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trouverez dans l'Italie du moyen âge, plus d'une image de la féodalité, les lourdes armures, les puissants coursiers, les forts châteaux, jamais ce qui constitue la féodalité elle-même, la foi de l'homme en l'homme. L'héroïsme italien est de nature plus haute. Que lui importe un homme périssable, une chair mortelle, et ce cœur qui bientôt ne battra plus; il sait mourir, quoiqu'il n'aille pas chercher la mort, mais mourir pour une idée. Je sais dans telle forteresse tel homme qui, au milieu des plus rudes épreuves, gardera jusqu'à la mort le secret de la liberté. Tout autre dévouement est simplicité, enfance aux yeux des compatriotes de Machiavel. La recherche aventureuse des périls inutiles, la déification de la femme, la religion de la fidélité, la rêverie enthousiaste du monde féodal, tout cela excite en eux un rire inextinguible. Leur poëme chevaleresque est la satire de la chevalerie, l'Orlando furioso. Point d'association industrielle ni militaire, si ce n'est pour un but précis, pour un intérêt, pour une idée.

Le génie italien est un génie passionné, mais sévère, étranger aux vagues sympathies. Ce n'est point le monde naturel de la famille, de la tribu, c'est le monde artificiel de la cité. Circonscrit par la nature dans les vallées de l'Apennin, isolé par des fleuves peu navigables, il s'enferme encore dans des murs. Il y règne loin de la nature dans des palais de marbre, où il vit d'harmonie, de rhythme et de nombre; s'il en sort, c'est pour se bâtir dans ses villa des jardins de pierre. Et d'abord, il se caractérise par l'harmonie de la vie civile, par la législation, par la jurisprudence. Après tant d'invasions barbares, l'indestructible droit romain reparaît à Bologne et par toute l'Italie. Les subtilités de Tribonien sont subtilisées par Accurse et Barthole. A côté des juristes, reviennent les mathématiciens. Cardan et Tartaglia continuent Architas et Pythagore. Leur géométrie abstraite est reçue dans la géométrie concrète de l'architecture, l'art de la cité matérielle, comme la législation est l'art de la cité morale. A Rome, à Florence, la figure humaine, dans les tableaux, reproduit la sévérité, quelquefois la sécheresse architecturale. Ce n'est guère qu'au nord, dans le coloris vénitien, dans la grâce lombarde, que la peinture consent à humaniser l'homme. Pour la nature, elle osera rarement se montrer dans les tableaux. Peu de paysages, peu de poésie descriptive en Italie.

La poésie s'y inspire du génie de la cité. Sans doute dans ce pays tout homme chante; le climat y délie toute langue. Mais le vrai poëte italien, c'est l'architecte de la cité invisible, dont les cercles symboliques sont la scène de la Divina Commedia. Dante est l'expression complète de l'idée italienne

du rhythme, du nombre; il a mesuré, dessiné, chanté son enfer. C'est encore sous la forme harmonique de la cité, que l'histoire de l'humanité apparut au fondateur de la philosophie de l'histoire, le Dante de l'âge prosaïque de l'Italie, Giambatista Vico. Dans la dualité du corso et du ricorso, dans la triplicité des âges, dans la beauté géométrique de sa forme, la Scienza nuova me représente le génie rhythmique de l'Étrurie et de la Grèce pythagoricienne.

Lors même qu'il sort de la cité, l'Italien en transporte, en imprime partout l'image. On sait avec quel soin sévère la religion étrusque et la politique romaine mesuraient et orientaient les champs. Partout l'agrimensor et l'augure venaient, derrière les légions conquérantes, calquer la colonie nouvelle sur la forme sacrée de la métropole. Tandis que, chez les nations germaniques, l'homme s'attache à son champ, s'y enracine, et aime à tirer son nom de sa terre; l'Italien lui donne le sien; il n'y voit qu'un rapport de plus avec la cité, qu'une matière d'intérêt civil. Le juriste, le stratégiste, viendront reconnaître la terre pour en régler ou déplacer les limites, pour transférer ou maintenir la propriété selon les moyens divers de leur art.

