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pas la sagesse et l'autorité, mais la turbulence et la gloutonnerie qui élèveront bientôt les plus vils mécréants de nos tavernes et de nos lieux de débauche, de nos villes et de nos villages, au rang et à la dignité de sénateur. Qui voudroit confier les affaires de la république à des gens à qui personne ne voudroit confier ses affaires particulières? Qui voudroit voir le trésor de l'État remis aux soins de ceux qui ont dépensé leur propre fortune dans d'infàmes prodigalités? Doivent-ils être chargés de la bourse du peuple, ceux qui la convertiroient bientôt dans leur propre bourse! Sont-ils faits pour être les législateurs de toute une nation, ceux qui ne savent pas ce qui est loi ou raison, juste ou injuste, oblique ou droit, licite ou illicite; ceux qui pensent que tout pouvoir consiste dans l'outrage, toute dignité dans l'insolence, qui négligent tout pour satisfaire la corruption de leurs amis, ou la vivacité de leurs ressentiments, qui dispersent leurs parents et leurs créatures dans les provinces, pour lever des taxes et confisquer des biens? hommes les plus dégradés et les plus vils, qui achètent eux-mêmes ce qu'ils prétendent exposer en vente, d'où ils recueillent une masse exorbitante de richesses détournées des coffres publics; ils pillent le pays et émergent en un moment de la misère et des haillons à un état de splendeur et de fortune. Qui pourroit souffrir de tels fripons de serviteurs, de tels vice-régents de leurs maîtres? Qui pourroit croire que les chefs de bandits seroient propres à conserver la liberté? Qui se supposeroit devenu d'un cheveu plus libre par une telle race de fonctionnaires (ils pourroient s'élever à cinq cents élus de telle sorte par les comtés et les bourgs), lorsque parmi ceux qui sont les vrais gardiens de la liberté il y en a tant qui ne savent ni comment user ni comment jouir de cette liberté qui ne comprennent ni les principes ni les mérites de la propriété? »

On n'a jamais rien dit de plus fort contre la réforme parlementaire. Cromwell avoit essayé cette réforme; il fut bientôt obligé de dissoudre le parlement produit d'une loi d'élection élargie. Mais ce qui étoit vrai du temps de Milton n'est pas également vrai aujourd'hui. La disproportion entre les propriétaires et les classes populaires n'est plus aussi grande. Les progrès de l'éducation et de la civilisation ont commencé à rendre les électeurs d'une classe moyenne plus aptes à comprendre des intérêts qu'ils ne comprenoient pas autrefois. L'Angleterre de ce siècle a pu, quoique non sans péril, conférer des droits à une classe de citoyens qui au XVII° siècle auroient renversé l'État en entrant dans

les communes.

Ainsi, toutes les questions générales et particulières agitées aujourd'hui chez les peuples du continent et dans le parlement d'Angleterre

avoient été traitées et résolues par Milton dans le sens où notre siècle les résout. Il a créé jusqu'à la langue constitutionnelle moderne : les mots de fonctionnaires, de décrets, de motions, etc., sont de lui. Quel étoit donc ce génie capable d'enfanter à la fois un monde nouveau et une parole nouvelle de politique et de poésie?

RESTAURATION. MILTON ARRÊTÉ ET REMIS EN LIBERTÉ.
FIDÉLITÉ DU POETE A CROMWELL.

Milton eut la douleur de voir le fils de Charles Ier remonter sur le trône; non que son cœur ferme fût effrayé, mais ses chimères de liberté républicaine s'évanouissoient toute chimère qui s'évanouit fait du mal et laisse un vide. Charles II, dans sa déclaration de Breda, annonçoit qu'il pardonnoit à tout le monde, s'en remettant aux communes du soin d'excepter les indignes du pardon. Les vengeances sanglantes sous les Stuarts et sous la maison de Hanovre ne purent être imputées à la couronne: elles furent l'œuvre des chambres. Les corps sont plus implacables que les individus, parce qu'ils réunissent en eux plus de passions et qu'ils sont moins responsables.

