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cours. Il n'y a pas jusqu'au chérubin de ronde qui surprend Satan à l'oreille d'Ève dont le trait ne soit correctement dessiné. Satan insulte ce chérubin : « Ne pas me connoître prouve que toi-même es inconnu, et le dernier de ta bande. » Zéphon lui répond: « Esprit révolté, ne t'imagine pas que ta figure soit la même, et qu'on puisse te reconnoître; tu n'as plus cet éclat qui t'environnoit, lorsque tu restois pur dans le Ciel. Ta gloire t'a quitté avec ton innocence; le moindre d'entre nous peut tout contre toi; ton crime fait ta foiblesse. »>

Quand Satan lui-même se transforme en esprit de lumière, le poète répand sur lui toutes les harmonies de son art. « Sous une couronne, les cheveux de l'archange flottent en boucles, et ombragent ses deux joues; il porte des ailes dont les plumes, de diverses couleurs, sont semées d'or; son habit court est fait pour une marche rapide, et il appuie ses pas pleins de décence sur une baguette d'argent. »

Tous ces esprits, d'une variété et d'une beauté infinies, ont l'air d'être peints, selon leurs caractères, par Michel-Ange et par Raphael; ou plutôt on voit que Milton les a vêtus et représentés d'après les tableaux de ces grands maîtres: il les a transportés de la toile dans sa poésie, en leur donnant avec le secours de la lyre la parole que le pinceau avoit laissée muette sur leurs lèvres.

LES DÉMONS ET LES PERSONNAGES ALLÉGORIQUES.

Il est inutile de rappeler ce que chacun sait des esprits de ténèbres tels que Milton les a produits : il est reconnu que Satan est une incomparable création.

Louis Racine fait cette remarque, en parlant des quatre monologues de Satan: « A quelle occasion l'esprit de fureur, le roi du mal, fait-il quelques réflexions qu'on peut appeler sages? 1° en contemplant la beauté du soleil; 2° en contemplant la beauté de la terre; 3° en contemplant la beauté de deux créatures qui, dans une conversation tranquille, s'assurent mutuellement de leur amour; 4° en contemplant une de ces créatures, qui seule dans un bosquet, cultivant des fleurs, est l'image de l'innocence et de la tranquillité. Tout ce qui est beau, tout ce qui est bon excite d'abord son admiration; cette admiration produit des remords, par le souvenir de ce qu'il a perdu, et le fruit de ces remords est de s'endurcir toujours. Le roi du mal devient par degrés digne roi de son nouvel empire. Ève cueillant des fleurs lui paroît heureuse. Sa tranquillité est le plaisir de l'innocence; il va détruire ce qu'il admire, parce qu'il est le destructeur de tout plaisir.

Dans ces quatre monologues, le poëte conserve à Satan le même caractère et ne se copie point. Satan n'est pas le héros de son poëme, mais le chef-d'œuvre de sa poésie. »>

Milton a presque donné un mouvement d'amour à Satan pour Ève; l'archange est jaloux à la vue des caresses que se prodiguent les deux époux. Ève séduisant un moment le rival de Dieu, le chef de l'Enfer, le roi de la haine, laisse dans l'imagination une idée incompréhensible de la beauté de la première femme.

Les personnages allégoriques du Paradis perdu sont le Chaos, la Mort et le Péché. Tel est le feu du poëte, que de la Mort et du Péché il a fait deux êtres réels et formidables. Rien n'est plus étonnant que l'instinct du Péché, lorsque du seuil de l'Enfer, entre les flammes du Tartare et l'océan du Chaos, ce fantôme devine que son père et son amant ont fait la conquête d'un monde. La Mort elle-même, avertie, dit au Péché, sa mère : « Quelle odeur je sens de carnage, proie innombrable! je goûte la saveur de la mort de toutes les choses qui vivent.... La forme pâle, renversant en haut ses larges narines dans l'air empesté, huma sa curée lointaine. »>

Le péché (j'en ai fait l'observation dans Le Génie du Christianisme) est du genre féminin en anglois, et la mort du genre masculin. Racine a voulu sauver en françois cette difficulté des genres, en donnant à la Mort et au Péché des noms grecs; il appelle le péché Ate, et la mort Ades: je n'ai pas cru devoir me soumettre à ce scrupule; contre Louis Racine, j'ai l'autorité de Jean Racine :

La Mort est le seul dieu que j'osois implorer.