La mère de la tactique comme de la jurisprudence, c'est l'Italie. La guerre est devenue une science entre les mains des condottieri italiens, les Alberic, les Sforza, les Malatesta de la Romagne, les Braccio, les Baglioni, les Piccinino de l'Ombrie. L'Italie fournit le Levant d'ingénieurs. Les fondateurs de l'architecture militaire sont des Italiens. Le premier capitaine de l'antiquité, César, appartient à l'Italie; le premier des temps modernes, fut un homme de race italienne, adopté par la France. Quand nous ignorerions l'origine de Napoléon, le caractère à la fois poétique et pratique de son génie, la beauté sévère de son profil, ne feraient-ils pas reconnaître le compatriote de Machiavel et de Dante?

Il est temps d'en finir avec ces ridicules déclamations sur la mollesse du caractère italien. Voulezvous juger la valeur italienne par la populace de Naples? Jugez donc la France par les canuts de Lyon. Laissons les gentlemen anglais et les poëtes allemands aller chercher à la table des Italiens de Rome et de Milan, des inspirations de mépris sublime et de colère généreuse. N'ont-ils pas aussi insulté la Grèce au tombeau, la veille de sa résurrection? Hommes légers et cruels, qui confondez sous le même opprobre les lazzaroni et les romagnols, les héros et les lâches, avez vous donc oublié l'armée italienne de Bonaparte, et tant de faits d'armes des Piémontais? Et naguère encore, ceux que vous accusiez de ne pas savoir tirer l'épée

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pour leur pays, n'ont-ils pas su mourir pour Vous 1?

L'Italie a changé, dit-on, et l'on croit avec un mot avoir expliqué et justifié ses malheurs. Et moi, je soutiens qu'aucun peuple n'est resté plus semblable à lui-même. J'ai déjà marqué, dans ce qui précède, la perpétuité du génie italien, des temps anciens aux temps modernes. Il me serait trop facile de la suivre dans une foule de détails moins importants.

Le costume est presque le même, au moins dans le peuple. Je vois partout le venetus cucullus, l'aiguille d'acier dans les cheveux des femmes, les colliers, les anneaux, comme à Pompéi; jusqu'aux sandales et au pileus, que vous retrouverez vers Fondi.

La nourriture est analogue. Dans les villes, mêmes rues étroites. Les Thermopoles sous le nom de cafés. Le prandium à midi, et la sieste et la promenade du soir. En tout temps, même foule autour de l'improvisateur, qu'il s'appelle Stace, Dante, ou Sgricci. On rencontre dans les filosofi de Naples, les litterati en plein vent, les Ennianistes de l'antiquité. Seulement l'Arioste et le Tasse ont pris la place d'Ennius.

Dans les campagnes, même système de culture. La charrue est celle même que décrit Virgile. En Toscane, les bestiaux sont comme autrefois renfermés et nourris de feuillage, de peur qu'ils ne blessent les vignes et les oliviers. Ailleurs, ils poursuivent leur éternel voyage des montagnes aux plaines de Rome et de la Pouille, et de la plaine à la montagne.

Chaque province est restée fidèle à son génie. Naples est toujours grecque, quoi qu'aient fait les barbares. Le type sauvage des Brutiens s'est manifestement conservé à San-Giovanni in fiore. Les Napolitains sont toujours bruyants et grands parleurs. Naples est une ville d'avocats. Dès l'antiquité il y avait à Naples des combats de musique. Le génie philosophique de la grande Grèce n'a-t-il pas revécu dans Telesio, dans Campanella et dans l'infortuné Bruno?

Au midi, l'idéalisme, la spéculation et les Grecs; au nord, le sensualisme, l'action et les Celtes. Les charpentiers, les menuisiers, les colporteurs, les maçons, viennent de Novarre, de Como, de Bergame.

