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erreurs tout aussi bien que les sens externes. Cette objection repose sur une des assertions fondamentales de la philosophie de M. de K. que je ne puis saisir. Il prétend que la connaissance n'est pas une manière d'être du moi. Il n'accorde l'être qu'aux désirs et aux sentiments de plaisir et de peine; et il oppose toujours l'être au savoir. La comparaison que M. de K. fait entre le sens intime et les sens externes d'après Kant ne paraît pas bien exacte. Il semble qu'il y ait une différence capitale, c'est que la conscience ou le sens intime nous donne la connaissance immédiate de l'existence de l'être pensant, sentant, voulant, tandis que les sens externes ne nous donnent que des signes dont nous concluons l'existence et les propriétés des corps. Au reste les critiques de M. de K. sont très-dignes de l'attention des philosophes.

Y.

Essai sur la méthode de Descartes par T.-V. CHARPENTIER. Paris, Delagrave, 1869. In-8°, iij et 210 p. Prix : 3 fr.

Le travail de M. T.-V. Charpentier est un exemple intéressant du parti que l'on peut tirer des circonstances où un ouvrage a été publié pour l'intelligence de cet ouvrage. M. Ch. a remarqué que le discours de la méthode ayant été publié en 1637 par Descartes suivi de la dioptrique, des météores et de la géométrie, il devait y avoir et il y avait en effet une liaison intime entre ces ouvrages. Et Descartes lui-même est appelé fort à propos en témoignage par M. Ch. (Euvres, éd. Cousin, VI, 299): « Je crois qu'il est à propos que je >> vous dise que ma géométrie est telle que je n'y souhaite rien davantage et que » j'ai seulement tâché par la dioptrique et par les météores de persuader que >> ma méthode est meilleure que l'ordinaire, mais que je prétends l'avoir » démontré par ma géométrie. » Guidé par cette vue M. Ch. établit que les quatre règles fameuses du discours de la méthode, qui semblent en elles-mêmes. assez vagues et assez banales, prennent un sens plus précis, quand on les considère comme une extension, un développement de la méthode mathématique. En effet la première règle « de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je >> ne la connusse évidemment être telle,» se rapporte clairement à l'évidence mathématique. La seconde « de diviser chacune des difficultés que j'examinerais >> en autant de parcelles qu'il se pourrait et qu'il serait requis pour les mieux » résoudre,» a rapport aux procédés que l'on emploie pour mettre un problème en équation. La troisième «< de conduire par ordre nos pensées en commençant » par les objets les plus aisés à connaître pour monter peu à peu comme par » degrés à la connaissance des plus composés, » est évidemment tirée de la géométrie qui étudie d'abord les lignes, puis les surfaces et enfin les solides. La troisième «< de ramener graduellement les propositions embarrassées et obscures » à de plus simples et ensuite partir de l'intuition de ces dernières pour arriver » par les mêmes degrés à la connaissance des autres, » n'est autre chose que la formule de la méthode d'invention géométrique appelée analyse. Enfin la quatrième et dernière « de faire partout des dénombrements si entiers et des >> revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre, » est ce qu'on appelle l'induction mathématique. Pour démontrer cette thèse il fallait avoir étudié à fond les œuvres mathématiques de Descartes, et c'est ce qu'a fait M. Ch. Il a

ainsi renouvelé un sujet qui semblait épuisé, en prenant son point de départ dans une simple remarque de bibliographie.

