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produisirent jamais une impression plus profonde qu'en ce moment où elles interrompoient le silence de la nuit, au milieu d'un désert de glace et de neige, où il n'y avoit pas un seul objet qui pût rappeler qu'il existoit des êtres vivants, et où il sembloit qu'aucun son n'eût jamais été entendu. »

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« On peut s'imaginer combien il me répugnoit de retourner au vaisseau, du point où nous étions parvenus, à l'instant où nous touchions presque à l'objet principal de notre expédition; mais il faudroit être dans la situation où nous nous trouvions pour concevoir toute l'étendue de nos regrets et de notre désappointement. Notre distance du cap Turnagain n'étoit pas alors plus grande que l'espace que nous avions déjà parcouru, et quelques jours de plus à notre disposition nous auroient permis d'achever tout ce qui restoit à faire, de retourner triomphants à La Victoire, et de reporter en Angleterre un fruit véritablement digne de nos longs et pénibles travaux. Mais ce peu de jours n'étoient pas en notre pouvoir.

« Nous déployâmes donc notre drapeau pour accomplir le cérémonial d'usage, et nous prîmes possession de tout le pays que nous apercevions jusqu'à cette pointe éloignée. Nous donnâmes à celle sur laquelle nous étions le nom de Pointe de la Victoire; c'étoit le nec plus ultrà de nos travaux.

« Nous élevâmes sur la Pointe de la Victoire un monticule de pierres de six pieds de hauteur, et dans l'intérieur nous plaçàmes une caisse d'étain contenant une courte relation de ce que nous avions fait depuis notre départ d'Angleterre. Telle est la coutume, et nous devions nous y conformer, quoiqu'il n'y eût pas la moindre apparence que notre petite histoire tombât jamais sous les yeux d'un Européen. Nous aurions pourtant travaillé à cet ouvrage avec une sorte d'espoir, si nous avions su alors qu'on nous regardoit déjà comme des hommes perdus, sinon morts, et que notre ancien ami Back, notre ami éprouvé, étoit sur le point de partir pour nous chercher et nous rendre à la société et à notre patrie. S'il arrive que le cours des recherches qu'il continue en ce moment le conduise au cap Turnagain, en cet endroit, et qu'il y trouve la preuve de la visite que nous y avons faite, nous savons ce que c'est pour le voyageur errant dans ces solitudes de trouver des traces qui lui rappellent sa patrie et ses amis, et nous pourrions presque lui envier ce bonheur imaginaire, »>

Le sentiment de patrie exprimé au milieu de ces souffrances inouïes

et de ces affreux climats; ces noms confiés à un monument de neige et qui ne seront pas retrouvés; cette gloire inconnue reposant sous quelques pierres, s'adressant du fond d'une solitude éternelle à une postérité qui n'existera jamais; ces paroles écrites qui ne parleront point dans ces régions muettes, ou qui s'éteindront sous le bruit des glaces brisées par une tempête qu'aucune oreille n'entendra : tout cet ensemble de choses étonne. Mais la première émotion passée, on trouve, en dernier résultat, que la mort est au bout de tout la vie et la mémoire de l'homme se perdent sur tous les rivages, dans le silence et les glaces de la tombe.

Voyez l'infortuné Jacquemont mourir loin de la France, environné de toutes les populations de l'Indostan: sa voix est-elle moins poignante que celle de ces marins se souvenant de leur pays, dans les solitudes hyperboréennes? Couché sur le dos, parce qu'il n'avoit plus la force de se tenir assis, il traçoit au crayon, le 1er décembre 1832, ce billet à son frère :

«Ma fin, si c'est elle qui s'approche, est douce et tranquille. Si tu étois là assis sur le bord de mon lit, avec notre père et Frédéric, j'aurois l'âme brisée et ne verrois pas venir la mort avec cette résignation et cette sérénité. Console-toi; console notre père; consolez-vous mutuellement, mes amis.

