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car, lui dit-il gracieusement, « dans l'ombre obscure de la nuit nous croyons avoir entendu des cygnes chanter sur la Tamise: »

Nos etiam in nostro modulantes flumine cycnos
Credimus obscuras noctis sensisse per umbras.

Milton avoit formé le projet de parcourir la Sicile et la Grèce : quel précurseur de Byron ! Les troubles de sa patrie le rappelèrent: il ne rentra point en Angleterre sans avoir vu Venise, cette beauté de l'Italie, aujourd'hui si belle encore, bien que mourante au bord de ses flots.

MILTON REVENU EN ANGLETERRE; SES OCCUPATIONS
ET SES PREMIERS OUVRAGES DE CONTROVERSE.

Le voyageur revenu à Londres ne prit aucune part active aux premiers mouvements de la révolution. Écoutons Johnson :

« Que notre respect pour Milton ne nous défende pas de regarder avec quelque degré d'amusement de grandes promesses et de petits effets, un homme qui revient en hâte au logis, parce que ses compatriotes luttent pour leur liberté, et qui, arrivé sur le théâtre de l'action, évapore son patriotisme dans une école privée. Cette période de la vie du poëte est celle devant laquelle tous ses biographes ont reculé: il leur est désagréable d'abaisser Milton au rang de maître d'école; mais comme on ne peut nier qu'il enseigna des enfants, l'un trouve qu'il les instruisit pour rien, l'autre pour le seul amour de la propagation du savoir et de la vertu. Tous disent ce qu'ils savent n'être pas vrai, afin d'excuser une condition à laquelle un homme sage ne peut trouver aucun reproche à faire. »

L'esprit satirique et la malveillance de Johnson se font ici remarquer. Le docteur, qui n'avoit pas vu de révolution, ignoroit que dans ces grands troubles les champs de bataille sont partout, et que chacun choisit celui où l'appelle son inclination ou son génie : l'épée de Milton n'auroit pas fait pour la liberté ce que fit sa plume. Le docteur, grand royaliste, oublie encore que tous les royalistes ne prirent pas les armes ou ne montèrent pas sur l'échafaud, comme le duc d'Hamilton, le lord Holland et lord Capel; que lord Arundel, par exemple, ami des muses comme Milton, et à qui la science doit les marbres d'Oxford, quitta Londres, tout grand-maréchal d'Angleterre qu'il étoit, au commencement de la guerre civile, et alla mourir paisiblement à Padoue: il est vrai que son malheureux neveu, Guillaume Howard, lord Straf

ford, paya pour lui tribut au malheur, et l'on sait trop par qui son sang fut répandu.

Pendant trois ans Milton donna des soins à l'éducation des deux fils de sa sœur et à quelques jeunes garçons de leur âge. Il habita successivement au cimetière de Saint-Bride dans Fleet-street et un grand hôtel avec un jardin dans Aldersgate. Il se fortifia dans les langues anciennes en les enseignant; il apprit l'hébreu, le chaldéen et le syriaque. En 1640, à l'époque de la convocation du long parlement, il débuta dans la polémique, et plaida la cause de la liberté religieuse contre l'Église établie. Son ouvrage, divisé en deux livres, adressé à un ami, a pour titre : Of Reformation touching church discipline, etc., ◄ De la Réformation touchant la discipline de l'Église en Angleterre et des causes qui jusque ici l'ont empêchée ». Il publia ensuite trois traités : Épiscopat anglais, Raison du Gouvernement de l'Église, Apologie pour Smectymnus; ce nom étoit composé de la réunion de six lettres prises des noms des six théologiens auteurs du Traité de Smectymnus. Pour les lecteurs d'aujourd'hui, il n'y a rien à tirer de ces ouvrages, si ce n'est ce que Milton dit dans la Raison du gouvernement de l'Église, de son dessein de composer un poëme en anglois.

« Peut-être avec le temps, le travail et le penchant de la nature, j'enverrai quelque chose d'écrit à la postérité, qu'elle ne laissera pas volontiers mourir : je suis possédé de cette idée. Peu m'importe d'être célèbre au loin, je me contenterai des îles Britanniques, mon univers. Mais il ne suffit pas d'invoquer les filles de mémoire, il faut par des prières ferventes implorer l'Esprit éternel; lui seul peut envoyer le séraphin qui du feu sacré de son autel touche et purifie nos lèvres. » Milton ne faisoit pas aussi bon marché de sa renommée que speare celui-ci plaît par l'insouciance de sa vie; d'un autre côté on aime à voir un génie encore inconnu se prophétiser lui-même, quand la postérité, confirmant la prédiction, lui répond : « Non! je n'ai pas laissé mourir ce quelque chose que tu as écrit. »

Shake

Malheureusement, Milton, cédant à l'ardeur de son caractère dans cette dispute religieuse, parle avec dédain du savant et vénérable évêque anglican Usher, à qui la science doit des travaux admirables sur l'histoire de la chronologie.