1 Parmi les étrangers qui ont combattu pour la liberté de la France dans les journées de juillet 1850, on comptait un assez grand nombre d'Italiens; on nous en signale seulement quelques-uns : « M. Giannone (l'auteur de l'Exilé) s'est toujours montré aux endroits les plus dangereux; M. Bonnizzi a été blessé au bras gauche; M. Libri a commencé la première journée avec

Bergame, patrie d'Arlequin, est celle aussi du vieux comique Cecilius Statius.

Même perpétuité dans les contrées du centre, dans Rome et dans l'Étrurie. Le caractère cyclopéen n'est pas plus frappant dans les murs de Volterra que dans les édifices de Florence, dans les masses du palais Pitti. La roideur de l'art étrusque reparait dans Giotto et jusque dans Michel-Ange: Mais je compte mieux montrer ailleurs l'identité de l'Étrurie dans tous les âges.

Lorsque le barbare Sylla eut dévasté l'Étrurie, il choisit une place dans la vallée de l'Arno, y fonda une ville, et la nomma d'après le nom mystérieux de Rome. Ce nom connu des seuls patriciens, et qu'il était défendu de prononcer, était Flora. Il appela la ville nouvelle Florentia. Florence a répondu à l'augure. Le poëme des antiquités de l'Italie primitive, l'Énéide, venait de la colonie étrusque de Mantoue, et c'est à un Toscan, à un Florentin qu'est dû le poëme des antiquités du moyen âge, la Divine Comédie. L'Italie est le pays des traditions et de la perpétuité historique. Questa provincia, dit Machiavel, avec sa force et sa gravité ordinaire, pare nata a risuscitare le cose morte.

Au centre de la péninsule, le peuple n'a pas changé davantage. Ceux-ci n'ont jamais été propres ni à l'art ni à la science. La plupart des écrivains illustres de Rome, Catulle, Virgile, Horace, Ovide, Lucain et Juvénal, Cicéron, Tite-Live, Sénèque et les Pline, une foule d'autres moins illustres, lui sont venus d'autres contrées. De même au moyen âge. Son théologien, son artiste, sont deux étrangers, saint Thomas d'Aquin, Raphaël d'Urbin. A Rome toutefois vous trouverez la satire amère et mordante, le rire tragique. Lucile et Juvénal étaient Romains de naissance; Salvator Rosa et Monti l'ont été d'adoption.

La véritable vocation du Romain, c'était l'action politique. Ne pouvant plus agir, il rêve. Contemplez cette race monumentale dans les rues et sur les places publiques, vous serez frappé de sa fierté. Ce sont les bas-reliefs de la colonne Trajane, qui sont descendus et qui marchent. Pour rien au monde, le Romain ne fera œuvre servile. Il faut qu'il vienne des hommes des Abbruzzes pour recueillir les moissons ou réparer les routes, des Bergamasques, pour porter les fardeaux. Sa femme ne daignera recoudre

un bâton; dans la seconde, il a conquis un fusil sur un soldat; et dans la troisième, il a complété son équipement en désarmant un officier supérieur ; M. Libri n'a pas quitté le premier rang de nos braves pendant soixante heures.» (Voy. le journal le Temps, numéros du 30 juillet au 1er août. Voy. aussi la Revue française, novembre 1829.)

les trous de son manteau; il faut un juif pour le raccommoder. La seule exportation de Rome, c'est la terre même, les haillons et les antiquités.

Comme au temps où Juvénal nous montre le préteur et le tribun recueillant la sportula de porte en porte, le Romain d'aujourd'hui mendie noblement. Sa nourriture est toujours le porc. Les charcutiers et les bouchers sont presque les seules boutiques à Rome. Toujours sensuel et cruel, il se contente de combats de taureaux, faute de gladiateurs. Accusez-le de férocité si vous voulez ; mais de faiblesse, non son couteau répondrait. Son couteau ne le quitte pas. Le coup de couteau est un geste naturel et fréquent à Rome. Il faut voir aussi avec quelle joie furieuse il place le feu sous la peau du cheval de course. Son cri de carnaval est un cri de sang et de nivellement Mort au seigneur abbé ! mort à la belle princesse! Il ne criait pas plus fort: Les chrétiens aux lions! Et il faut dire aussi qu'il y a dans l'air de cette ville quelque chose d'orageux, d'immoral et de frénétique. Au milieu des plus étourdissants contrastes, parmi les monuments de tous les âges, égyptiens, étrusques, grecs, romains, au rendez-vous de toutes les races du monde, vous entendez toutes les langues excepté l'italienne; plus d'étrangers que de Romains, et des rois dans la foule. La tête tourne, le vertige gagne ; je ne m'étonne pas que tant d'empereurs, qui voyaient tout cela tourbillonner à leurs pieds, soient devenus fous.