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Je suis complètement d'accord avec M. Ch. sur le fond de ses recherches qui me semble neuf, ingénieux et solide. Je ne trouve à redire que sur quelques points de détail. Il aurait pu marquer avec plus de précision les mérites et les défauts de l'édition de Descartes par M. Cousin. La partie scientifique de cette édition semble défectueuse et négligée. P. 9. « Les spéculations mathé » matiques sont incomparablement plus aisées après la lecture d'un ouvrage. » écrit en grec qu'après celle d'un ouvrage écrit en latin. » Cette observation psychologique est évidemment toute personnelle. Elle pourrait bien être une illusion. P. 10. « J'apprends qu'un auteur allemand vient de soutenir une >> thèse de philosophie qui a pour titre de geometria arte et scientia. » Qui? quand ? où? — P. 26. « Descartes a lui aussi lu et jugé les célèbres Dialogues > condamnés par l'inquisition. » M. Ch. a confondu les Dialogues sur les sciences nouvelles avec le Dialogue sur les grands systèmes du monde. Descartes parle seulement du premier ouvrage, qui est tout à fait étranger à l'astronomie. - P. 51, n. 2. «Saellius, Marinus, Ghetaldus. » Marinus Ghetaldus est le nom d'un seul personnage. P. 61. « L'algèbre spécieuse..... s'occupe des choses homo>> gènes dont on considère les rapports ou les proportions. >> Dans le texte de Beaune, qui est ici traduit, on lit «< rationes vel proportiones. » Les expressions sont synonymes; il faut donc supprimer les. P. 64. L'Organon d'Aristote est une collection d'ouvrages composés par lui indépendamment les uns des autres et qui n'ont été réunis en un seul corps que longtemps après lui. P. 65. « Il me semble que les scolastiques ont poussé fort loin l'analyse philosophique

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» du langage; qu'ils ont très-exactement connu et très-finement indiqué la » valeur propre de chaque espèce de mots, qu'ils ont très-profondément étudié » la nature de la proposition..... » Cet éloge est fort exagéré. Les scolastiques ont l'excellente habitude de définir les termes techniques qu'ils emploient et de les employer toujours dans le sens qu'ils ont défini. Ils ont créé un certain nombre de termes heureux, dont beaucoup ont même passé dans la langue vulgaire. Mais leurs travaux grammaticaux sont de peu de valeur; et on ne peut pas dire, comme l'a fait Hamilton, que les langues modernes leur doivent leur précision analytique. Elles n'ont pas cette précision à un plus haut degré que le grec; et c'est d'ailleurs une qualité qui dépend des auteurs qui manient une langue, mais elle n'appartient pas à la langue elle-même. Ne confondons pas l'instrument avec l'artiste qui en joue. - P. 67. Il n'est pas exact de dire que l'école n'enseignât pas la logique d'invention. C'était l'objet des Topiques d'Aristote. P. 105. Je doute que le signe de l'égalité vienne de ae. P. 144, n. 1. « Galilée est le fondateur de la physique expérimentale, comme » Descartes est le fondateur de la physique mathématique. » Les recherches de Galilée sur la pesanteur et l'équilibre des corps flottants sont autant du domaine de la physique mathématique que de celui de la physique expérimentale.-P. 203. « C'est d'elle (la méthode cartésienne) que le xvIIe siècle a pris en toutes » choses cette justesse infaillible, cette précision qui feront à tout jamais l'admi» ration et le désespoir de tous ceux qui tenteront d'écrire et de penser. »

64 L'influence du cartésianisme me semble ici très-exagérée. Il est vrai de dire qu'une philosophie vague et chimérique peut nuire beaucoup à une littérature. La littérature allemande des quarante premières années de notre siècle en est un exemple frappant.

REVUE CRITIQUE D'HISTOIRE ET DE LITTÉRATURE.

Ce début de M. Charpentier annonce une aptitude particulière à traiter de l'histoire des sciences dans les temps modernes. On ne saurait trop l'encourager à persévérer dans cette voie.

Y.

Descartes, son histoire depuis 1637, sa philosophie, son rôle dans le mouvement général de l'esprit humain, par J. MILLET, docteur ès-lettres, agrégé de philosophie. Paris, Dumoulin, 1870. In-8°, 372 p. — Prix : 7 fr.