A l'avénement de Charles II, Milton se démit de la place de secrétaire latin, et quitta son hôtel de Petty-France, où pendant huit années il avoit reçu tant d'hommages. Il se retira chez un de ses amis, dans Bartholomew-Close, aux environs de West-Smithfield. Des poursuites furent commencées contre la Défense du peuple anglois et L'Iconoclaste, et le 27 juin 1660 le parlement ordonna l'arrestation de l'auteur de ces ouvrages. On ne le trouva point d'abord; mais peu de mois après on le voit remis entre les mains d'un sergent d'armes : il fut néanmoins bientôt relâché. Le 17 décembre de la même année il eut l'audace de s'adresser à cette terrible chambre qui pensoit l'avoir généreusement traité en ne faisant pas tomber sa tête : il réclama contre l'excès du salaire requis par le sergent; il croyoit qu'on l'avoit plus outragé en lui ôtant la liberté qu'en le privant de la vie. Les registres du parlement constatent ces deux faits:

Samedi, 15 décembre 1660.

• Ordonné que M. Milton, à présent à la garde d'un sergent d'armes de cette chambre, soit relâché en payant les honoraires. »>

Lundi, 17 décembre 1660.

« Une plainte ayant été faite que le sergent d'armes a demandé des honoraires excessits pour la garde de M. Milton,

« Ordonné qu'il en sera référé au comité des priviléges pour exami ner cette affaire. »

Davenant sauva Milton: histoire honorable aux muses sur laquelle j'ai rimaillé jadis des vers détestables. Cunningham raconte autrement la délivrance du poëte: il prétend que Milton se déclara trépassé et qu'on célébra ses funérailles: Charles auroit applaudi à la ruse d'un homme échappé à la mort en faisant le mort. Le caractère de l'auteur de la Défense et les monuments de l'histoire ne permettent pas d'admettre cette anecdote. Milton fut oublié dans la retraite où il s'ensevelit; et à cet oubli nous devons Le Paradis perdu. Si Cromwell eût vécu dix ans de plus, comme le remarque M. Mosneron, il n'auroit jamais été question de son secrétaire.

Les fêtes de la restauration passées, les illuminations éteintes, vinrent les supplices. Charles s'étoit déchargé sur les communes de toute responsabilité de cette nature, et celles-ci n'épargnèrent pas les réactions violentes. Cromwell fut exhumé et sa carcasse pendue, comme si l'on eût hissé le pavillon de sa gloire sur les piliers du gibet. L'histoire a gardé dans le trésor de ses chartes la quittance du maçon qui brisa par ordre le sépulcre du Protecteur, et qui reçut une somme de 15 shellings pour sa besogne :

May the 4th day, 1661, recd then in full, of the worshipful serjeant Norforke, fiveteen shillinges, for taking up the corpes of Cromwell, et Jerton et Brassaw. Rec. by me, JOHN LEWIS.

« Mai, le 4 jour, 1664, reçu alors en totalité, du respectable sergent Norforke, quinze schellings pour enlever le corps de Cromwell, et Jerton et Brassaw.

« Reçu par moi, JOHN LEWIS. »

Milton seul resta fidèle à la mémoire de Cromwell : tandis que de petits auteurs bien vils, bien parjures, bien vendus au pouvoir revenu, insultoient les cendres du grand homme aux pieds duquel ils avoient rampé, Milton lui donnoit un asile dans son génie, comme dans un temple inviolable.

Milton put rentrer dans les affaires : sa troisième femme (car il avoit épousé successivement deux autres femmes après la mort de Marie Powell) le suppliant d'accepter son ancienne place de secrétaire du conseil, il lui répondit : « Vous êtes femme, et vous voulez avoir des équipages; moi je veux mourir honnête homme. » Demeuré républicain, il s'enferma dans ses principes avec sa muse et sa pauvreté. Il

disoit à ceux qui lui reprochoient d'avoir servi un tyran : « Il nous a délivré des rois. » Il affirmoit n'avoir combattu que pour la cause de Dieu et de la patrie.

Un jour, se promenant dans le parc de Saint-James, il entendit tout à coup répéter autour de lui : Le roi! le roi! « Retirons-nous, dit-il à son guide; je n'ai jamais aimé les rois. » Charles II aborde l'aveugle : « Monsieur, voilà comme le ciel vous a puni d'avoir conspiré contre mon père. >> - << Sire, si les maux qui nous affligent dans ce monde sont le châtiment de nos fautes : votre père devoit être bien coupable. »

NOUVEAUX TRAVAUX DE MILTON; SON DICTIONNAIRE LATIN, SA MOSCOVIE, SON HISTOIRE D'ANGLETERRE.