Une ressemblance plus triste encore entre les temps anciens et les temps modernes, c'est la solitude des environs de Rome et en général des campagnes d'Italie. Quel que fût le génie agricole des anciens Latins, on voit que, dès le temps de la république, une partie de la contrée était laissée en prairies (prata Mucia, Quintia, etc.). Caton recommande le pâturage comme le meilleur emploi de la terre. Ce conseil fut suivi. Il dispensait les propriétaires de résider sur leurs terres, de faire travailler les pauvres; il leur suffisait de quelques esclaves. Il en advint à l'Italie comme à l'Angleterre au temps d'Henri VIII, où l'on disait que les moutons avaient mangé les hommes. La désolation s'étendit. César fut déjà chargé de dessécher les Marais - Pontins. Strabon, Pline et Tacite se plaignent de la mala aria. Et Lucain put dire sans exagération : Urbs nos una capit.

Ce mot est la condamnation de l'Italie. Le désert de Rome, aussi isolée sur la terre que Venise au milieu des eaux, est le triste symbole des maux qu'a faits cette vie urbaine (urbanitas), dans laquelle s'est toujours complu le génie italien. L'Italie a vu deux fois se reproduire dans les villes étrusques de l'antiquité, dans les villes guelfes du moyen âge, le premier développement de l'industrie, et la do

mination des cités sur les campagnes. Deux fois aussi, contre l'industrie productrice, s'est élevée l'industrie destructrice, la guerre, qui a dévoré les campagnes, épuisé les villes; la guerre comme métier et calcul; la guerre vivant d'elle-même, Rome dans l'antiquité, au moyen âge les condottieri.

La pauvre Italie a peu changé, et c'est là sa ruine. Elle a subi constamment la double fatalité de son climat et du système étroit de société dans laquelle elle est concentrée. Ce système a desséché et amaigri le cœur de l'Italie ( Italum robur); je veux dire Rome et l'ancien Samnium. Dès le temps d'Honorius, la Campanie heureuse avait elle-même été abandonnée sans culture. Les Germains, ennemis des cités, semblaient devoir rendre l'importance aux campagnes qu'ils se partageaient. Il n'en fut pas ainsi. Les hommes du Nord fondirent comme neige sur cette terre ardente. Les cités italiennes absorbèrent les Goths en moins d'un siècle. Les Lombards, la race la plus énergique de l'Allemagne, n'y tinrent pas deux cents ans. A en juger par la physionomie du peuple et par la langue, l'influence des invasions germaniques fut tout extérieure. Les barbares ont cru souvent avoir soumis l'Italie; mais ils ont introduit peu de mots tudesques dans cet idiome indomptable. En vain le parti allemand ou gibelin, s'organisant sous la forme féodale, dressa ses châteaux sur les montagnes, et arma les campagnes contre les cités. Les châteaux furent détruits, les campagnes absorbées par les villes, les villes isolées par la dépopulation des campagnes, nivelées par le radicalisme de l'Église romaine, du parti guelfe, et des tyrans; elles perdirent avec l'aristocratie gibeline tout esprit militaire, et la contrée se trouva livrée aux étrangers. Depuis ce temps, la tête de l'Italie, qui dans l'antiquité était au midi, dans la grande Grèce, a passé au nord, et se trouve aujourd'hui dans la Romagne, le Milanais et le Piémont, parties celtiques de l'Italie. C'est dire assez que l'Italie a peu d'espoir d'originalité, et que longtemps du moins elle regardera la France.