Cet ouvrage de M. Millet fait suite à une publication antérieure de lui, intitulée: Histoire de Descartes avant 1637. Paris, Didier, 1867. Il contient l'historique, l'analyse et l'examen critique des méditations, des principes, des travaux de physique et de géométrie, des œuvres physiologiques, du traité des passions, des opuscules de morale. Les recherches historiques de M. M. sur les circonstances où ont été publiés les principaux ouvrages de Descartes sont intéressantes et utiles. On voudrait pourtant plus de détails sur la querelle de Descartes avec Voët, particulièrement sur le milieu social où les deux adversaires ont lutté. Les analyses d'ouvrages aussi connus et aussi accessibles que ceux de Descartes n'offraient pas grand intérêt. Quant à l'examen critique, l'épithète de critique n'est pas ici à sa place. M. Millet exprime pour Descartes une admiration sans réserve. Il me semble bien exagéré de dire à propos du traité des passions (p. 317) qu'« au point de vue élevé où il (Descartes) s'est placé, les deux sciences, distinguées plus tard, et avec tant de peine par Jouffroy et son école, s'unissent et se fondent dans l'unité d'une science supérieure qui est la physiologie de la pensée. Sans doute c'est sans organe qu'on entend et qu'on veut, mais ce n'est pas sans organe qu'on sent et qu'on pâtit. Il y a ici une union naturelle entre la pensée et l'étendue..... Il n'était peut-être pas inutile de faire ressortir cette hardiesse et cette profondeur et de montrer à l'école française que si en ces derniers temps elle a été devancée par l'école anglaise dans cette science complexe que nous avons appelée la physiologie de la pensée, elle reprendra d'anciennes et glorieuses traditions en poursuivant comme Descartes et en menant de front les études de psychologie et de physiologie. » La physiologie du traité des passions qui n'est que le dévoloppement de l'hypothèse des esprits animaux est ce qu'il y a de plus arbitraire. Je ne sais au juste ce que M. Millet entend par cette science supérieure qu'il appelle la physiologie de la pensée. Mais la distinction faite par Jouffroy entre la psychologie et la physiologie n'en reste pas moins solide. Les faits que nous ne connaissons que par le sens intime ne peuvent évidemment être étudiés par les mêmes méthodes que ceux qui tombent sous nos sens externes. Il y a là entre les moyens de connaître une différence radicale qui s'étend aussi aux méthodes des sciences elles-mêmes.

Nogent-le-Rotrou, imprimerie de A. Gouverneur.

Y.

D'HISTOIRE ET DE

LITTÉRATURE

N° 5

3 Février

1872

Sommaire: 16. Livres bouddhiques en chinois, tr. p. BEAL.-17. BARTSCH, Histoire de la littérature provençale.-18. DE SYBEL, Histoire de l'Europe pendant la révolution française, tr. p. BOSQUET. 19. ZIMMERMANN, Merck et son temps.

16.

A Catena of Buddhist scriptures from the Chinese. By Samuel BEAL. London, Trübner; Paris, lib. Franck. 1871. xiij-436 p. In-8°. - Prix: 18 fr. 75.

La littérature chinoise fournit, on le sait, un secours considérable pour l'étude du bouddhisme. « Les 1440 ouvrages distincts comprenant 5586 livres >> (Préface, p. V) dont se compose la somme bouddhique du Céleste-Empire offrent, à n'en pas douter, beaucoup de redites; mais que de choses il doit y avoir à puiser pour la connaissance de la religion fondée par Câkyamuni! Aussi la littérature bouddhique de la Chine a-t-elle été explorée fructueusement avant celle de l'Inde même. Abel Rémusat se distingua par des mémoires très-solides et très-savants sur le bouddhisme (chinois); et la publication du Fo-koue-ki, un peu antérieure à celle du Mahâvanso de Turnour, fit faire un pas considérable à la connaissance du bouddhisme et surtout de son histoire. M. Julien, par sa publication de la vie et des mémoires de Hiouen-Thsang, a heureusement continué ce qu'Abel Rémusat avait commencé d'une façon si judicieuse. D'autres travaux, tels que sa «< Méthode de déchiffrement des noms bouddhiques-chinois, » son mémoire sur les 18 écoles, ont apporté aux études bouddhiques une aide puissante. Cependant l'on peut dire que malgré tant d'efforts le canon bouddhique de la Chine n'a été qu'effleuré. On a traduit ou analysé des Sûtras pâlis, sanskrits, tibétains: c'est à peine, croyons-nous, si les Sûtras Chinois ont été abordés. M. Wassilief l'a fait, il est vrai, sur une vaste échelle, mais nous n'avons eu jusqu'ici qu'un aperçu de ses travaux'. M. Beal paraît être le seul qui se soit attaché à cette branche d'études d'une façon spéciale et profitable au public.

