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la langue écrite et parlée en Angleterre et des deux époques où le normand et l'italien envahirent l'idiome anglo-saxon, vous aurez déjà une idée des compositions de l'Eschyle britannique. On y retrouve le mélange des sujets et des styles du midi et du nord. Dans les sujets empruntés de l'Italie, Shakespeare transporte le naturel de sentiment des nations scandinaves et calédoniennes; dans les sujets tirés des chroniques septentrionales, il introduit l'affectation du style des populations transalpines; passant de la ballade écossoise à la nouvelle italienne, il n'a en propre que son génie : ce présent du ciel étoit assez. beau pour s'en contenter.

QUE LES DÉFAUTS DE SHAKESPEARE TIENNENT A SON SIÈCLE.

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Mais s'il n'est pas raisonnable d'offrir pour modèle, dans les ŒEuvres de Shakespeare, ce que l'on stigmatise dans les autres monuments de la même époque, il seroit injuste d'attribuer au poëte seul des infirmités de goût et de diction auxquelles son temps étoit sujet.

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L'orateur de la chambre des communes compare Henri VIII à Salomon pour la justice et la prudence, à Samson pour la force et le courage, à Absalon pour la grâce et la beauté. Un autre orateur, de la même chambre, déclare à la reine Élisabeth que parmi les grands législateurs on a compté trois femmes la reine Palestina avant le déluge, la reine Cérès après, et la reine Marie, mère du roi Stilicus; la reine Élisabeth sera la quatrième. Le roi Jacques Ier parle comme le tragique lorsqu'il dit à son parlement : « Je suis l'époux, et la GrandeBretagne est mon épouse légitime: je suis la tête, elle est le corps. L'Angleterre et l'Écosse étant deux royaumes dans une même tle, je ne puis, moi, prince chrétien, tomber dans le crime de bigamie. »

Le beau style, vers le milieu du xvie siècle, étoit un canevas scolastique et subtil, brodé de sentences, de jeux de mots et de concetti italiens. Élisabeth auroit pu donner à son poëte des leçons de collége; elle parloit latin, composoit des épigrammes en grec, traduisoit des tragédies de Sophocle et des harangues de Démosthène. A sa cour

galante, guindée, quintessenciée, pesante et réformatrice, il étoit du bon ton d'entremêler les locutions angloises d'expressions françoises, et d'articuler de manière à laisser un doute dans les sons, pour produire une équivoque dans les mots.

En France, même afféterie : Ronsard est à sa manière une espèce de Shakespeare, non par son génie, non par son néologisme grec, mais par le tour forcé de sa phrase. Les Mémoires, charmants d'ailleurs, de la savante Marguerite ou Margot de Valois, jargonnent une métaphysique sentimentale qui couvre assez mal des sensations très-physiques. Un demi-siècle plus tôt, la sœur de François Ir avoit donné des contes, lesquels ont du moins le naturel de ceux de Boccace. La Guisiade, de Pierre-Mathieu, tragédie classique, avec des chœurs, sur un sujet national, reproduit la phraséologie de Shakespeare: d'Epernon s'écrie:

Venez, mes compagnons, monstres abominables,
Jetez sur Blois l'horreur de vos traits effroyables:

Prenez pour mains des crocs, pour yeux des dards de feux,
Pour voix un gros canon, des serpents pour cheveux;

Changez Blois en enfer, apportez-y vos gênes,

Vos roues, vos gibets, vos feux, vos fouets, vos peines.

Coligny, dans la tragédie qui porte son nom :

O månes noircissants ès enfers impiteux !
O mes chers compagnons, hé! que je suis honteux
Qu'un enfant ait bridé mon effroyable audace!
Que me reste-t-il, chétif, pour hontoyer ma race,
Sinon que me cacher et du vilain licol,

De mes bourrelles mains hault estraindre mon col?

Il est bon de faire ici une observation sur deux hommes que les imaginations à la fois vagues et systématiques de nos jours confondent souvent et fort mal à propos, mêlant les temps, les positions, les supériorités et les souvenirs.

