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avec quel feu et quelle jeunesse il parle de ses cheveux blancs! Ainsi l'auteur du Paradis perdu se plaint d'être glacé par les années, en peignant les amours d'Adam et d'Ève. L'évêque de Meaux prononça l'Oraison funèbre de la reine d'Angleterre en 1669, l'année même où Milton donna quittance des secondes 5 livres sterling reçues pour la vente de son poëme. Ces incomparables génies, qui tous les deux, dans des rangs opposés, avoient fait le portrait de Cromwell, s'ignoroient l'un l'autre, et n'entendirent peut-être jamais prononcer leurs noms: les aigles, qui sont vus de tous, vivent un à un et solitaires dans la montagne.

Milton mourut juste à moitié terme entre deux révolutions, quatorze ans après la restauration de Charles II, et quatorze ans avant l'avénement de Guillaume. Il fut enterré près de son père, dans le chœur de l'église de Saint-Gilles. Longtemps après les curieux alloient voir une petite pierre dont l'inscription n'étoit plus lisible: cette pierre gardoit les cendres délaissées de Milton; on ne sait si le nom de l'auteur du Paradis perdu n'avoit point été effacé.

La famille du poëte s'enfonça vite dans l'obscurité. Trente ans s'étoient écoulés depuis la mort de Milton, lorsque Déborah, voyant pour la première fois le portrait du poëte, alors devenu célèbre, s'écria : « O mon père! mon cher père ! » Déborah avoit épousé Abraham Clarke, tisserand dans Spithfields; elle mourut âgée de soixanteseize ans, au mois d'août 1727. Une de ses filles se maria à Thomas Foster, tisserand aussi. Réduite à la misère, un critique proposa une souscription en sa faveur : « Cette proposition, dit-il, doit être bien reçue, puisqu'elle est faite par moi, qu'on pourroit regarder comme le Zoïle de l'Homère anglois. » Zoile n'eut pas le plaisir de nourrir la petite-fille d'Homère des outrages qu'il avoit prodigués au père de l'épopée biblique. Le parterre anglois devint le tuteur de l'orpheline; elle eut à son bénéfice une représentation du Masque, dont Samuel Johnson, d'ailleurs assez dur dans son jugement sur Milton, fit le prologue.

Déborah fut connue du professeur Ward et de Richardson, à qui nous devons une vie de Milton. Addison se fit le patron de Déborah, et obtint pour elle de la reine Caroline cinquante guinées.

Un fils de Déborah, Caleb Clarke, passa aux Indes dans les premières années du xvin siècle. On a su par sir James Mackintosh que ce petit-fils de Milton avoit été clerc de paroisse à Madras. Caleb Clarke eut de sa femme Marie trois enfants: Abraham, Marie, morte en 1706, et Isaac. Abraham, arrière-petit-fils de Milton, épousa, au mois de septembre 1725, Anna Clarke; il en eut une fille, Marie Clarke,

portée sur les registres des naissances, à Madras, 2 avril 1727. Là disparoft toute trace de la famille de Milton. On ne sait ce que sont devenus Abraham et Isaac, qui ne moururent point à Madras et dont jusqu'à présent on n'a point fait vérifier le décès sur les registres de Calcutta et de Bombay. S'ils étoient retournés en Angleterre, ils n'auroient point échappé aux admirateurs et aux biographes de Milton : ils se sont donc perdus dans les vastes régions de l'Inde, au berceau du monde chanté par leur aïeul. Peut-être quelques gouttes inconnues du sang libre de Milton animent aujourd'hui le cœur d'un esclave; peutêtre aussi coulent-elles dans les veines d'un prêtre de Buddha, ou dans -celles d'un de ces bergers indiens, qui se retire au frais sous un 'figuier << et surveille ses troupeaux à travers les entaillures coupées dans le feuillage le plus épais. >>

Shelters in cool, and tends his pasturing herds
At loopholes cut thro' thickest shade.....
Paradise lost, 13, г.

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Rien de plus naturel que la curiosité qui nous porte à nous enquérir de la famille des hommes illustres celle de Bonaparte n'a point péri, parce qu'il a laissé après lui les reines et les rois qu'il fit avec son épée. J'ai recherché ailleurs ce qu'étoient devenus les descendants de ce Cromwell dont le nom se trouve inséparablement uni dans la gloire à celui de Milton.