Depuis une douzaine d'années, ce laborieux sinologue a inséré dans le Journal asiatique de Londres la traduction d'un certain nombre de Sûtras, par exemple le Sûtra des 42 articles, le Vajrachedika, le Pâramita-hridaya, le Pratimoxa, les souvenirs de Sakya Buddha Tathagata, l'Amitabha-sutra, la liturgie de Kwan-yin. La plupart de ces ouvrages existent en sanskrit, en tibétain, en pâli; mais les traductions de M. Beal sont faites exclusivement sur la version chinoise; elles n'en sont que plus intéressantes, puisque, en reproduisant le texte adopté dans l'empire du milieu, elles donnent lieu à d'utiles comparaisons. Aussi la Société asiatique de Londres a-t-elle eu l'excellente idée

1. Voy. Rev. crit., 1866, art. 27 (3 février).

de publier dans le XIX volume de son Journal (p. 407-480) la traduction du Pratimoxa faite sur la version chinoise par M. B. parallèlement avec la traduction faite par Gogerly sur le texte pâli du même ouvrage.

Le livre que M. Beal offre aujourd'hui au public renferme toutes les traductions de Sûtras énumérées plus haut, sauf cependant celle du Vajrachedika dont l'auteur se borne à citer quelques passages. En réunissant ainsi en un corps d'ouvrage les traductions publiées antérieurement dans des temps différents, M. B. y a ajouté plusieurs autres traductions encore inédites, telles que <«<le » manuel quotidien du Shaman» (p. 239-244), le Siao-tchi-kwan, ouvrage propre à une certaine école dont nous parlerons plus tard, et dont M. B. nous offre seulement l'analyse, mais une analyse très-soignée. Deux traductions surtout, par leur importance et par leur étendue, représentent la partie nouvelle du travail de M. B; le Fah-kai-on lih-to, titre que M. B. traduit ainsi : « Le >> monde bouddhique illustré; » la traduction occupe les pages 15-125: — et le Çurangama sûtra, qui n'est pas comme le suppose M. B. avec une hésitation trop bien justifiée, le même que le Samâdhi-Râjâ, mais est fort bien un ouvrage distinct, traitant à la vérité des mêmes matières, et dont la version tibétaine se trouve dans le même volume du Kandjour que celle du Samâdhi-Râjâ. La traduction de M. B. ne comprend guères que le tiers de l'ouvrage entier; elle occupe dans le volume de M. B. les pages 286-369, et est imprimée en caractères plus fins.

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M. B. est très-sobre de développements, de réflexions, de considérations; la part faite à l'exposition dans son livre est minime: il a laissé la parole aux textes, et son principal travail a consisté à les classer. Il les a réunis en quatre ou cinq groupes qui déterminent les divisions suivantes du livre. I. Légendes et mythes. II. Le bouddhisme en tant que religion. III. La période scholastique. IV. La période mystique. V. Déclin et chute. L'auteur dit, dans sa préface, qu'il a, autant que possible, suivi l'ordre chronologique et nous ne lui ferons pas précisément le reproche d'avoir manqué à la règle qu'il s'était luimême fixée; cependant le lecteur est quelque peu étonné, en commençant cette série de textes échelonnés suivant l'ordre chronologique, de se trouver tout d'abord en présence d'un ouvrage publié en 1573, et dont les spéculations cosmogoniques, tout en nous transportant dans les siècles les plus reculés comme dans les espaces les plus étendus, ne constituent certainement pas la portion la plus ancienne des théories bouddhiques: mais, comme M. Beal le remarque avec raison (p. 10, note), et comme d'ailleurs le lecteur ne tarde pas à s'en apercevoir par le plus rapide examen, cet ouvrage s'appuie constamment sur le canon bouddhique et sur les commentaires les plus savants écrits dans l'Inde. En effet, le texte du Fah-kai-on-lih-to n'est guères qu'une série de citations; l'auteur y invoque constamment l'autorité de tel ou tel écrit classique dont il reproduit les paroles; sur un même sujet, il citera plusieurs témoignages qui se confirment mutuellement ou se contredisent. C'est là ce qui donne un grand prix à cet ouvrage tout moderne. Les traités auxquels sont empruntées ces citations intéressantes ne sont pas toujours faciles à identifier, et M. B. est plus d'une

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