La saison la plus favorable aux inspirations de Milton étoit l'automne, plus en rapport avec la tristesse et le sérieux de ses pensées : il dit cependant dans quelques vers qu'il renaît au printemps. Il se croyoit recherché la nuit par une femme céleste. Il avoit eu trois filles de Marie Powell: l'une d'elles, Deborah, lui lisoit Isaïe en hébreu, Homère en grec, Ovide en latin, sans entendre aucune de ces langues: l'anecdote est contestée par Johnson. Aussi savant qu'il étoit grand poëte, on a vu qu'il écrivoit en latin comme en anglois; il faisoit des vers grecs, témoin quelques-uns de ses opuscules. C'est dans le texte même des prophètes qu'il se pénétroit de leur feu; la lyre du Tasse ne lui étoit point étrangère. Il parloit presque toutes les langues vivantes de l'Europe. Antoine Francini, Florentin, s'exprime sur Milton comme si le poëte d'Albion, à son passage en Italie, jouissoit déjà de tout son éclat :

Nell' altera Babelle

Per te il parlar confuse Giove in vano,

Ch' ode oltr' all Anglia il tuo più degno idioma,
Spagna, Francia, Toscana, e Grecia e Roma.

«Dans une autre Babel, la confusion des langues seroit vaine pour toi, qui outre l'anglois, ton plus noble idiome, entends l'espagnol, le françois, le toscan, le grec et le latin. »

Milton, vers la fin du protectorat, avoit commencé sérieusement à écrire Le Paradis perdu: il menoit de front avec ce travail des muses des travaux d'histoire, de logique et de grammaire. Il a rassemblé en trois volumes in-folio les matériaux d'un nouveau Thesaurus Linguæ Latinæ, qui ont servi aux éditeurs du dictionnaire de Cambridge imprimé

en 1693. On a de lui une grammaire latine pour les enfants: Bossuet faisoit le catéchisme aux petits garçons de Meaux. L'auteur du Paradis perdu est dominé du sujet de son poëme jusque dans le traité d'éducation adressé à Hartlib, en 1650: « La fin de tout savoir, dit-il, est d'apprendre à réparer les ruines de nos premiers parents, en retrouvant la vraie connoissance de Dieu. >>

Ces travaux, qui auroient fait honneur à du Cange ou à un béné dictin de la congrégation de Saint-Maur, n'accabloient pas le génie de Milton et ne lui suffisoient pas: de même que Leibniz, il embrassoit l'histoire dans ses recherches. Sa Moscovie est un abrégé amusant par de petits détails de la nature des voyages. « Il fait si froid l'hiver en Moscovie, que la sève des branches mises au feu gèle en sortant du bout opposé à celui qui brûle. Moscou a un beau château à quatre faces, bâti sur une colline; les murs de brique en sont très-hauts: on dit qu'ils ont dix-huit pieds d'épaisseur, seize portes et autant de boulevards. Ce château renferme le palais de l'empereur et neuf belles églises avec des tours dorées. >>

C'est le Kremlin, d'où la fortune de Bonaparte s'envola.

L'Histoire d'Angleterre de Milton se compose de six livres; elle ne va pas au delà de la bataille d'Hasting. L'Heptarchie, quoi qu'en dise Hume, y est fort bien débrouillée : le style de l'ouvrage est mâle, simple, entremêlé de réflexions presque toujours relatives au temps où l'historien écrivoit. Le troisième livre s'ouvre par une description de l'état de la société dans la Grande-Bretagne au moment où les Romains abandonnèrent l'île; il compare cet état à celui de l'Angleterre lorsqu'elle se trouva délaissée du véritable pouvoir sous le règne de Charles Ier. A la fin du cinquième livre, Milton déduit les causes qui firent tomber les Anglo-Saxons sous le joug des Normands : il demande si les mêmes causes de corruption ne pourroient pas faire retomber ses compatriotes sous le joug de la superstition et de la tyrannie.

L'imagination du poëte ne dédaigne pas les origines fabuleuses des Bretons; il consacre plusieurs pages aux règnes de ces monarques de romans qui depuis Brutus, arrière-petit-fils d'Énée, jusqu'à Cassibelan, ont gouverné la Grande-Bretagne. Sur son chemin il rencontre le roi Leir (Lear):

« Leir, qui régna après Bladud, eut trois filles. Étant devenu vieux, il résolut de marier ses filles et de diviser son royaume entre elles; mais il voulut auparavant connoître celle de ses trois filles qui l'aimoit le mieux. Gonorille, l'aînée, interrogée par son père, lui répondit, en invoquant le ciel, qu'elle l'aimoit plus que son âme. Ainsi, dit le vieil homme plein de joie, puisque tu honores mon âge défaillant,

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