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ducteurs du feu, les aranîs, et par conséquent son caducée serait un pramantha. La même raison en ferait un phallus, un mâtariçvan, et expliquerait les Hermès ityphalliques d'Athènes, de même que dans l'Inde Çiva, qui procède d'Agni, est devenu le dieu phallique par excellence. Enfin il n'est pas jusqu'à son caractère de dieu des limites qui ne se prête à quelque rapprochement de ce genre; car, dans la mythologie germanique, les limites sont marquées par le marteau de Thor, qui, comme on sait, n'est autre que la foudre, et s'identifie par conséquent avec le caducée d'Hermès.

La mythologie grecque est loin des origines; souvent le même personnage y résume, non sans confusion, les traits de plusieurs divinités. distinctes dans le principe et séparées par des nuances, bien que rapprochées par une analogie fondamentale. C'est ce qui arrive pour Dionysos. Nous avons dit plus haut qu'il personnifiait le soma céleste, l'eau des nuées barattée et fécondée par la foudre. D'autres mythes en font un personnage voisin d'Hermès, une foudre tombée sur la terre, un Cyavana, comme nous l'avons vu dans la première partie de ce travail'. Une légende rapportée par Pausanias 2 présentait Dionysos comme une foudre qui tombe dans le lit de Sémélé et qui y reste sous la forme d'une pièce de bois. On conservait à Thèbes cette poutre merveilleuse et on l'appelait Dionysos Cadméios. Il est impossible de n'y pas voir le trait de la foudre lui-même, et de ne pas songer en même temps au narthex de Prométhée et au pramantha vêdique, servant à la fois à la production du feu céleste et à la confection de l'amrita; et c'est par là que Dionysos s'accorde avec lui-même, comme représentant du breuvage enivrant et du feu. En tout cas, le dieu définitivement anthropomorphisé par les Grecs garde pour attribut principal l'ancien pramantha, le thyrse, verge de férule (narthex) ou de pin, entourée de lierre ou de vigne, dont les feuilles à triple pointe sont encore des images de la foudre. Comme le caducée d'Hermès, c'est une verge magique et une baguette divinatoire. Avec son thyrse, le dieu fait

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Rappelons ici qu'Aurva, fils de Cyavana, est venu au monde en sortant de la cuisse de sa mère, comme Dionysos de celle de Zeus.

2 IX, 12, 4.

La croyance que Bacchus était une personnification de la foudre tombée expliquerait peut-être pourquoi les Romains ne juraient par ce dieu qu'en plein air, et jamais sous un toit, où il n'aurait pu entendre leur invocation, V. Plut., Quest, rom., 25.

* M. Kuhn propose une étymologie ingénieuse pour le nom grec du lierre, xíocos, xíttos. Ce serait le sanscrit citya « posé sur » (l'antel), épithète d'Agni, qui aurait passé du dieu à la plante qui lui était consacrée. Il est certain que xíacos servait aussi d'épithète à Dionysos. (Pausanias, I, 31, 6.)

sortir des rochers du vin, du lait, du miel, de l'eau, de même que la baguette divinatoire fait découvrir les sources. Quelquefois le thyrse, reprenant son état ancien où il était le dieu lui-même, devient un tronc d'arbre, Dionysos Endendros, un figuier comme l'açvattha, Dionysos Sykitès ou Milichios, ou un phallus comme Mâtariçvan et Hermès. Enfin, on le représente, entre autres formes, sous celle d'un enfant au berceau, Dionysos Licnitès, épithète qui rappelle celle de Yavishtha, « le nouveau-né », donnée à Agni par les Vêdas. Les Kobolds germaniques, ces petites divinités du foyer, sont aussi figurés comme des enfants dans une huche. Tous ces symboles signifient simplement le feu, nouveau-né de l'aranî.

En résumé sur ce point, Mâtariçvan, Prométhée et son narthex, Hermès et son caducée, Dionysos et son thyrse, le pramantha avec ses membres humains et la baguette divinatoire avec sa fourche, ne sont que les variations d'une même idée, la foudre considérée à la fois comme trait, batte et pilon, comme feu et comme dieu anthropomorphisé.

