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Lorsqu'elle se resserroit dans son camp natif, elle étoit plus individuelle, plus originale, plus énergique : elle se charge aux rives du Gange et du fleuve Saint-Laurent, au Cap de Bonne-Espérance, au Port Jackson dans l'Océanie, à l'île de Malte dans la Méditerranée, à l'île de La Trinité dans le golfe du Mexique, de locutions qui la dénaturent. Pickering a fait un traité des mots en usage aux États-Unis : on y peut voir avec quelle rapidité une langue s'altère sous un ciel étranger, par la nécessité où elle est de fournir des expressions à une culture nouvelle, à une industrie, à des arts du sol, à des habitudes nées du climat, à des lois. à des mœurs qui constituent une autre société.

Si un pareil travail pouvoit intéresser, je suivrois ici l'histoire des mots anglois; je montrerois chez quels auteurs ils ont pris naissance, comment ils se sont perdus ou comment ils ont changé d'acception en s'éloignant de leur sens primitif; je parlerois des mots composés, des mots négatifs, opposés aux mots positifs qui manquent trop à notre langue, des mots à la fois substantifs et verbes : silence, par exemple, signifie à la fois « silence », ou « faire faire silence », « to silence silencer. » Mais de telles recherches, extrêmement curieuses si elles avoient notre langue pour objet (comme on peut le voir dans le savant tableau de M. Chasles'), seroient, à propos d'une langue étrangère, fatigantes ou inintelligibles au lecteur françois.

Les langues ne suivent le mouvement de la civilisation qu'avant l'époque où leur perfectionnement s'achève : une fois arrivées là, elles s'arrêtent quelque temps, puis elles descendent et se détériorent. Il est à craindre que les talents supérieurs n'aient à l'avenir pour faire entendre leurs harmonies qu'un instrument discord ou fêlé. Une langue peut, il est vrai, acquérir des expressions nouvelles à mesure que les lumières s'accroissent; mais elle ne sauroit changer sa syntaxe qu'en changeant son génie. Un barbarisme heureux reste dans une langue sans la défigurer; des solécismes ne s'y établissent jamais sans ia détruire. Nous aurons des Tertullien, des Stace, des Silius Italicus, des Claudien aurons-nous désormais des Bossuet, des Corneille, des Racine, des Voltaire? Dans une langue jeune, les auteurs ont des expressions et des images qui charment comme le premier rayon du matin; dans une langue formée, ils brillent par des beautés de toutes les sortes; dans une langue vieillie, les naïvetés du style ne sont plus

1. Tableau de la marche et des progrès de la Langue et de la Littérature franfoises, etc.

que des réminiscences, les sublimités de la pensée que le produit d'un arrangement de mots péniblement cherchés, contrastés avec effort.

EFFET DE LA CRITIQUE SUR LES LANGUES.

CRITIQUE EN FRANCE : NOS VANITÉS. MORT DES LANGUES.

La critique, d'abord si utile, est devenue à Londres, par son abondance et sa diversité, une autre source d'altération dans les monuments de la langue angloise, en rendant les idées perplexes sur les expressions, les tours, les mots qu'on doit rejeter, ou dont il est bon de se servir. Comment un auteur pourroit-il reconnoître la vérité au milieu de ces jugements divers prononcés sur le même ouvrage par le Monthly Review, le Critical Review, le Quarterly Review, l'Edinburgh Review, le British Review, l'Eclectic Review, le Retrospective Review, le Foreign Review, le Quarterly Foreign Review, par la Literary Gazette, par le London Musæum, par le Monthly Censor, par le Gentleman's Magazine, le Monthly Magazine, le New Monthly Magazine, l'Edinburgh Magazine, le Literary Magazine, le London Magazine, le Blackwood's Magazine, le Brighton Magazine, par l'Annual Register, par le Classical Journal, le Quarterly Journal, l'Edinburgh philosophical Journal, par le Monthly Repertory. Il seroit aisé d'ajouter cent autres noms à cette fastidieuse liste, à laquelle on pourroit joindre encore les articles littéraires des journaux quotidiens.

En France, nous sommes moins riches, et nos jugements actuels sont moins sévères. Il est possible que la littérature paroisse une occupation puérile à l'âge politique et positif qui commence parmi nous : si tel est le fait, on conçoit qu'on n'est guère tenté de se créer une multitude d'ennemis, pour la satisfaction de maintenir les vrais principes de l'art et du goût, dans une carrière où il n'y auroit plus ni gloire ni honneurs à recueillir.

