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temps, de tous les pays : oui, les beautés de sentiment et de pensée; non, les beautés de style. Le style n'est pas, comme la pensée, cosmopolite; il a une terre natale, un ciel, un soleil à lui.

Les peuples du Nord, écrivant toutes les langues, n'ont dans ces langues aucun style. Les vocabulaires variés qui encombrent la mémoire rendent les perceptions confuses : quand l'idée vous apparoît, vous ne savez de quel voile l'envelopper, de quel idiome vous servir pour la mieux rendre. Si vous n'aviez connu que votre langue et les glossaires grecs et latins de sa source, cette idée se seroit présentée revêtue de sa forme naturelle: votre cerveau ne l'ayant pas pensée à la fois dans différentes langues, elle n'eût point été l'avorton multiple, le produit indigeste de conceptions synchrones; elle auroit eu ce caractère d'unité, de simplicité, ce type de paternité et de race, sans lesquels les œuvres de l'intelligence restent des masses nébuleuses, ressemblant à tout et à rien. Le moyen d'être un méchant auteur, c'est de siffler à l'écho de la mémoire, comme à un perroquet, plusieurs dialectes: un esprit polyglotte ne charme guère que les sourds-muets. Il est très-bon, très-utile d'apprendre, d'étudier, de lire les langues vivantes quand on se consacre aux lettres, assez dangereux de les parler et surtout très-dangereux de les écrire.

Ainsi, plus ne s'élèveront de ces colosses de gloire dont les nations et les siècles reconnoissent également la grandeur. Il faut donc entendre dans un sens limité à l'égard des modernes ce que j'ai dit plus haut de ces génies mères, qui semblent avoir enfanté et allaitė tous les autres : cela reste vrai quant au fait, non quant à la renommée universelle. A Vienne, à Pétersbourg, à Berlin, à Londres, à Lisbonne, à Madrid, à Rome, à Paris, on n'aura jamais d'un poête allemand, anglois, portugois, espagnol, italien, françois, l'idée une et semblable que l'on s'y forme de Virgile et d'Homère. Nous autres grands hommes, nous comptions remplir le monde de notre renommée; mais, quoi que nous fassions, elle ne franchira guère la limite où notre langue expire. Le temps des dominations suprêmes ne seroit-il point passé? Toutes les aristocraties ne seroient-elles pas finies? Les efforts infructueux que l'on a tentés dernièrement pour découvrir de nouvelles formes, pour trouver un nouveau nombre, une nouvelle césure, pour raviver la couleur, rajeunir le tour, le mot, l'idée, pour envieillir la phrase, pour revenir au naïf et au populaire, ne semblent-ils pas, prouver que le cercle est parcouru? Au lieu d'avancer on a rétrogradé; on ne s'est pas aperçu qu'on retournoit au balbutiement de la langue, aux contes des nourrices, à l'enfance de l'art. Soutenir qu'il n'y a pas d'art, qu'il n'y a point d'idéal; qu'il ne faut pas choisir, qu'il faut tout peindre;

que le laid est aussi beau que le beau, c'est tout simplement un jeu d'esprit dans ceux-ci, une dépravation du goût dans ceux-là, un sophisme de la paresse dans les uns, de l'impuissance dans les autres.

AUTRES CAUSES QUI TENDENT A DÉTRUIRE LES RENOMMÉES UNIVERSELLES.

Enfin, outre cette division des langues qui s'oppose chez les modernes aux renommées universelles, une autre cause travaille à détruire les réputations: la liberté, l'esprit de nivellement et d'incrédulité, la haine des supériorités, l'anarchie des idées, la démocratie enfin est entrée dans la littérature, ainsi que dans le reste de la société. Or ces choses favorisant la passion de l'amour-propre et le sentiment d'envie agissent dans la sphère des lettres avec une vivacité redoublée. On ne reconnoît plus de maîtres et d'autorités; on n'admet plus de règles; on n'accepte plus d'opinions faites; le libre examen est reçu au Parnasse, ainsi qu'en politique et en religion, comme conséquence du progrès du siècle. Chacun juge et se croit le droit de juger, d'après ses lumières, son goût, son système, sa haine ou son amour. De là une foule d'immortels, cantonnés dans leur rue, renfermés dans le cercle de leur école et de leurs amis, et qui sont inconnus ou sifflés dans l'arrondissement voisin.