Il m'a semblé que les lecteurs, accoutumés d'avance à cette fiction, se prêteroient au changement de genres, qu'ils feroient facilement la mort du genre masculin et le péché du genre féminin, en dépit de leurs articles.

Voltaire critiquoit un jour, à Londres, cette célèbre allégorie; Young, qui l'écoutoit, improvisa ce distique:

You are so witty, profligate and thin,

At once we think you Milton, Death and Sin.

Vous êtes si spirituel, si silencieux et si maigre, que nous vous croyons à la fois Milton, la Mort et le Péché. »

Il ne me reste plus qu'à parler d'un autre personnage du Paradis perdu, je veux dire de Milton lui-même.

MILTON DANS LE PARADIS PERDU.

Le républicain se retrouve à chaque vers du Paradis perdu; les discours de Satan respirent la haine de la dépendance. Mais Milton, qui, enthousiaste de la liberté, avoit néanmoins servi Cromwell, fait connoître l'espèce de république qu'il comprenoit : ce n'est pas une république d'égalité, une république plébéienne : il veut une république aristocratique et dans laquelle il admet des rangs. « Si nous ne sommes pas tous égaux, dit Satan, nous sommes tous également libres : rangs et degrés ne jurent pas avec la liberté, mais s'accordent avec elle. Qui donc, en droit ou en raison, peut prétendre au pouvoir sur ceux qui sont par droit ses égaux, sinon en pouvoir et en éclat, du moins en liberté ? Qui peut promulguer des lois et des édits parini nous, nous qui même sans lois n'errons jamais? Qui peut nous forcer à recevoir celui-ci pour maître, à l'adorer au détriment de ces titres impėriaux qui prouvent que nous sommes faits pour gouverner, non pour obéir? » (Paradis perdu, livre V.)

S'il pouvoit rester quelques doutes à cet égard, Milton, dans son Moyen facile d'établir une société libre, s'explique de manière à éclaircir ces doutes : il y déclare que la république doit être gouvernée par un grand conseil perpétuel; il ne veut pas du remède populaire propre à combattre l'ambition de ce conseil permanent, car le peuple se précipiteroit dans une démocratie licencieuse et sans frein, a licentious and unbridled democracy. Milton, ce fier républicain, étoit noble; il avoit des armoiries: il portoit un aigle d'argent éployé de sable à deux têtes de gueules, jambes et bec de sable : un aigle étoit du moins pour le poête des armes parlantes. Les Américains ont des écussons plus féodaux que ceux des chevaliers du XIVe siècle; fantaisies qui ne font de mal à personne.

Les discours qui forment plus de la moitié du Paradis perdu ont pris un nouvel intérêt depuis que nous avons des tribunes. Le poëte a transporté dans son ouvrage les formes politiques du gouvernement de sa patrie Satan convoque un véritable parlement dans l'Enfer; il le divise en deux chambres; il y a une chambre des pairs au Tartare. L'éloquence forme une des qualités essentielles du talent de l'auteur: les discours prononcés par ses personnages sont souvent des modèles d'adresse ou d'énergie. Abdiel, en se séparant des anges rebelles, adresse ces paroles à Satan :

« Abandonné de Dieu, esprit maudit, dépouillé de tout bien, je vois ta chute certaine; ta bande malheureuse, enveloppée dans cette perfidie, est atteinte de la contagion de ton crime et de ton châtiment. Ne

t'agite plus pour savoir comment tu secoueras le joug du Messie de Dieu; ses indulgentes lois ne peuvent plus être invoquées; d'autres décrets sont déjà lancés contre toi sans appel. Ce sceptre d'or que tu repousses est maintenant changé en une verge de fer pour meurtrir et briser ta désobéissance. Tu m'as bien conseillé : je fuis, non toutefois par ton conseil et devant tes menaces; je fuis ces tentes criminelles et réprouvées dans la crainte que l'imminente colère, venant à éclater dans une flamme soudaine, ne fasse aucune distinction. Attends-toi à sentir bientôt sur ta tête la foudre, feu qui dévore! Alors, gémissant, tu apprendras à connoître celui qui t'a créé par celui qui peut t'anéantir. »

Il reste dans le poëme quelque chose d'inexplicable au premier aperçu la république infernale veut détruire la monarchie céleste, et cependant Milton, dont l'inclination est toute républicaine, donne toujours la raison et la victoire à l'Éternel? C'est qu'ici le poëte étoit dominé par ses idées religieuses; il vouloit, comme les indépendants, une république théocratique; la liberté hiérarchique sous l'unique puissance du Ciel; il avoit admis Cromwell comme lieutenant général de Dieu, protecteur de la république.