Un critique a osé dans ces dernières années exercer la censure rigoureuse quels cris n'a-t-il pas excités! Qu'auroient donc dit les auteurs d'aujourd'hui, si on les avoit traités comme on nous traitoit autrefois? Me sera-t-il permis de me citer pour exemple? J'ai eu contre moi une foule d'hommes de mérite: lorsque Atala parut, l'armée classique, M. l'abbé Morellet à sa tête, fondit sur ma Floridienne. Le Génie du Christianisme souleva le monde voltairien : il me fallut recevoir les admonitions des membres les plus distingués de l'Académie françoise. M. Ginguené, examinant mon ouvrage deux mois après

sa publication, craint que sa critique n'arrive trop tard, le Génie du Christianisme étant déjà oublié. Le très-sprirituel M. Hoffmann écrasa les Martyrs dans cinq ou six articles du Journal de l'Empire, enlevé alors à ses propriétaires, et lequel journal annonçoit ainsi ma fin prochaine dans le vaste cercle tracé par l'épée de Napoléon. Que faisionsnous, nous pauvres prétendants à la renommée? Pensions-nous que le monde étoit ébranlé sur sa base? Avions-nous recours au charbon ou au pistolet pour nous débarrasser de nous-mêmes ou du censeur? Pleins de notre mérite, nous obstinions-nous fièrement dans nos défauts, déterminés à dompter le siècle, à le faire passer sous les fourches caudines de nos sottises? Hélas! non; plus humbles, parce que nous ne possédions pas les talents sans pareils qui courent les rues maintenant, nous cherchions d'abord à nous justifier, ensuite à nous corriger. Si nous avions été attaqués d'une manière trop injuste, les larmes des muses lavoient et guérissoient nos blessures; enfin, nous étions persuadés que la critique n'a jamais tué ce qui doit vivre, et que l'éloge surtout n'a jamais fait vivre ce qui doit mourir.

N'attendez pas à cette heure une si modeste et si sotte condescendance des écrivains : les vanités se sont exaltées jusqu'au délire. L'orgueil est la maladie du temps: on ne rougit plus de se reconnoître et d'avouer tous les dons que nous a prodigués la libérale nature. Écoutez-nous parler de nous-mêmes : nous avons la bonté de faire tous les frais des éloges qu'on s'apprêtoit à nous donner; nous éclairons charitablement le lecteur sur nos mérites; nous lui apprenons à sentir nos beautés; nous soulageons son enthousiasme; nous cherchons son admiration au fond de son cœur.

Nous lui épargnons la pudeur
De nous la découvrir lui-même.

Tous, un à un, nous nous croyons en conscience et avec candeur l'homme de notre siècle, l'homme qui a ouvert une nouvelle carrière, l'homme qui a fait disparoître le passé, l'homme devant qui toutes les réputations se sont évanouies, l'homme qui restera et restera seul, l'homme de la postérité, l'homme de la rénovation des choses, ''homme de l'avenir. Heureux le jour qui nous a vus naître ! Heureuse la société qui nous a portés dans ses entrailles ! Il arrive qu'au milieu de notre superbe les bonnes gens courent le risque d'être étouffés : ils sont presque obligés de s'armer eux-mêmes de vanité pour se

défendre de celle du passant, comme on fume dans un estaminet pour repousser la fumée de la pipe du voisin.

Cependant, il faut dire, afin d'être juste, que si la critique de détail a perdu sa puissance par le manque de règles reconnues, par la révolte de l'amour-propre endurci, la critique historique et générale a fait des progrès considérables : je ne sache pas qu'à aucune époque on ait jamais rencontré dans un même pays une réunion d'hommes aussi savants, aussi distingués que ceux qui honorent aujourd'hui, en France, les chaires publiques.