Ainsi dans l'Europe même, que semblait s'être réservée la liberté, la fatalité nous poursuit. Nous l'avons trouvée dans le monde de la tribu et dans celui de la cité, dans l'Allemagne et dans l'Italie. Là comme ici, la liberté morale est prévenue, opprimée par les influences locales de races et de climats. L'homme y porte également dans son aspect le signe de la fatalité. La contrée se réfléchit en lui; vous diriez un miroir. L'Allemagne est toute dans la figure de l'Allemand; l'œil bleu-pâle comme un ciel douteux, le poil blond ou fauve comme la biche de l'Odenwald. Les années même ne suffisent pas toujours pour caractériser ses formes. Vous

retrouvez souvent dans la forte jeunesse, jusque | les Frances anglaise, allemande, espagnole, dont dans l'âge mur, la molle et incertaine beauté de l'enfance. Ainsi l'homme se confond avec la nature qui l'environne. L'Italien semble mieux s'en détacher. Son œil profond et sa vive pantomime promettent une personnalité forte; mais cet œil ardent flotte et rêve. Le regard est souvent mobile à faire peur ; ces cheveux noirs comme les vins du Midi, ce teint profondément bruni, accusent le fils de la vigne et du soleil, et le replongent dans la fatalité dont il avait paru affranchi.

Ces puissantes influences locales, identifiant l'homme à sa terre, l'attachant au moins de cœur et d'esprit à sa montagne, à sa vallée natale, le maintiennent dans un état d'isolement, de dispersion, d'hostilité mutuelle. La vieille opposition de la Saxe et de l'Empire subsiste obstinément à travers les âges. Chacune même des deux moitiés n'est pas homogène. Le Hessois hait le Franconien, le Franconien le Bavarois, celui-ci l'Autrichien. Le Grec de la Calabre, le Celte de Milan, ne sont pas plus éloignés l'un de l'autre que le fils de l'âpre Samnium et celui de la molle Étrurie. Cette diversité de provinces et de villes s'exprime par la dérision mutuelle, par la création d'un comique local, par l'opposition du bergamasque Arlequin et du Polichinelle napolitain, du saxon Eulenspiegel, et de l'autrichien Hanswurtz.

Dans de telles contrées, il y aura juxtà-position de races diverses, jamais fusion intime. Le croisement des races, le mélange des civilisations opposées, est pourtant l'auxiliaire le plus puissant de la liberté. Les fatalités diverses qu'elles apportent dans ce mélange, s'y annulent et s'y neutralisent l'une par l'autre. En Asie, surtout avant le mahométisme, les races isolées en tribus dans des contrées diverses, superposées en castes dans les mêmes contrées, représentent chacune des idées distinctes, ne communiquent guère et se tiennent à part. Races et idées, tout se combine et se complique en avançant vers l'Occident. Le mélange, imparfait dans l'Italie et l'Allemagne, inégal dans l'Espagne et dans l'Angleterre, est en France égal et parfait. Ce qu'il y a de moins simple, de moins naturel, de plus artificiel, c'est-à-dire de moins fatal, de plus humain et de plus libre dans le monde, c'est l'Europe; de plus européen, c'est ma patrie, c'est la France.

L'Allemagne n'a pas de centre, l'Italie n'en a plus. La France a un centre; une et identique depuis plusieurs siècles, elle doit être considérée comme une personne qui vit et se meut. Le signe et la garantie de l'organisme vivant, la puissance de l'assimilation, se trouve ici au plus haut degré: la France française a su attirer, absorber, identifier

1. MICHELET.

elle était environnée. Elle les a neutralisées l'une par l'autre, et converties toutes à sa substance. Elle a amorti la Bretagne par la Normandie, la Franche-Comté par la Bourgogne; par le Languedoc, la Guyenne et la Gascogne; par le Dauphiné, la Provence. Elle a méridionalisé le Nord, septentrionalisé le Midi; a porté au second le génie chevaleresque de la Normandie, de la Lorraine; au premier la forme romaine de la municipalité toulousaine, et l'industrialisme grec de Marseille.