« Il est possible, ai-je dit, qu'un héritier direct d'Olivier Cromwell par Henri soit maintenant quelque paysan irlandois inconnu, catholique peut-être, vivant de pommes de terre dans les tourbières d'Ulster, attaquant la nuit les orangistes et se débattant contre les lois atroces du Protecteur. Il est possible encore que ce descendant inconnu de Cromwell ait été un Franklin ou un Washington en Amérique '. »

PARADIS PERDU.

DE QUELQUES IMPERFECTIONS DE CE POEME.

Le comte de Dorset, cherchant des livres, entra chez le libraire de Milton, et mit par hasard la main sur Le Paradis perdu. Le libraire pria humblement Sa Seigneurie de le lire et de lui procurer des acheteurs.

1. Les Quatre Stuarts.

Le comte l'emporta, le lut, le fit passer à Dryden, qui le lui renvoya avec ces mots : Cet homme nous efface, nous et les anciens.

Cependant, la renommée du Paradis perdu ne marcha qu'avec lenteur; des mœurs frivoles et corrompues, l'aversion qu'on portoit à des sectes religieuses dont les excès avoient fait naître l'esprit d'incrédulité s'opposoient au succès d'un poëme aussi sévère par le sujet, le style et la pensée : ni le duc de Buckingham, ni le comte de Rochester, ni le chevalier Temple, ne s'occupent de Milton. Mais en 1688 une édition in-folio du Paradis perdu, sous le patronage de lord Sommers, fit du bruit on eût dit que la gloire de l'ennemi des Stuarts par eux opprimée avoit attendu l'année de leur chute pour éclater. Si Milton eût vécu, comme son frère, jusqu'à l'époque de la révolution de 1688, eût-il trouvé grâce devant le gouvernement nouveau? J'en doute; on ne fit que changer de roi. Le vieux régicide Ludlow, accouru de Lausanne, se trouva aussi étranger sous Guillaume III qu'il l'eût été sous Jacques II: homme d'un autre temps, il retourna mourir dans sa solitude.

Peu à peu les éditions du Paradis perdu se multiplièrent. Addison lui consacra dix-huit articles du Spectateur. Alors il n'y eut plus assez d'autels pour le dieu; Milton prit dans le culte public sa place à côté de Shakespeare.

Quelques voix opposantes se firent entendre pourtant aucune grande renommée ne s'élève sans contradicteurs. On prétendit que Milton avoit imité Mosenius, Ramsay, Vida, Sannazar, Romæus, Flecther, Staforst, Taubman, Andreini, Quintianus, Malapert, Fox; on auroit pu ajouter à cette liste Saint-Avit, Dubartas et le Tasse: SaintAvit a de très-belles scènes dans Eden. Il est probable que Milton à Naples, dans la compagnie de Manso, avoit lu les Sette giornale del Mondo creato du Tasse. Le chantre de la Jérusalem fait sortir Ève du sein d'Adam, tandis que Dieu arrosoit d'un sommeil paisible les membres de notre premier père assoupi:

Ed irrigò di placida quiete

Tutte le membra al sonnacchioso.....

Le Tasse amollit l'image biblique, et dans ses douces créations la femme n'est plus que le premier songe de l'homme.

Que fait tout cela à la gloire de Milton? Ces prétendus originaux ont-ils ouvert leurs ouvrages par le réveil de Satan dans l'enfer? ontils traversé le chaos avec l'Ange rebelle, aperçu la création du seuil de l'Empyrée, apostrophé le soleil, contemplé le bonheur de l'homme dans sa primitive innocence, deviné les majestueuses amours d'Ève et d'Adam?

Soit qu'en traduisant Milton l'habitude d'une société intime m'ait accoutumé à ses défauts, soit qu'élargissant la critique je juge le poëte d'après les idées qu'il devoit avoir, je ne suis plus blessé des choses qui me choquoient autrefois. La découverte de l'artillerie dans le ciel me semble aujourd'hui découler d'une idée fort naturelle : Milton fait inventer par Satan ce qu'il trouve de pire parmi les hommes. Il revient souvent sur cette invention, à propos de la conspiration des poudres; il a cinq pièces latines in Proditionem bombardicam, in inventorem bombardæ.

