ton joli visage qui a gagné mon cœur, mais la prudence, le courage que tu as déployés depuis ton enfance pour combattre et vaincre toutes les difficultés de la vie, la bienveillance que tu témoignes à tout le monde, la douceur avec laquelle tu supportes l'injustice; tu luttes et tu travailles comme un homme, et pourtant tu es la plus douce, la plus tendre, la plus modeste des jeunes filles. Depuis longtemps voilà ce que j'aime en toi, et ta bonté pour mon père m'a encore plus convaincu de ton rare mérite. Je t'aurais dit tout cela plus tôt, si tu n'avais pris à tâche de t'éloigner de moi; maintenant que je t'ai tout avoué, rien ne pourra s'opposer à mon bonheur, si tu ne me rejettes pas. Je suis établi et en position de choisir une compagne. Dora, veux-tu me donner le droit de travailler pour toi, veux-tu devenir MA Dora? »

Elle ne répondit pas, mais une larme mouilla sa paupière, et son regard s'arrêta sur le visage rayonnant du jeune homme.

« Tu ne me réponds pas, poursuivit-il, eh bien, je ne veux pas t'obliger à m'accepter sans réfléchir; mais donne-moi ta main en signe d'espérance pour l'avenir. »

Dora lui tendit la main, sur laquelle il pressa ses lèvres brûlantes. Au même instant une alouette passa sur leurs têtes: sa joyeuse chanson était si claire, si forte, qu'elle semblait applaudir au lien qui venait d'unir deux cœurs faits pour s'aimer!

Traduit de l'allemand de M. E. Kalisch.

(La fin à la prochaine livraison.)

TOME XV.

14

EXTRAITS

DES MÉMOIRES DU BARON DE GENTZ.

UNE CRISE DE LA MONARCHIE AUTRICHIENNE.

WAGRAM.

1809.

Notre correspondant de Berlin s'est réservé de donner aux lecteurs de la Revue germanique un aperçu de ce nouveau volume tiré des papiers posthumes de Varnhagen d'Ense, qui paraissent presque inépuisables. Ce que nous en détachons ici, ce sont les principaux passages d'un journal politique, spécialement consacré par le baron de Gentz à la campagne de 1809. Ce journal est rédigé en français, et en dépit de quelques tournures douteuses, on remarquera la propriété, la facilité, la précision, et même, par endroits, le relief de l'expression. Ces fragments, qui embrassent l'espace de temps compris entre la bataille d'Essling et la paix, nous ont paru intéressants à plusieurs titres, tant au point de vue historique ou simplement anecdotique qu'au point de vue politique. Nous signalons quelques conversations curieuses et caractéristiques de Napoléon, que Gentz, en vrai publiciste de la coalition, affecte de ne jamais appeler que Bonaparte; mais ce qui est surtout digne d'attention, ce sont les coulisses de la politique autrichienne au moment de cette crise redoutable. Les peintures de Gentz ne sont nullement flattées, et l'on en est à se demander par quel miracle un État gouverné de cette façon a pu survivre aux désastres de la guerre de 1809. On verra du reste qu'il était question d'un changement de dynastie. Il y a de fortes réserves à faire sur ce que dit Gentz, et sur ce qu'il rapporte, au sujet de l'archiduc Charles. Il n'est évidemment que l'écho des médiocrités jalouses conjurées contre un mérite éminent; mais la manière dont les courtisans dénigrent l'archiduc, qui était le premier et le seul homme de la monarchie, n'est qu'un trait de plus, et un trait des plus caractéristiques, à ajouter à la peinture que fait Gentz de cette cour caduque et de ce gouvernement pitoyable. On remarquera aussi que M. de Metternich, amené aux affaires par la paix, était encore à ce moment un personnage assez contesté.

A. N.

Juin 1809.