La France française, le centre de la monarchie, le bassin de la Seine et de la Loire, est un pays remarquablement plat, pâle, indécis. Lorsque, des pics sublimes des Alpes, des vallées sévères du Jura, des coteaux vineux de la Bourgogne, vous tombez dans les campagnes uniformes de la Champagne et de l'Ile-de-France, au milieu de ces fleuves vagues et sales, de ces villes de craie et de bois, l'âme est saisie d'ennui et de dégoût. Vous voyez bien de grasses campagnes, de bonnes fermes et de bons bestiaux. Mais cette image prosaïque d'aisance et de bien-être ferait regretter la pauvre Suisse et jusqu'à la désolation de la campagne de Rome. Quant aux hommes, ne leur demandez ni les saillies de la Gascogne, ni la grâce provençale, ni l'âpreté conquérante et chicaneuse de la Normandie, encore moins la persistance de l'Auvergnat et l'opiniâtreté du Breton. Il en est, toute proportion gardée, de nos provinces éloignées comme de l'Italie et de l'Allemagne méridionale, comme de tous les pays divisés par des montagnes et d'âpres vallées; l'homme plus isolé, dépourvu des puissants secours de la division du travail et de la communication des idées, est souvent plus ingénieux, plus original, mais aussi moins exercé à comparer, moins cultivé, moins humanisé, moins social. L'homme de la France centrale vaut moins comme individu; mais la masse y vaut mieux. Son génie propre est précisément dans ce que les étrangers, les provinciaux même, appellent insignifiance et indifférence, et qu'on doit plutôt nommer une aptitude, une capacité, une réceptivité nniverselle. Le caractère du centre de la France est de ne présenter aucune des originalités provinciales, de participer à toutes et de rester neutre, d'emprunter à chacune tout ce qui n'exclut pas les autres, de former le lien, l'intermédiaire entre toutes, au point que chacune puisse à volonté reconnaître en lui sa parenté avec tout le reste. C'est là la supériorité de la France centrale sur les provinces, de la France entière sur l'Europe.

Cette fusion intime de race constitue l'identité de notre nation, sa personnalité. Examinons quel est le génie propre de cette unité multiple, de cette

personne gigantesque composée de trente millions d'hommes.

Ce génie, c'est l'action, et voilà pourquoi le monde lui appartient. C'est un peuple d'hommes de guerre, et d'hommes d'affaires, ce qui, sous tant de rapports, est la même chose. La guerre des subtilités juridiques, que nous devions nous en vanter ou non, nous y primons, il faut le dire; le procureur est français de nation. Avant que les légistes entrassent aux affaires, la théologie, la scolastique y donnaient accès. Paris fut alors pour l'Europe la capitale de la dialectique. Son Université vraiment universelle se partageait en nations. Tout ce qu'il y avait d'illustre au monde venait s'exercer dans cette gymnastique. L'Italien Dante, et l'Espagnol Raymond Lulle, entouraient la chaire de Duns Scot. Des leçons d'un seul professeur sortirent deux papes et cinquante évêques. Là éclatait, autant qu'aux croisades ou aux guerres des Anglais, le génie batailleur de la nation. D'effroyables mêlées de syllogismes avaient lieu sur la limite des deux camps ennemis de l'île et de la montagne, du Parvis et de Sainte-Geneviève, de l'église et de la ville, de l'autorité et de la liberté. De là partaient en expédition les chevaliers errants de la dialectique, comme ce terrible Abailard qui démonta Guillaume de Champeaux, Anselme de Laon, et jeta le gant à l'Église en défiant saint Bernard.