Cromwell, our chief of men, who through a cloud

Not of war only, but detractions rude,
Guided by faith and matchless fortitude,

To peace and truth thy glorious way hast plough'd,
And on the neck of crowned fortune proud

Hast rear'd God's trophies, and his work pursued,
While Darwen stream with blood of Scots imbrued,
And Dunbar field resounds thy praises loud,
And Worcester's laureat wreath. Yet much remains
To conquer still; peace hath her victories
No less renown'd than war: new foes arise
Threat'ning to bind our souls with secular chains :
Help us to save free conscience from the paw

Of hireling wolves, whose gospel is their maw.

Cromwell, chef des hommes, qui à travers le nuage non-seulement de la guerre, mais encore d'une destruction brutale, guidé par la foi et une grandeur d'âme incomparable, as labouré ton glorieux chemin vers la paix et la vérité! toi qui sur le cou de l'orgueilleuse Fortune couronnée as planté les trophées de Dieu et continué son ouvrage, tandis que le cours du Darwen se teignoit du sang des Écossois, que le champ de Dunbar retentissoit de tes louanges, et des lauriers tressés à Worcester! il te reste encore beaucoup à conquérir; la paix a ses victoires non moins renommées que celles de la guerre. De nouveaux ennemis s'élèvent menaçant de lier nos âmes

avec des chaînes séculaires: aide-nous à sauver notre libre conscience des ongles des loups mercenaires, dont l'Évangile est leur ventre. »

Dans la pensée de Milton, Satan et ses anges pouvoient être les orgueilleux presbytériens qui refusoient de se soumettre aux saints, à la faction desquels Milton appartenoit, et dont il reconnoissoit l'inspiré Cromwell comme le chef en Dieu.

On sent dans Milton un homme tourmenté: encore ému des spectacles et des passions révolutionnaires, il est resté debout après k chute de la révolution réfugiée en lui et palpitante dans son sein. Mais le sérieux de cette révolution le domine; la gravité religieuse fait le contre-poids de ses agitations politiques. Et néanmoins, dans l'étonnement de ses illusions détruites, de ses rêves de liberté évanouis, il ne sait plus où se prendre; il reste dans la confusion, même à l'égard de la vérité religieuse.

Il résulte d'une lecture attentive du Paradis perdu que Milton flottoit entre mille systèmes. Dès le début de son poëme, il se déclare socinien par l'expression fameuse un plus grand homme. Il ne parle point du Saint-Esprit; il ne parle jamais de la Trinité, il ne dit jamais que le Fils est égal au Père. Le Fils n'est point engendré de toute éternité; le poëte place même sa création après celle des anges. Milton est arien, s'il est quelque chose : il n'admet point la création proprement dite; il suppose une matière préexistante, coéternelle avec l'Esprit. La création particulière de l'univers n'est à ses yeux qu'un petit coin du chaos arrangé, et toujours prêt à retomber dans le désordre. Toutes les théories philosophiques connues du poëte ont pris plus ou moins de place dans ses croyances: tantôt c'est Platon avec les exemplaires des idées, ou Pythagore avec l'harmonie des sphères; tantôt c'est Épicure ou Lucrèce avec son matérialisme, comme quand il montre les animaux à moitié formés sortant de la terre. Il est fataliste lorsqu'il fait dire à l'ange rebelle que lui Satan naquit de lui-même dans le cercle fatal amenant l'heure de sa création. Milton est encore panthéiste ou spinosiste; mais son panthéisme est d'une nature singulière.

Le poëte paroît d'abord supposer le panthéisme connu mêlé de matière et d'esprit; mais si l'homme n'eût point péché, Adam, se dégageant peu à peu de la matière, seroit devenu de la nature des anges. Adam pèche. Pour racheter la partie spirituelle de l'homme, le Fils de Dieu, tout esprit, se matérialise; il descend sur la terre, meurt et remonte au ciel, après avoir passé à travers la matière. Le Christ devient ainsi le véhicule au moyen duquel la matière, mise en contact avec l'intelligence, se spiritualise. Enfin les temps étant accomplis, la matière, ou le monde matériel, cesse et va se perdre dans l'autre

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