La vérité avoit jadis de la peine à percer; elle manquoit de véhicule, la presse quotidienne et libre n'existoit pas; les gens de lettres formoient un monde à part, ils s'occupoient les uns des autres presque à l'insu du public. A présent que des journaux dénigrants ou admiratifs sonnent la charge ou la victoire, il faudroit avoir bien du guignon pour ignorer de son vivant ce que l'on vaut. Avec ces sentences contradictoires, si notre gloire commence plus tôt, elle finit plus vite : le matin un aigle, le soir'un butor.

Telle est la nature humaine, particulièrement en France: si nous possédons quelques talents, nous nous empressons de les déprécier. Après les avoir élevés au pinacle, nous les roulons dans la boue; puis nous y revénons, puis nous les méprisons de nouveau. Qui n'a vu vingt fois depuis quelques années les opinions varier sur le même homme? Y a-t-il donc quelque chose de certain et de vrai sur la terre à présent? On ne sait que croire : on hésite en tout, on doute de tout; les convictions les plus vives sont éteintes au bout de la journée. Nous ne pouvons souffrir de réputations; il semble qu'on nous vole ce qu'on admire nos vanités prennent ombrage du moindre succès, et s'il

dure un peu, elles sont au supplice. On n'est pas trop fâché, à part soi, qu'un homme de mérite vienne à mourir : c'est un rival de moins; son bruit importun empêchoit d'entendre celui des sots et le concert croassant des médiocrités. On se hâte d'empaqueter le célèbre défunt dans trois ou quatre articles de journal, puis on cesse d'en parler; on n'ouvre plus ses ouvrages; on plombe sa renommée dans ses livres, comme on scelle son cadavre dans son cercueil, expédiant le tout à l'éternité par l'entremise du temps et de la mort.

Aujourd'hui tout vieillit dans quelques heures: une réputation se flétrit, un ouvrage passe en un moment. La poésie a le sort de la musique; sa voix, fraîche à l'aube, est cassée au coucher du soleil. Chacun écrit; personne ne lit sérieusement. Un nom prononcé trois fois importune. Où sont ces illustres qui en se réveillant un matin, il y a quelques années, déclarèrent que rien n'avoit existé avant eux, qu'ils avoient découvert des cieux et un monde ignorés, qu'ils étoient décidés à rendre pitoyables par leur génie les prétendus chefs-d'œuvre jusque alors si bêtement admirés? Ceux qui s'appeloient la jeunesse en 1830, où sont-ils? Voici venir des grands hommes de 1835, qui regardent ces vieux de 1830 comme des gens de mérite dans leur temps, mais aujourd'hui usés, passés, dépassés. Les maillots arriveront bientôt dans les bras de leur nourrice : ils riront des octogénaires de seize ans, de ces dix mille poëtes, de ces cinquante mille prosateurs, lesquels se couvrent maintenant de gloire et de mélancolie dans les coins et recoins de la France. Si par hasard on ne s'aperçoit pas que ces écrivains existent, ils se tuent pour attirer l'attention publique. Autre chimère ! on n'entend pas même leur dernier soupir. Qui cause ce délire et ces ravages? L'absence du contre-poids des folies humaines, la religion.

A l'époque où nous vivons, chaque lustre vaut un siècle; la société meurt et se renouvelle tous les dix ans. Adieu donc toute gloire longue universellement reconnue. Qui écrit dans l'espoir d'un nom sacrifie sa vie à la plus sotte comme à la plus vaine des chimères. Bonaparte sera la dernière existence isolée de ce monde ancien qui s'évanouit: rien ne s'élèvera plus dans les sociétés nivelées, et la grandeur de l'individu sera désormais remplacée par la grandeur de l'espèce.

La jeunesse est ce qu'il y a de plus beau et de plus généreux; je me sens puissamment attiré vers elle, comme à la source de mon ancienne vie; je lui souhaite succès et bonheur : c'est pourquoi je me fais un devoir de ne pas la flatter. Par les fausses routes où elle s'égare, elle ne trouvera en dernier résultat que le dégoût et la misère. Je sais qu'elle manque aujourd'hui de carrière, qu'elle se débat au milieu d'une

société obscure: de là ces brillantes lueurs de talent qui percent subitement la nuit et s'éteignent: mais de longues et laborieuses études poursuivies à l'écart et en silence rempliroient bien les jours, et vaudroient mieux que cette multitude de vers trop vite faits, trop tôt oubliés.