MARIAGE DE MILTON.

Milton, à l'âge de dix-neuf ans, avoit composé sa septième élégie latine, dans laquelle il dit :

« Un jour de mai, dans une promenade aux environs de Londres, je rencontrai une jeune femme d'une beauté extraordinaire. J'en devins passionnément amoureux; mais soudain je la perdis de vue je n'ai jamais su qui elle étoit et ne l'ai jamais retrouvée. Je fis le serment de ne jamais aimer. »>

Si le poëte tint son serment, il faudroit supposer qu'il n'aima aucune de ses trois femmes, car il se maria trois fois. En ce cas qu'auroit été la vierge si promptement évanouie? Peut-être cette compagne céleste qui visitoit l'Homère anglois pendant la nuit et lui dictoit ses plus tendres vers. Dans un beau portrait de Milton, M. Pichot raconte que cette sylphide mystérieuse étoit Léonora, l'Italienne : l'auteur du Pèlerinage à Cambridge brode là-dessus une touchante nouvelle historique. W. Bowles et M. Bulwer ont développé la même fiction.

Le comte d'Essex ayant pris Reading en 1643, le père et le frère de Milton, qui s'étoient retirés dans cette ville, retournèrent à Londres et vinrent demeurer chez le poëte. Milton avoit alors trente-cinq ans : un jour il se dérobe de sa maison, sans être accompagné de personne; son absence dura un mois, au bout duquel il rentra marié sous le toit d'où il étoit sorti garçon. Il avoit épousé la fille aînée de Richard Powell, juge de paix de Forest-Hill, près Shotover, dans Oxfordshire. Richard Powell avoit emprunté du père de Milton 500 liv. sterl. qu'il ne lui rendit jamais, et qu'il crut payer en donnant sa fille au fils de son créancier. Ces noces, aussi furtives que des amours, en eurent l'inconstance: Milton ne quitta pas sa femme, comme Shakespeare, ce fut sa femme qui l'abandonna. La famille de Marie Powell étoit royaliste: soit que Marie ne voulût pas vivre avec un républicain, soit tout autre motif, elle retourna chez ses parents. Elle avoit promis de revenir à la Saint-Michel, et elle ne revint pas : Milton écrit lettres sur lettres, point de réponse; il dépêche un messager, qui perd son éloquence et son temps. Alors l'époux délaissé se résout à répudier l'épouse fugitive: pour faire jouir les autres maris de l'indépendance qu'il se propose, son esprit le porte à changer en une question de liberté une question de susceptibilité personnelle; il publie son traité sur le divorce.

TRAITÉ DE MILTON SUR LE DIVORCE.

Ce traité est divisé en deux livres: The Doctrine and discipline of Divorce, restored to the good of both sexes, etc. « Doctrine et discipline du divorce, rétablies pour le bien des deux sexes. » Il s'ouvre par une adresse au long parlement.

<< S'il étoit sérieusement demandé, ô parlement renommé, assemblée choisie! qui de tous les docteurs et maîtres a jamais attiré à lui un plus grand nombre de disciples en matière de religion et de mœurs, on répondroit avec une apparence de vérité : C'est la coutume. La théorie et la conscience recommandent pour guide la vertu; cependant, que cela arrive par le secret de la volonté divine ou par l'aveuglement originel de notre nature, la coutume est silencieusement reçue comme le meilleur instructeur. »

L'écrivain pose ensuite divers principes, qu'il ne prouve pas tous également.