Les fragments des Indica de Ctésias ont conservé la mention d'un arbre indien planté dans les jardins du roi de Perse, et dont les propriétés merveilleuses se rapportent tout à fait à la baguette divinatoire. Voici le passage: « Il existe un arbre nommé Parrèbe, de la grandeur d'un olivier; on ne le trouve que dans les jardins royaux. Il ne porte ni fleurs ni fruits. Il a quinze racines séparées les unes des autres et grosses, contre terre, au moins comme le bras. De cette racine, si l'on en prend grand comme la main, là où on la présente, elle attire tout à elle, l'or, l'argent, le cuivre, les pierres, tout, excepté l'ambre. Si l'on en prend grand comme une coudée, elle attire aussi les agneaux et les oiseaux; on s'en sert beaucoup pour prendre ces derniers. Si l'on veut s'en servir pour puiser un pot d'eau, on n'a qu'à en prendre gros comme une obole; autant pour puiser le vin. Ces liquides vous tiennent dès lors à la main comme de la cire et se liquéfient le lendemain. C'est aussi un remède contre la diarrhée 2. »

M. Kuhn a fort ingénieusement interprété ce récit. Suivant lui, il s'agirait d'un açvattha indien (Ficus religiosa) planté dans les jardins du roi de Perse, et ne produisant ni fleurs ni fruits dans ce climat trop

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froid, mais végétant encore et envoyant de ses branches à la terre ces racines adventices qui le caractérisent et qui étaient au nombre de quinze chez l'individu que vit Ctésias. Le nom même qu'il porte, Parrèbe ou Parybe, serait le sanscrit parvavan, « muni de rejetons », qui lui convient parfaitement. Quant à ses vertus, elles s'expliqueraient en partie par sa qualité de rejeton de l'arbre céleste qui en fait une baguette divinatoire pour les métaux et les eaux, en partie aussi par cette circonstance toute réelle que l'açvattha, comme la plupart des figuiers, possède une glu puissante, capable de prendre aisément les oiseaux et les petits quadrupèdes.

Ce qu'il y a d'important pour nous dans cette relation, c'est la ressemblance entre les vertus de l'arbre décrit par Ctésias et celles de la baguette divinatoire pour attirer les métaux. Depuis l'Inde jusqu'à l'Europe occidentale, la tradition est ininterrompue.

Reprenons la série des superstitions issues de la baguette divinatoire ou qui n'en sont que des symboles pour ainsi dire parallèles. En première ligne se trouve la mandragore, cette racine à forme humaine, si malaisée à acquérir et si précieuse pour ceux qui avaient la bonne fortune de la posséder. La mandragore (Atropa mandragora, Linn.) est. une plante de la famille des solanées, sœur de la belladone et de la jusquiame, vénéneuse et fétide comme elles, d'un aspect sombre et poussant dans le midi de l'Europe en des lieux mystérieux, à l'ombre des rochers et à l'entrée des cavernes. Mais ces circonstances, déjà propres à éveiller l'imagination populaire, n'auraient pas suffi à l'établissement de la légende, si la mandragore n'avait possédé une racine épaisse, souvent fourchue, et dans laquelle il n'était pas impossible de voir, avec les yeux prévenus de la superstition, quelque chose comme la forme d'un enfant. Cette grossière ressemblance la fit considérer comme une des plantes que sème l'eau féconde de l'amrita ou qu'implante le dard vivant de la foudre; et de là ses vertus : enrichir ceux qui la possèdent, leur porter bonheur, leur faire gagner leurs procès et leurs demandes aux puissants, donner la santé et la fécondité au bétail, guérir la stérilité chez les femmes, les aider en mal d'enfant. La mandragore interrogée répond aux questions, dévoile les secrets et révèle l'avenir. Si le soir on met une pièce d'or dessus, on en trouve deux le lendemain matin. M. Kuhn cite une curieuse lettre d'un bourgeois de Leipzig, en 1575, à son frère, qui demeurait à la campagne et avait perdu son bétail et ses provisions. Pour réparer ce malheur,

le citadin lui envoie une mandragore, alruniken oder erdtmännlein. « Il devra d'abord la laisser reposer trois jours, puis la baigner dans l'eau chaude, et arroser avec cette eau le bétail et le seuil de sa maison; et dès lors tout ira bien. >>