« Mais je suis épuisé par cet effort d'écrire. Il faut vous dire adieu! adieu! Oh! que vous êtes aimés de votre pauvre Victor! - Adieu pour la dernière fois! >>

Les voyageurs modernes de la France peuvent lutter dans leurs descriptions avec les tableaux présentés par les voyageurs anglois : vous ne trouveriez dans les peintures de l'Inde rien d'aussi brillant que cette description de M. de Lamartine. Sous les pins, dans le sable foulé des chameaux, au milieu des caravanes, aux rayons du soleil de la Syrie, le lecteur aimera à se réchauffer en sortant de cette terre sans arbres, de ce sable de neige, marqué par les pas des renards et des ours, de ces huttes de frimas éclairées par ce que le capitaine Ross appelle le crépuscule du midi :

<< A une demi-lieue environ de la ville, du côté du levant, l'émir Fakardin a planté une forêt de pins parasols sur un plateau sablonneux, qui s'étend entre la mer et la plaine de Bagdhad, beau village arabe au pied du Liban : l'émir planta, dit-on, cette magnifique forêt pour opposer un rempart à l'invasion des immenses collines de sable rouge qui s'élèvent un peu plus loin et qui menaçoient d'engloutir Bayruth et ses riches plantations. La forêt est devenue superbe; les troncs des arbres ont soixante et quatre-vingts pieds de haut d'un seul

jet, et ils étendent de l'un à l'autre leurs larges têtes immobiles qui, couvrent d'ombre un espace immense; des sentiers de sable glissent sous les troncs des pins et présentent le sol le plus doux aux pieds des chevaux. Le reste du terrain est couvert d'un léger duvet de gazon semé de fleurs du rouge le plus éclatant; les ognons de jacinthes sauvages sont si gros, qu'ils ne s'écrasent pas sous le fer des chevaux. A travers les colonnades de ces troncs de sapins, on voit d'un côté les dunes blanches et rougeâtres de sable qui cachent la mer, de l'autre la plaine de Bagdad et le cours du fleuve dans cette plaine, et un coin du golfe, semblable à un petit lac, tant il est encadré par l'horizon des terres et les douze ou quinze villages arabes jetés sur les dernières pentes du Liban, et enfin les groupes du Liban même, qui font le rideau de cette scène. La lumière est si nette et l'air si pur, qu'on distingue à plusieurs lieues d'élévation les formes des cèdres ou des caroubiers sur les montagnes, ou les grands aigles qui nagent sans remuer leurs ailes dans l'océan de l'éther. Ce bois de pins est certainement le plus magnifique de tous les sites que j'aie vus dans ma vie. Le ciel, les montagnes, les neiges, l'horizon bleu de la mer, l'horizon rouge et funèbre du désert de sable, les lignes serpentantes du fleuve, les têtes isolées des cypres, les grappes des palmiers épars dans la campagne, l'aspect gracieux des chaumières couvertes d'orangers et de vignes retombant sur les toits, l'aspect sévère des hauts monastères maronites, faisant de larges taches d'ombre ou de larges jets de lumière sur les flancs ciselés du Liban; les caravanes de chameaux chargés des marchandises de Damas, qui passent silencieusement entre les troncs d'arbres; des bandes de pauvres juifs montés sur des ânes, tenant deux enfants sur chaque bras; des femmes enveloppées de voiles blancs, à cheval, marchant au son du fifre et du tambourin, environnées d'une foule d'enfants vêtus d'étoffes rouges bordées d'or, et qui dansent devant leurs chevaux; quelques cavaliers arabes courant le dgérid autour de nous sur des chevaux dont la crinière balaye littéralement le sable; quelques groupes de Turcs assis devant un café bâti en feuillage, et fumant la pipe ou faisant la prière; un peu plus loin les collines désertes de sable sans fin, qui se teignent d'or aux rayons du soleil du soir, et où le vent soulève des nuages de poussière enflammée; enfin, le sourd mugissement de la mer, qui se mêle au bruit musical du vent dans les têtes de sapins, et au chant de milliers d'oiseaux inconnus, tout cela offre à l'œil et à la pensée du promeneur le mélange le plus sublime, le plus doux, et à la fois le plus mélancolique qui ait jamais enivré mon âme; c'est le site de mes rêves, j'y reviendrois tous les jours. >> Le lecteur sera sur ce site de l'avis du poëte : il y reviendra.

ROMANS.

TRISTES VÉRITÉS QUI SORTENT DES LONGUES CORRESPONDANCES. STYLE ÉPISTOLAIRE.