En achevant ce chapitre il me prend des remords et il me vient des doutes; remords d'avoir osé dire que Dante, Shakespeare, Tasse, Camoēns, Schiller, Milton, Racine, Bossuet, Corneille et quelques autres, pourroient bien ne pas vivre universellement comme Virgile et Homère; doutes d'avoir pensé que le temps des individualités universelles n'est plus.

Pourquoi chercherois-je à ôter à l'homme le sentiment de l'infini, sans lequel il ne feroit rien et ne s'élèveroit jamais à la hauteur qu'il peut atteindre? Si je ne trouve pas en moi la faculté d'exister, pourquoi mes voisins ne la trouveroient-ils pas en eux? Un peu d'humeur contre ma nature ne m'a-t-il pas fait juger d'une manière trop absolue les facultés possibles des autres? Eh bien, remettons le tout dans le premier état rendons aux talents nés ou à naître l'espoir d'une pérennité glorieuse, que quelques écrivains, hommes et femmes, peuvent justement nourrir aujourd'hui qu'ils aillent donc à l'avenir universel, j'en serai charmé. Resté en route, je ne me plaindrai pas, surtout je ne regretterai rien :

Si post fata venit gloria, non propero.

MARIE. GUILLAUME. LA REINE ANNE.

ÉCOLE CLASSIQUE.

L'invasion du goût françois, commencée au règne de Charles II, s'acheva sous Guillaume et la reine Anne. La grande aristocratie qui s'élevoit prit du caractère noble et imposant de la grande monarchie, sa voisine et sa rivale. La littérature angloise, jusque alors presque inconnue à la France, passa le détroit. Addison vit Boileau en 1701, et lui présenta un exemplaire de ses poésies latines. Voltaire, obligé ae se réfugier en Angleterre, au sujet de sa querelle avec le chevalier

de Rohan-Chabot, dédia la Henriade à la reine Anne, et se gåta l'esprit par les idées philosophiques de Collins, de Chubb, de Tindal, de Wolston, de Tolland, de Bolingbroke. Il nous fit connoître Shakespeare, Milton, Dryden, Shaftesbury, Swift, et les présenta à la France comme des hommes d'une nouvelle espèce, découverts par lui dans un nouveau monde. Racine le fils traduisit Le Paradis perdu, et Rollin parla de ce poëme dans son Traité des Études.

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Guillaume III étant parvenu à la couronne britannique, les écrivains de Londres et de Paris s'engagèrent dans la querelle des princes et des guerriers Boileau dit le passage du Rhin; Prior répond que le régent du Parnasse occupe les neuf muses à chanter que Louis n'a pas passé le Rhin, ce qui étoit vrai. Philips traduisoit le Pompée de Corneille, et Roscommon en écrivoit le prologue; Addison célébroit les victoires de Marlborough et rendoit hommage à Athalie; Pope publioit son Essai sur la Critique dont l'Art poétique est le modèle: il donne à peu près les mêmes règles qu'Horace et Boileau; mais tout à coup, se souvenant de sa dignité, il déclare fièrement que « les braves Bretons méprisent les lois étrangères : « But we, brave Britons, foreign laws « despis'd. » Foam traduisit l'Art poétique du poëte françois; Dryden en revit le texte, et remplaça seulement les noms des auteurs françois par des noms d'auteurs anglois : il rend le hátez-vous lentement par gently make haste.

La Boucle de cheveux enlevée fut inspirée par Le Lutrin, et La Dunciade imitée des Satires de l'ami de Racine. Butler a traduit une de ces satires.

Le siècle littéraire de la reine Anne est un dernier reflet du siècle de Louis XIV. Et comme si le grand roi avoit eu pour destinée de rencontrer toujours Guillaume et de faire des conquêtes, ne pouvant envahir l'Angleterre avec des gens d'armes, il y pénétra avec des gens de lettres le génie d'Albion, qui ne céda pas à nos soldats, céda à nos poëtes.

PRESSE PÉRIODIQUE. ADDISON. POPE. SWIFT. STEELE,

Une autre révolution, dont les conséquences ont été et sont encore incalculables, s'opéra : la presse périodique, à la fois politique et littéraire, fut fondée aux bords de la Tamise. Steele composa dans l'intérêt des wighs le Tatler, le Spectator, le Mentor, l'Englishman, le Lover, le Reader, le Town-Talk, le Chit-Chat, le Plebeian; il combattoit l'Era miner, écrit par Swift dans l'esprit tory. Addison, Congreve, Waisti,

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