Que deviendra la langue angloise? Ce que deviennent toutes les langues. Vers l'an 1400, un poëte prussien, au banquet du grandmaître de l'Ordre teutonique, chanta, en vieux prussien, les faits héroïques des anciens guerriers du pays: personne ne le comprit, et on lui donna à titre de récompense cent noix vides. Aujourd'hui le bas-breton, le basque, le gallique meurent de cabane en cabane, à mesure que meurent les chevriers et les laboureurs. Dans la province angloise de Cornouailles, la langue des indigènes s'éteignoit vers l'an 1676 : un pêcheur disoit à des voyageurs : « Je ne connois guère que quatre ou cinq personnes qui parlent breton, et ce sont de vieilles gens comme moi, de soixante à quatre-vingts ans. >>

Des peuplades de l'Orénoque n'existent plus ; il n'est resté de leur dialecte qu'une douzaine de mots prononcés dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres; la grive d'Agrippine gazouilloit des mots grecs sur les balustrades des palais latins. Tel sera tôt ou tard le sort de nos jargons modernes : quelque sansonnet de NewPlace sifflera sur un pommier des vers de Shakespeare, inintelligibles au passant; quelque corbeau envolé de la cage du dernier curé francogaulois dira, du haut de la tour en ruines d'une cathédrale abandonnée, dira à des peuples étrangers, nos successeurs : « Agréez les accents d'une voix qui vous fut connue; vous mettrez fin à tous ces discours. >>

Soyez donc Shakespeare ou Bossuet, pour qu'en dernier résultat votre chef-d'œuvre survive dans la mémoire d'un oiseau à votre langage et à votre souvenir chez les hommes.

́QU'IL N'Y AURA PLUS

DE RENOMMÉES LITTÉRAIRES UNIVERSELLES, ET POURQUOI.

La multiplicité et la diversité des langues modernes doivent faire faire cette triste question aux hommes tourmentés de la soif de vivre :

Peut-il y a avoir maintenant dans les lettres des réputations universelles, comme celles qui nous sont venues de l'antiquité?

Dans l'ancien monde civilisé deux langues dominoient, deux peuples jugeoient seuls et en dernier ressort les monuments de leur génie. Victorieuse des Grecs, Rome eut pour les travaux de l'intelligence des vaincus le même respect qu'avoient Alexandrie et Athènes. La gloire d'Homère et de Virgile nous fut religieusement transmise par les moines, les prêtres et les clercs, instituteurs des barbares dans les écoles ecclésiastiques, les monastères, les séminaires et les universités. Une admiration héréditaire descendit de race en race jusqu'à nous, en vertu des leçons d'un professorat dont la chaire ouverte depuis quatorze siècles, confirme sans cesse le même arrêt.

Il n'en est plus ainsi dans le monde moderne civilisé : cinq langues y fleurissent; chacune de ces cinq langues a des chefs-d'œuvre qui ne sont pas reconnus tels dans les pays où se parlent les quatre autres langues il ne s'en faut pas étonner.

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Nul dans une littérature vivante n'est juge compétent que des ouvrages écrits dans sa propre langue. En vain vous croyez posséder à fond un idiome étranger; le lait de la nourrice vous manque, ainsi que les premières paroles qu'elle vous apprit à son sein et dans vos langes: certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglois et les Allemands ont de nos gens de lettres les notions les plus baroques; ils adorent ce que nous méprisons; ils méprisent ce que nous adorons : ils n'entendent ni Racine ni La Fontaine, ni même complétement Molière. C'est à rire de savoir quels sont nos grands écrivains à Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, à Munich, à Leipzig, à Goettingue, à Cologne; de savoir ce qu'on y lit avec fureur, et ce qu'on n'y lit pas. Je viens d'énoncer mon opinion sur une foule d'auteurs anglois : il est fort possible que je me sois trompé, que j'aie admiré et blamé tout ce travers, que mes arrêts paroissent impertinents et grotesques de l'autre côté de la Manche.

Quand le mérite d'un auteur consiste spécialement dans la diction, un étranger ne comprendra jamais bien ce mérite. Plus le talent est intime, individuel, national, plus ses mystères échappent à l'esprit qui n'est pas, pour ainsi dire, compatriote de ce talent. Nous admirons sur parole les Grecs et les Romains; notre admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne sont pas là pour se moquer de nos jugements de barbares. Qui de nous se fait une idée de l'harmonie de la prose de Démosthène et de Cicéron, de la cadence des vers d'Alcée et d'Horace, telles qu'elles étoient saisies par une oreille grecque et latine? On soutient que les beautés réelles sont de tous les

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