Le goût de l'action et de la guerre, l'épée rapide, l'argument et le sophisme toujours prêts, sont les caractères communs aux peuples celtiques. La valeur et la dialectique hibernoise ne sont pas moins célèbres que celles de la France. Ce qui est particulier à celle-ci, ce qu'elle a par-dessus tous les peuples, c'est le génie social, avec ses trois caractères en apparence contradictoires, l'acceptation facile des idées étrangères, l'ardent prosélytisme qui lui fait répandre les siennes au dehors, la puissance d'organisation qui résume et codifie les unes et les autres.

On sait que la France se fit italienne au seizième siècle, anglaise à la fin du dix-huitième siècle. En revanche, au dix-septième, au nôtre, elle francisa les autres nations. Action, réaction; absorption, résorption, voilà le mouvement alternatif d'un vẻritable organisme. Mais de quelle nature est l'action de la France, c'est ce qui mérite d'être expliqué. L'amour des conquêtes est le prétexte de nos guerres, et nous-mêmes y sommes trompés. Toutefois le prosélytisme en est le plus ardent mobile. Le Français veut surtout imprimer sa personnalité aux vaincus, non comme sienne, mais comme type du bon et du beau; c'est sa croyance naïve. Il croit, lui, qu'il ne peut rien faire de plus profitable au monde que de lui donner ses idées, ses mœurs et ses modes. Il y convertira les autres peuples

l'épée à la main, et après le combat, moitié fatuitė, moitié sympathie, il leur exposera tout ce qu'ils gagnent à devenir Français. Ne riez pas ; celui qui . veut invariablement faire le monde à son image, finira par y parvenir. Les Anglais ne trouvent que simplicité dans ces guerres sans conquêtes, dans ces efforts sans résultat matériel. Ils ne voient pas que nous ne manquons le but mesquin de l'intérêt immédiat, que pour en atteindre un plus haut et plus grand. L'assimilation universelle à laquelle tend la France, n'est point celle qu'ont rêvée, dans leur politique égoïste et matérielle, l'Angleterre et Rome. C'est l'assimilation des intelligences, la conquête des volontés : qui jusqu'ici y a mieux réussi que nous? Chacune de nos armées en se retirant à laissé derrière elle une France. Notre langue règne en Europe, notre littérature a envahi l'Angleterre sous Charles II, l'Italie et l'Allemagne au dernier siècle; aujourd'hui, ce sont nos lois, notre liberté si forte et si pure, dont nous allons faire part au monde. Ainsi va la France dans son ardent prosélytisme, dans son instinct sympathique de fécondation intellectuelle.

La France importe, exporte avec ardeur de nouvelles idées, et fond en elle les unes et les autres avec une merveilleuse puissance. C'est le peuple législateur des temps modernes, comme Rome fut celui de l'antiquité. De même que Rome avait admis dans son sein les droits opposés des races étrangères, l'élément étrusque, et l'élément latin, la France a été, dans sa vieille législation, germanique jusqu'à la Loire, romaine au midi de ce fleuve. La révolution francaise a marié les deux éléments dans notre Code civil.

La France agit et raisonne, décrète et combat; elle remue le monde; elle fait l'histoire et la raconte. L'histoire est le compte rendu de l'action. Nulle part ailleurs vous ne trouverez de mémoires, d'histoire individuelle, ni en Angleterre, ni en Allemagne, ni en Italie. Ceci souffre peu d'exceptions. Dans l'Italie du moyen âge, la vie de l'homme était celle de la cité. La morgue anglaise est trop forte pour que la personnalité se soumette à rendre compte de soi. La nature modeste de l'Allemand ne lui permet pas d'attacher tant d'importance à ce qu'il a pu faire. Lisez les notes informes qu'a dictées Gætz à la main de fer; comme il s'efface volontiers, comme il avoue ses mésaventures. L'Allemagne est plus faite pour l'épopée que pour l'histoire; elle garde la gloire pour ses vieux héros, et dédaigne volontiers le présent. Le présent est tout pour la France. Elle le saisit avec une singulière vivacité. Dès qu'un homme a fait, a vu quelque chose, vite il l'écrit. Souvent il l'exagère. Il faut voir dans les vieilles chroniques tout ce que font

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