Page images
PDF
EPUB

geur chinois, le bouddhiste Hiouen-thsang, qui apporte d'utiles informations sur l'état politique et religieux de l'Inde tout entière à cette époque. M. Lassen parcourt successivement ces trois périodes, et il étudie pour chacune d'elles, non-seulement l'état politique de la péninsule et l'histoire de ses dynasties simultanées, mais surtout la condition sociale et religieuse, l'état scientifique et littéraire de la nation. Tel est le plan de ce grand et bel ouvrage, aussi riche de détails que simple et rationnel dans sa disposition générale.

La seule lacune sérieuse qu'on puisse y regretter, c'est l'absence de développements suffisants sur la période primordiale à laquelle se rapportent les hymnes du Rig-Véda. Composés dans des temps qui ont précédé de plusieurs siècles l'établissement des Aryas sur les bords du Gange et la fondation des grandes monarchies, ces chants religieux représentent un état social bien différent de celui des temps héroïques dont les épopées nous retracent le tableau. Aujourd'hui que les grands monuments de la littérature védique sont connus et ont été déjà l'objet de travaux importants, ces âges primitifs se révèlent à nous dans des proportions tout autres qu'ils n'en pouvaient avoir à l'époque où M. Lassen écrivait les premières parties de ses Antiquités indiennes. Les hymnes du Véda ne sont que des invocations adressées aux dieux de la nature par des tribus encore adonnées à la vie pastorale; on y trouve à peine la trace d'une tradition proprement dite, d'un souvenir des choses passées, rien qui puisse servir à reconstituer ce que nous appelons l'histoire d'une nation: et cependant chaque ligne, en quelque sorte, y recèle une image, une impression, où se reflète la vie du peuple, la vie morale et la vie physique, la vie de chaque jour et de chaque heure, avec ses pensées, ses habitudes, ses soins domestiques, ses croyances et ses superstitions. Les Aryas primitifs sont là tout entiers, tels qu'ils vécurent pendant plusieurs siècles dans les plaines du Sapta-Sindhou, ou des Sept-Rivières : c'est le nom sous lequel les Hymnes désignent la contrée qu'on nomme aujourd'hui le Pendjab. Rien dans nos documents actuels ne nous fait assister à la transformation graduelle qui changea les tribus pastorales du Sapta-Sindhou en une nation puissante et policée, telle que nous la montrent les Grands Poëmes et les autres documents de l'antiquité; mais on peut mesurer le chemin parcouru par la seule comparaison des deux termes extrêmes. C'est dans cette période de transition que tous les grands problèmes de la société hindoue ont leurs racines; c'est là qu'on en trouverait la solution si ces temps intermédiaires se ranimaient pour nous dans des documents contemporains. Les vestiges, malheureuse

ment, en sont bien faibles et bien rares; dans l'histoire morale des nations, le travail des premiers enfantements n'a guère laissé sa trace. Mais on peut du moins tirer des chants védiques le tableau encore plein de vie, après plus de trois mille ans, des premiers âges de cette société hindoue qui a passé par toutes les phases de la jeunesse, de la virilité et de la décadence, pour arriver à la décrépitude où nous la voyons descendue aujourd'hui.

Ce tableau, nous allons essayer d'en esquisser les traits principaux, avant d'entrer avec M. Lassen dans l'étude des temps héroïques.

VIVIEN DE SAINT-MARTIN.

(La suite à une prochaine livraison.)

TROIS COEURS DE FEMME.

I.

Édouard Rauschenbach, propriétaire de l'hôtel de l'Ange à Mayence, était sans contredit un des hôtes les plus remarquables qui vécût sur les bords du Rhin; il possédait toutes leurs qualités sans participer à aucun de leurs défauts. — Nulle part les voyageurs n'étaient plus ponctuellement servis, nulle part la vaisselle n'était aussi reluisante de propreté, le vin meilleur, les sommeliers plus polis et plus prévenants; aussi lorsqu'un voyageur était une fois descendu à « l'Ange », il lui demeurait fidèle et n'essayait pas d'autre hôtel à Mayence. Édouard Rauschenbach, par son infatigable activité, sa probité à toute épreuve, était devenu l'un des bourgeois les plus riches de la ville, et possédait à Laubenheim, village peu distant de Mayence, une magnifique propriété, qu'il avait dirigée et administrée avec tant d'intelligence, qu'en peu d'années il l'avait considérablement agrandie; ses caves de Mayence et de Laubenheim ne contenaient le produit que de ses propres vignes. La culture de ses champs frappait les agriculteurs, et l'on ne pouvait se lasser d'admirer son bétail, lorsqu'il paissait en liberté dans les prairies qui environnaient la maison. Il s'écoulait rarement une semaine sans que M. Rauschenbach se rendît dans sa propriété, traîné par ses chevaux fougueux, qui l'amenaient inopinément au milieu de son monde, pour s'assurer que rien n'était négligé, qu'aucun abus ne s'introduisait en l'absence du maître.

[ocr errors]

Ses brusques apparitions au lieu d'effrayer ses ouvriers les réjouissaient au contraire; car jamais il ne quittait Laubenheim sans y avoir fait quelque bien. Il n'était pas très-expansif, détestait le bavardage et les belles phrases: il ne disait rien qu'il ne pensât, mais il pensait infiniment plus qu'il ne disait. Était-il venu au secours d'un paysan en

détresse en mettant à son service son temps, ses conseils ou sa bourse, il était heureux que la reconnaissance s'exprimât par une poignée de main, mais il s'en allait aussitôt que les remerciements se formulaient en paroles.