-

Dimanche 18. Palffy est revenu de Erlau, où il a vu l'impératrice. Il l'a trouvée et laissée dans les dispositions les plus élevées, ne craignant que la paix (quoique certainement il n'en soit pas question), et écrivant à l'empereur: « Tout souffrir plutôt que de se sauver par des démarches humiliantes. Voilà notre partie forte. Palffy n'est » — pas également content des détails du quartier général de l'empereur. Il y voit de la fluctuation, du décousu, toujours les mêmes difficultés, quand il s'agit de dire la vérité à l'empereur, trop de légèreté pour des conjonctures aussi tristes et aussi menaçantes. Danube, comme s'ils étaient sur le Rhin!

Ils sont sur le

Mercredi 28. — J'ai appris que le prince Schwarzenberg venait d'arriver de Pétersbourg (par un grand détour, par Kaminiec, Chotim et Clausenbourg!). J'ai été chez lui. Il m'a longuement parlé sur les affaires de la Russie. Le fond était absolument conforme à ce que je savais; mais des détails curieux. Le prince Schwarzenberg s'est certainement conduit à merveille. — L'empereur lui paraissait fort attaché; et je crois qu'il l'était autant qu'un homme aussi louche et aussi faux peut l'être. Dans les nombreuses et intéressantes conversations qu'il a eues avec lui, l'empereur lui accordait ordinairement tous ses arguments. << Mais comment voulez-vous lutter contre un homme d'une telle supériorité? » — voilà le refrain éternel. Romanzoff est un homme si fort au-dessous de tout ce qu'on peut imaginer de misérable, que le prince Schwarzenberg était toujours dans l'étonnement de ce qu'un être de cette trempe pouvait jouer un rôle quelconque.

Jeudi 29.

«

Aujourd'hui est arrivé M. de Binder qui avait précédé le prince Schwarzenberg à Saint-Pétersbourg et qui l'y a dignement secondé. Le prince est parti pour l'armée; Binder est resté; et j'ai eu avec lui une conversation de quatre heures, une des plus intéressantes que je puisse imaginer.

L'état de la Russie est très-singulier. Romanzoff est le dernier des hommes; depuis son retour de Paris, il est devenu complétement ridicule, l'objet des épigrammes de tout le monde. Il a dit, par exemple, chez l'impératrice douairière : « On dit que Talma viendra ici; dans ce cas, je suis obligé de mettre ma démission aux pieds de Sa Majesté; car quelque chose qui arrive, je ne puis pas manquer une représentation de Talma; » sur quoi le grand chambellan Narischkin : « J'annonce à

Votre Majesté que je pars pour Paris. - Pourquoi donc? - Pour chercher Talma. » Le seul homme de quelque mérite dans le ministère est le ministre de la marine, Tschitschakoff, mauvais par système, par mépris des hommes, et par ambition, mais instruit et capable de raisonner. Tout le reste est si faible, qu'on a de la peine à concevoir comment un gouvernement pareil peut se soutenir dans un si grand État.

L'histoire de la Suède, comme celle de la Turquie et tout le reste, revient au principe de Bonaparte, de susciter et de nourrir à l'empereur de Russie autant de tracasseries, de tourments et de guerres qu'il peut en imaginer. C'est ainsi que depuis la paix de Tilsitt il l'a leurré par l'espoir d'une paix avec les Turcs, tandis qu'il l'entravait lui-même; c'est ainsi qu'il saisit aujourd'hui avec empressement la révolution de Suède pour perpétuer les difficultés; c'est ainsi qu'il a favorisé les Perses, dans l'armée desquels on a trouvé cinq cents artilleurs et cinquante officiers français qui dirigeaient le canon contre les Russes au siége d'Erivan; c'est ainsi que, tout en pressant l'empereur d'entrer en Gallicie, il a fait exhorter les Polonais à le gagner de vitesse, et leur a fait comprendre que ce pays devant être à eux, ils n'avaient qu'à se hâter de s'en mettre en possession. L'empereur connait toutes ces trames; lorsque le prince Schwarzenberg lui en a fourni des preuves, il en est presque toujours convenu; mais la grande objection de la peur sert de réponse à tout.