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La mandragore était connue dès l'antiquité grecque et romaine 1. Théophraste recommande, pour l'arracher, de tracer trois cercles à l'entour avec une épée et de l'enlever en regardant l'orient, tandis qu'un des assistants danse aux environs en prononçant des paroles obscènes. Pline donne des conseils analogues. Columelle l'appelle semihomo mandragoras. Le moyen âge ne fit à son égard que continuer, en les modifiant, les superstitions antiques. On crut que cette racine à forme humaine croissait en certaines circonstances sous le gibet où on avait pendu un jeune homme, voleur de père en fils. Mais pour s'en emparer il fallait bien des précautions, car celui qui entendait le cri qu'elle poussait au moment de l'extraction était un homme mort. On y allait donc un vendredi avant le lever du soleil, les oreilles bien bouchées avec du coton ou de la cire. On creusait un fossé tout autour de la plante après avoir fait trois croix dessus, et on la dégageait ainsi jusqu'à ce qu'elle ne tînt plus qu'au dernier chevelu de sa racine. Alors on lui passait au collet un cordon dont l'autre bout était attaché à la queue d'un chien noir, n'ayant pas un poil blanc sur le corps. On appelait le chien en lui montrant un morceau de pain; dans son élan il enlevait la plante, mais aussitôt, au cri déchirant qu'elle poussait, il tombait mort. On la ramassait alors soigneusement, et la racine en était séparée, lavée avec du vin rouge, enveloppée de soie rouge et blanche et précieusement renfermée dans une cassette. Mais pour la maintenir en bon état de divination, il fallait avoir soin de la baigner tous les vendredis et de lui passer une chemise blanche à chaque nouvelle lune. Toutes ces pratiques, d'ailleurs, s'expliquent par cela seul qu'on lui attribuait une origine et une nature presque humaines. Par une altération des antiques croyances déchues, le dieu de la foudre tombée était devenu l'enfant du gibet (galgenmännlein).

La mandragore, en vieux français mandagloire, s'est changée dans

1 La version des Septante traduit par μῆλα μανδραγορῶν, et saint Jérôme par mandragoræ les dudaïm de la Genèse (xxx, 14), au moyen desquelles Lia obtint que Rachel lui cédât pour une nuit sa place près de Jacob. Mais il s'agit là d'un fruit, probablement aphrodisiaque, qui n'a rien de commun avec la racine de mandragore.

2 X, 19.

Wenn ein erbdieb, der noch reiner jüngling ist, erhängt wird und das wasser oder den samen fallen lässt. Grimm, Deut. Myth., p. 1154.

Rochefort, Gloss., h. v°.

la sorcellerie moderne en « main de gloire », qui sert de chandelier pour éclairer les voleurs et rendre les volés immobiles; et à la fin, le jeu de mots détournant les idées, la main de gloire a été tout simplement une main de pendu1.

La baguette divinatoire trouve également des succédanés pour toutes ses fonctions dans certaines fleurs, bleues d'ordinaire et couleur de ciel, dont les croyances primitives attribuaient sans doute encore la plantation à la foudre. Telle est « l'herbe sans nom » dont il est question dans Pline 2, et qui, quand on l'enfouit aux quatre coins d'un champ de millet, empêche les oiseaux de le dévaster. Ici elle joue le rôle de la baguette de palâça protégeant le troupeau contre les loups. Ailleurs, au moyen âge, une jeune fille avait cueilli une fleur inconnue, et tant qu'elle la tenait à la main, elle devinait la pensée de ses galants 3. C'est aussi une fleur bleue inconnue qu'un berger avait mise à son chapeau, un jour qu'il vit les rochers s'ouvrir devant lui et lui révéler les trésors de la montagne. Il entre, il remplit ses poches, mais il laisse tomber son chapeau. La fleur a beau lui crier : « Ne m'oubliez pas, il n'en tient compte, et, privé de son talisman, il est chassé au dehors, et la porte de fer de la caverne se ferme brusquement sur lui en le blessant au talon . Le cri de la fleur magique, « Ne m'oubliez pas,» vergiss mein nicht, est devenu le nom de plusieurs fleurs bleues, telles que la germandrée et surtout le myosotis des marais, et l'on a attribué de nos jours à ce nom une signification sentimentale qu'il n'avait nullement à l'origine. Ces fleurs magiques, qui, comme la baguette divinatoire, ouvrent l'accès des métaux précieux et des trésors souterrains, s'appellent « fleurs-clefs » (schlüsselblume), « fleurs de fortune» (glücksblume).

Comme la fleur de fortune, la racine magique, nommée dans les

Dict. de Trévoux, vo Main de gloire. En Allemagne, on prépare avec la tige de la fougère la grossière ressemblance d'une main, qu'on appelle « main de fortune, main de saint Jean», et dont la possession préserve de tout malheur et de tout maléfice. V. Friedreich, Symbolik und Mythologie der Natur, p. 358.

2 Hist. nat., XVIII, 17.

3 Grimm, Deut. Myth., 2o éd., p. 1152.

Ibid., p. 923.

Pline donne un autre exemple d'un nom de plante tiré d'un verbe à l'impératif. C'est le réséda, qui tire son origine de la formule: Reseda morbos, reseda, avec laquelle on l'employait pour faire passer les tumeurs. Hist. nat., XXVII, 12.

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