»

Madame Rauschenbach formait sous plusieurs rapports un parfait contraste avec son mari. A la vérité, elle était active et économe sans avarice, mais il lui était impossible de rien faire sans bruit; elle blåmait et grondait sans cesse, en sorte que valets et servantes la contentaient rarement. Elle avait à peine trente-quatre ans, et passait pour une des plus belles femmes de Mayence; ceux mêmes qui ne l'avaient pas vue dix ou douze ans plus tôt s'expliquaient facilement comment Édouard Rauschenbach l'avait choisie, pauvre servante chez un de ses parents d'Ingelheim, quand il aurait pu si facilement obtenir une femme parmi les familles les plus riches et les plus considérées. Quand le propriétaire de « l'Ange la vit pour la première fois, elle terminait sa vingt-quatrième année, tandis qu'il avait dépassé depuis longtemps la première jeunesse. Il n'avait jamais songé à se marier, sa sœur unique lui ayant épargné les ennuis de la vie de garçon en l'aidant dans la conduite de leurs affaires et dans la direction de l'hôtel; cette sœur en mourant lui exprima un vif désir de lui voir choisir une compagne, et même une jeune fille pauvre mais honnête, dont il pût faire la fortune et le bonheur. Que la beauté de Babette l'eût engagé à lui offrir son cœur, c'est possible; mais ce qui est plus positif encore, c'est que l'isolement et la dépendance dans lesquels vivait la pauvre orpheline furent les raisons concluantes qui déterminèrent Édouard à l'associer à sa vic. Au moment où commence notre histoire, ils avaient une petite fille de huit ans qui ressemblait beaucoup à sa tante, et qui par cela même paraissait d'autant plus précieuse et plus chère à son père.

Des affaires de famille avaient nécessité un voyage, et M. Rauschenbach vit son absence se prolonger bien au delà de ses prévisions; pendant ce temps, sa femme déploya encore plus d'activité, et se fit un point d'honneur de lui prouver qu'en cas de nécessité elle était capable de suffire seule à la direction de leurs affaires. Néanmoins elle se sentit bien heureuse quand quelques lignes de son mari lui annoncè rent l'heure de son retour. D'un cœur léger et joyeux elle s'occupa de fêter son arrivée, ordonna un repas suivant ses goûts, revêtit Marie de sa plus jolie robe, et soigna sa propre toilette avec la coquetterie d'une jolie femme désireuse de plaire à celui qu'elle aime. Édouard arriva à l'heure indiquée mais il n'était pas seul; il con

TOME XV.

12

duisait par la main une fillette de huit ans. Après les premiers embrassements, Babette, qui d'un coup d'œil avait déjà examiné l'enfant des pieds à la tête, demanda : « Qui amènes-tu là avec toi, Édouard?

Une enfant, comme tu le vois, répondit-il en souriant.

- Et à qui appartient-elle ?

A nous, si tu veux !

A nous! je ne te comprends pas, reprit-elle en jetant un regard méfiant sur la petite, qui se tenait près de M. Rauschenbach et regardait autour d'elle d'un air craintif.

-Tu le comprendras quand je t'aurai tout raconté, dit le mari; en attendant j'ai un appétit formidable, et la petite ne sera pas fâchée non plus de manger quelque chose. N'est-ce pas, Dora, tu as faim? demanda-t-il à l'enfant en lui caressant la joue.

- Je vais lui donner mon gåteau, s'écria Marie en saisissant la main de Dora avant que celle-ci pût répondre.

- Oui, ma fille, tu as raison, dit son père; puis conduis-la un peu au jardin. »

On peut aisément se figurer la curiosité de madame Rauschenbach et son impatience de connaître l'histoire de la petite Dora; ce ne fut pourtant que vers minuit, quand tout le monde se fut retiré, qu'Édouard, se trouvant enfin seul avec sa femme, commença ainsi :

« Tu veux donc savoir comment et pourquoi j'ai ramené cette enfant? Rien n'est plus simple, et l'histoire sera vite racontée. Avanthier, en traversant Herdenheim, j'allais faire visite au bourgmestre Gottfried Rohrer, qui m'a vendu il y a deux ans le cheval gris-pommelé; - nous causions en vidant une bouteille, quand Dora entra dans la chambre.

» Rohrer l'avait envoyée dans le village avec plus de douze commissions à faire; elle lui rendit compte de la manière dont elle s'en était acquittée; ce qu'on lui avait dit ici, ce qu'elle avait répondu là, pourquoi elle avait parlé ainsi à celui-ci et d'une autre manière à celui-là; bref, il y avait tant de tact, de raison et de prudence dans cette enfant, que je ne pus m'empêcher d'exprimer mon admiration et mon étonnement quand elle sortit de la chambre.

>> - Oui, c'est une enfant remarquable, dit Rohrer; mais elle tombera sous peu à la charge de la commune, et nous serions bien aises si nous pouvions lui trouver une position convenable.

)— Est-ce qu'elle n'a pas de parents? demandai-je.

Non! ses parents n'étaient pas de notre pays; ils vinrent s'y établir il y a bien des années; le père était musicien, violoniste

« PreviousContinue »