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Quant à la Turquie, le prince Schwarzenberg m'avait dit que l'explication que Tolstoi me donna un jour à Vienne était parfaitement juste, que l'empereur avait lui-même imaginé et désiré cette rupture, pour être mieux à l'abri des persécutions qu'il prévoyait par rapport à la guerre autrichienne. Il faut avouer qu'il y avait dans une telle conduite un fond de raison et de générosité au milieu d'une honteuse faiblesse, et que c'était travailler pour un but louable par des moyens indignes et même insensés. Mais Binder, plus correct que le prince, accorda seulement que ce motif a concouru à fixer la conduite d'Alexandre; que Bonaparte et Caulaincourt y étaient pour beaucoup; que fidèle à son principe général, Bonaparte, indépendamment même de sa colère contre le traité de M. Adair et de la nécessité de relever son crédit à Constantinople, en faisant travailler les Russes pour lui, n'avait d'autre désir que celui de rallumer cette guerre; car, - et voilà le grand secret, il se soucie très-peu de l'alliance réelle avec la Russie; il n'a pas besoin, et il n'a aucun désir, d'employer les troupes de cette puissance, ni contre l'Autriche, ni contre qui que ce

soit; il veut simplement s'en servir dans l'opinion; c'est un épouvantail de plus qu'il ajoute à tant d'autres dont il dispose; c'est par là que tout doit s'expliquer.

L'amitié entre lui et sa victime paraissait très-refroidie dans le dernier temps; depuis son retour de la campagne d'Allemagne, il ne lui avait pas écrit une fois; Caulaincourt était presque sans nouvelles; l'empereur disait lui-même à Schwarzenberg: « Vous voyez qu'il me boude déjà. - Ainsi, l'entrée en Gallicie était, dans le système d'Alexandre et de Romanzoff, une démarche absolument indispensable.

Juillet 1809.

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Dimanche 2. Avant de partir de Pesth, j'ai encore appris bien des choses intéressantes.

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Hudelist m'a dit qu'il faisait un mérite particulier à l'empereur de ce que, consultant tout plein de personnes (en secret), il avait jusqu'ici constamment préféré et conclusivement suivi l'avis du comte Stadion. Je lui ai témoigné ma surprise : « Comment! L'empereur consulte d'autres personnes? aujourd'hui, où je le croyais absolument hors de toute connexion avec des conseillers secrets? »— Lui, en riant: «< Ho! ho! l'empereur ne prend jamais une résolution sans consulter une dizaine de personnes; si ce n'est pas auprès de lui, ce sera par lettres. Soyez sûr que sur la question même si on doit continuer la guerre, ou demander la paix, il aura rassemblé une bonne quantité de conseils; ceci est toujours son train; mais enfin, pourvu qu'il adopte ce qu'il y a de mieux, laissons- le faire. Il est vrai toutefois que cette méthode n'augmente pas peu les difficultés, dont déjà la situation du comte Stadion est hérissée. »

Ce même jour est arrivé à Pesth le fils du comte O'Donnell, officier très-distingué, qui s'est couvert de gloire dans cette guerre; homme de beaucoup d'esprit, de jugement et de lumière, et dont la conversation a été pour moi d'un intérêt majeur.

Il envisage la situation générale de nos affaires militaires à peu près comme moi; et quoique je me serais bien volontiers passé de la triste satisfaction dont il m'a fait jouir, je n'ai pourtant pas pu ne point être frappé de l'accord parfait entre ses jugements (fondés sur les bases les plus incontestables) et ceux que j'avais portés jusqu'ici sur les éléments beaucoup moins complets que les siens.

Il est persuadé que, sans que le ciel fasse des miracles pour nous,

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