Les romans, toujours à la fin du dernier siècle, avoient été compris dans la proscription générale. Richardson dormoit oublié: ses compatriotes trouvoient dans son style des traces de la société inférieure, au sein de laquelle il avoit vécu. Fielding se soutenoit bien; Sterne, entrepreneur d'originalité, étoit passé. On lisoit encore Le Vicaire de Wakefield.

Si Richardson n'a pas de style (ce dont nous ne sommes pas juges, nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce qu'on ne vit que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité : l'ouvrage le mieux composé, orné de portraits d'une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas; c'est le don du ciel, c'est le talent. Mais si Richardson n'a été abandonné que pour certaines locutions bourgeoises, insupportables à une société élégante, il pourra renaître; la révolution qui s'opère en abaissant l'aristocratie et en élevant les classes moyennes rendra moins sensibles ou fera disparoître les traces des habitudes de ménage et d'un langage inférieur.

Les romans en lettres (vu l'espace étroit dans lequel l'action et les personnages sont renfermés) manquent d'un intérêt triste et d'une vérité philosophique qui sortent de la lecture des correspondances réelles. Prenez, par exemple, les œuvres de Voltaire; lisez la première lettre, adressée en 1715 à la marquise de Mimeure, et le dernier billet écrit le 26 mai 1778, quatre jours avant la mort de l'auteur, au comte de Lally Tollendal; réfléchissez sur tout ce qui a passé dans cette période de soixante-trois années.

Voyez défiler la longue procession des morts: Chaulieu, Cideville, Thiriot, Algarotti, Genonville, Helvétius; parmi les femmes, la princesse de Bareith, la maréchale de Villars, la marquise de Pompadour, Ja comtesse de Fontaine, la marquise Du Châtelet, madame Denis, et ces créatures de plaisir qui traversent en riant la vie, les Lecouvreur, es Lubert, les Gaussin, les Sallé, les Camargo, Terpsichores aux pas esurés par les Gráces, dit le poëte, et dont les cendres légères sont jourd'hui foulées par les danses aériennes de Taglioni. Quand vous suivez quelque temps la même correspondance, vous tournez la page, et le nom écrit d'un côté ne l'est plus de l'autre; un nouveau Genonville, une nouvelle Du Châtelet paroissent et vont, à

vingt lettres de là, s'abîmer sans retour : les amitiés succèdent aux amitiés, les amours aux amours.

L'illustre vieillard s'enfonçant dans ses années cesse d'être en rapport, excepté par la gloire, avec les générations qui s'élèvent; il leur parle encore du désert de Ferney, mais il n'a plus que sa voix au milieu d'elles. Qu'il y a loin des vers au fils unique de Louis XIV:

Noble sang du plus grand des rois,
Son amour et notre espérance, etc.,

aux stances à madame Du Deffant:

Eh quoi! vous êtes étonnée
Qu'au bout de quatre-vingts hivers
Ma muse foible et surannée
Puisse encor fredonner des vers!

Quelquefois un peu de verdure

Rit sous les glaçons de nos champs;
Elle console la nature,

Mais elle sèche en peu de temps.

Le roi de Prusse, l'impératrice de Russie, toutes les grandeurs, toutes les célébrités de la terre reçoivent à genoux, comme un brevet d'immortalité, quelques mots de l'écrivain qui vit mourir Louis XIV, passer Louis XV et son siècle, naître et régner Louis XVI, et qui, placé entre le grand roi et le roi martyr, est à lui seul toute l'histoire de France de son temps.

Mais une correspondance particulière entre deux personnes qui se sont aimées offre peut-être encore quelque chose de plus triste, car ce ne sont plus les hommes, c'est l'homme que l'on voit.

D'abord les lettres sont longues, vives, multipliées; le jour n'y suffit pas : on écrit au coucher du soleil; on trace quelques mots au clair de la lune, chargeant la lumière chaste, silencieuse, discrète, de couvrir de sa pudeur mille désirs. On s'est quitté à l'aube; à l'aube on épie la première clarté pour écrire ce que l'on croit avoir oublié de dire dans des heures de délices. Mille serments couvrent le papier où se reflètent les roses de l'aurore; mille baisers sont déposés sur les mots brûlants qui semblent naître du premier regard du soleil : pas une idée, une image, une rêverie, un accident, une inquiétude qui n'ait sa lettre.

Voici qu'un matin quelque chose de presque insensible se glisse sur la beauté de cette passion, comme une première ride sur le front

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