:

« L'homme est l'occasion de ses propres misères, dans la plupart de ses maux, qu'il attribue à la main de Dieu. Ce n'est pas Dieu qui a défendu le divorce, c'est le prêtre. La loi de Moïse permet le divorce, la loi du Christ n'a pas aboli cette loi de Moïse. La loi canonique est ignorante et inique lorsque, en stipulant les droits du corps, elle n'a rien fait pour la réparation des injustices et des souffrances qui naissent de l'esprit. Le mariage n'est pas un remède contre les exigences de la nature; il est l'accomplissement d'un amour conjugal et d'une aide mutuelle l'amour et la paix de la famille font le mariage aux yeux de Dieu. Or, si l'amour et la paix n'existent pas, il n'y a plus de mariage. Rien ne trouble et ne désole plus un chrétien qu'un mariage où l'incompatibilité de caractère se rencontre; l'adultère corporel n'est pas la plus grande offense faite au mariage : il y a un adultère spirituel, une infidélité des intelligences antipathiques, plus cruelle que l'adultère corporel. Prohiber le divorce pour cause naturelle est contre nature. Deux personnes mal engagées dans le mariage passent les nuits dans les discordes et les inimitiés, se réveillent dans l'agonie et la douleur; ils traînent leur existence de mal en mal, jusqu'à ce que le meilleur de leurs jours se soit épuisé dans l'infortune, ou que leur vie se soit évanouie dans quelque peine soudaine. Moïse admet le divorce pour dureté de cœur; le Christ n'a pas aboli le divorce, il l'a expliqué; saint Paul a commenté les paroles du Christ. Le Christ ne faisoit pas de longs discours, souvent il parloit en monosyllabes; il semoit çà et là comme des perles les grains célestes de sa doctrine; ce qui demande de l'attention et du travail pour les recueillir. On peut dire à celui qui renvoie sa femme pour cause d'adultère : Pardonnez-lui. Vous pouvez montrer de la miséricorde; vous pouvez gagner une âme ne pourriez-vous donc divorcer doucement avec celle qui vous rend malheureux? Dieu n'aime pas à labourer de chagrin le cœur de l'homme; il ne se plaît pas dans nos combats contre de obstacles invincibles. Dieu le Fils a mis toute chose sous ses pieds; mais

la commandé aux hommes de mettre tout sous les pieds de la Charité. » Milton ne résout ici aucune question particulière; il n'entre point dans les difficultés touchant les enfants et les partages: son esprit large étoit contraire à l'esprit anglois, qui se renferme dans le cercle de la société pratique. Milton généralise les idées, les applique à la société dans son ensemble, à la nature humaine entière; il fait liberté de tout, et prêche l'indépendance de l'homme sous quelque rapport que ce soit. Et cependant cet ardent champion du divorce a divinement chanté la sainteté et les délices de l'amour conjugal : « Salut, amour conjugal, mystérieuse loi, véritable source de l'humaine postérité. » (Paradis perdu, livre IV.)

D'après ses principes sur le divorce, Milton voulut épouser une fille du docteur Dawis, jeune et spirituelle; mais elle ne se soucioit pas du beau génie qui la recherchoit. La première femme du poëte se ressouvint de lui alors : la famille Powell, devenue moins royaliste à mesure que la cause royale devenoit moins victorieuse, désiroit un raccommodement. Milton étant allé chez un de ses voisins nommé Blackborough, soudain la porte d'une chambre s'ouvre : Marie Powell se jette en larmes aux pieds de son mari, et confesse ses torts; Milton pardonne à la pécheresse: aventure qui nous a valu l'admirable scène entre Adam et Ève au X livre du Paradis perdu.

Soon his heart relented

Tow'rds her, his life so late and sole delight,
Now at his feet submissive in distress!

« Son cœur bientôt s'attendrit pour elle, naguère sa vie et ses seules délices, à présent à ses pieds soumise dans la douleur. »

La postérité a profité d'une tracasserie de ménage.

Un mariage romanesque commencé dans le mystère, renoué dans les larmes, eut pour résultat la naissance de trois filles, et deux de ces Antigone rouvrirent les pages de l'antiquité à leur père aveugle.

Après le triomphe des parlementaires, Milton offrit un asile à la famille de sa femme. Todd a retrouvé des papiers dans les archives publiques, par lesquels on voit que Milton prit possession du reste de la fortune de son beau-père lorsqu'il mourut, fortune qui lui revenoit comme hypothèque d'une somme prêtée par le père du poëte. La veuve de Powell pouvoit réclamer son douaire; elle ne l'osa, «< car, ditelle, M. Milton est un homme dur et colère, et ma fille qu'il a épousée seroit perdue si je poursuivois ma réclamation. »

Les presbytériens ayant attaqué l'écrit sur le divorce, l'auteur, irascible, se détacha de leur secte, et devint leur ennemi.

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