Les railleries des démons sont une imitation des railleries des héros d'Homère. J'aime à voir l'Iliade apparoître au travers du Paradis perdu. Les démons changés en serpents qui sifflent leur chef lorsqu'il se vient vanter d'avoir (sous la figure d'un serpent) perdu la race humaine sont les caprices, d'ailleurs étonnamment bien exprimés, d'une imagination surabondante. Dans les critiques que l'on a faites de ce passage, on n'a pas vu ou on n'a pas voulu voir l'explication que le poëte lui-même donne de la métamorphose: elle est conforme au sujet de l'ouvrage et aux traditions les plus populaires du christianisme. C'est pour la dernière fois que l'on aperçoit Satan : le prince des ténèbres, superbe intelligence au commencement du poëme, avant la séduction d'Adam, devient hideux reptile à la fin du poëme après la chute de l'homme au lieu de l'esprit qui brilloit encore à l'égal du soleil éclipsé, il ne vous reste plus que l'ancien serpent, que le vieux dragon de l'abîme.

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Il seroit moins injuste de reprocher à Milton quelques traits de mauvais goût. « Ce dîner (de fruits) qui ne refroidit pas, » par exemple. J'aurois voulu pouvoir supprimer les vers où Adam dit à Ève qu'elle est une côte tortueuse que lui Adam avoit de trop, et malheureusement cette injure se trouvoit placée dans un morceau dramatique d'une beauté achevée.

Le poëte abuse un peu de son érudition; mais après tout, mieux vaut être trop instruit que de ne l'être pas assez : Milton a tiré plus de beautés de son savoir que Shakespeare de son ignorance. N'est-il pas surprenant qu'au milieu de la mauvaise physique de son temps il annonce l'attraction, démontrée depuis par Newton? Kepler, Boullian et Hook, il est vrai, avoient mis sur la voie de la découverte, et Milton auroit pu connoître ce qu'on appeloit alors la force tractoire. Dans l'antiquité, Aristarque fait du Soleil le centre unique de l'univers.

Des nuances et des lumières manquent de fois à autre dans les tableaux du poëte; on devine que le peintre ne voit plus, comme en musique on reconnoît le jeu d'un aveugle à l'indéfini de certaines

notes. Les descriptions du Paradis perdu ont quelque chose de doux, de velouté, de vaporeux, d'idéal, comme des souvenirs : les soleils couchants de Milton en rapport avec son âge, la nuit de ses paupières et la nuit approchante de sa tombe ont un caractère de mélancolie qu'on ne retrouve nulle part. Lui demanderez-vous rien de plus, lorsqu'en peignant une nuit dans Éden il vous dit : « Le rossignol répétoit ses plaintes amoureuses, et le silence étoit ravi »? Cinq ou six vers, hors de tous les lieux communs, lui suffisent pour offrir le spectacle religieux du matin. « La lumière sacrée commença de poindre dans l'orient parmi les fleurs humides; elles exhaloient leur encens matinal, alors que tout ce qui respire sur le grand autel de la terre élève vers le Créateur des louanges silencieuses et une odeur qui lui est agréable. » On croit lire un verset des psaumes: Jubilate Deo, omnis terra; Benedic, anima mea, Domino.

Enfin, si le poëte montre quelquefois de la fatigue; si la lyre échappe à sa main lassée, il repose, et je me repose, avec lui: je ne voudrois pas que les beaux endroits du Cid et des Horaces fussent joints ensemble par des harmonies élégantes et travaillées; les simplicités Ze Corneille sont un passage à ses grandeurs, qui me charme encore.

PLAN DU PARADIS PERDU.

Que dirai-je du Paradis perdu qui n'ait déjà été dit? Mille fois on en a cité les traits sublimes, les discours, les combats, la chute des anges et cet enfer qui eût fui épouvantè si Dieu n'en avoit creusé si profondément l'abime. J'insisterai donc principalement sur la composition générale de l'ouvrage, pour faire remarquer l'art avec lequel le tout est conduit.

Satan s'est réveillé au milieu du lac de feu (et quel réveil!). Il rassemble le conseil des légions punies; il rappelle à ses compagnons de malheur et de désobéissance un ancien oracle qui annonçoit la naissance d'un monde nouveau, la création d'une nouvelle race, formée à dessein de remplir le vide laissé par les anges tombés: chose formidable! c'est dans l'Enfer que l'on entend prononcer pour la première fois le nom de l'HOMME.

Satan propose d'aller à la recherche de ce monde inconnu, de le détruire ou de le corrompre. Il part, explore l'Enfer, rencontre le Péché et la Mort, se fait ouvrir les portes de l'abîme, traverse le chaos, découvre la création, descend au soleil, arrive sur la Terre, voit nos premiers parents dans Éden, est touché de leur beauté et de leur inno

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