Il n'en fut pas de Shakespeare comme il en fut de Dante le tragique anglois rencontra une langue non achevée, il est vrai, mais aux trois quarts faite, déjà employée par de grands esprits et des poëtes célèbres, Bacon et Thomas More, Surrey et Spenser. Cette langue étoit devenue une espèce de barbare maniérée, grotesquement attifée, surchargée de modes étrangères. Se figure-t-on ce que souffroit Shakespeare lorsque, au milieu d'une vive conception, il étoit obligé d'introduire dans sa phrase inspirée quelques mots d'outre-mer: Bon! je proteste! ou tel autre. Se représente-t-on ce colosse obligé d'enfoncer

ses pieds énormes dans de petits sabots chinois, trébuchant avec des entraves qu'il rompoit en rugissant, comme un lion brise ses chaînes?

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Dante, venu deux siècles et demi avant Shakespeare, ne trouva rien en arrivant au monde. La société latine expirée avoit laissé une langue belle, mais d'une beauté morte; langue inutile à l'usage commun, parce qu'elle n'exprimoit plus le caractère, les idées, les mœurs et les besoins de la vie nouvelle. La nécessité de s'entendre avoit fait naître un idiome vulgaire employé des deux côtés des Alpes du midi, et aux deux versants des Pyrénées orientales. Dante adopta ce bâtard de Rome, que les savants et les hommes du pouvoir dédaignoient de reconnoître; il le trouva vagabond dans les rues de Florence, nourri au hasard par un peuple républicain, dans toute la rudesse plébêienne et démocratique. Il communiqua au fils de son choix sa virilité, sa simplicité, son indépendance, sa noblesse, sa tristesse, sa sublimité sainte, sa grâce sauvage. Dante tira du néant la parole de son esprit ; il donna l'être au verbe de son génie; il fabriqua lui-même la lyre dont il devoit obtenir des sons si beaux, comme ces astronomes qui inventèrent les instruments avec lesquels ils mesurèrent les cieux. L'italien et la Divina Commedia jaillirent à la fois de son cerveau; du même coup l'illustre exilé dota la race humaine d'une langue admirable et d'un poëme immortel.

ÉTAT MATÉRIEL DU THÉATRE EN ANGLETERRE AU XVI SIÈCLE.

Du temps de Shakespeare de jeunes garçons remplissoient encore les rôles de femmes, les acteurs ne se distinguoient des spectateurs que par les plumes dont ils ornoient leurs chapeaux et les nœuds de rubans qu'ils portoient sur leurs souliers: point de musique dans les entr'actes. Les pièces se jouoient souvent dans la cour des auberges : les fenêtres de la maison donnant sur cette cour servoient de loges. Lorsqu'on représentoit une tragédie à Londres, la salle étoit tendue de noir, comme la nef d'une église pour un enterrement.

Quant aux moyens d'illusion, Shakespeare les rappelle, en s'en moquant, dans Le Songe d'une nuit d'été : un homme enduit de plâtre figuroit la muraille interposée entre Pyrame et Thisbé, et l'écartement des doigts de cet homme, la crevasse formée dans cette muraille. Un comparse avec une lanterne, un buisson et un chien, signifioient le clair de la lune. La scène, sans changer, étoit supposée tantôt un jardin rempli de fleurs, tantôt un rocher contre lequel se brisoit un

vaisseau, tantôt un champ de bataille où quatre matamores désignoient deux armées. Pour attirail dramatique, dans l'inventaire d'une troupe de comédiens, on trouve un dragon, une roue pour le siége de Londres, un grand cheval avec ses jambes, des membres de Maures, quatre têtes de Turcs, une bouche de fer, chargée apparemment de prononcer les accents les plus doux et les plus sublimes du poëte. On avoit aussi de fausses peaux à l'usage des personnages qu'on écorchoit vifs sur la scène, comme le juge prévaricateur dans Cambyse: un pareil spectacle feroit aujourd'hui courir tout Paris.

Au reste, la vérité du théâtre et l'exactitude du costume sont beaucoup moins nécessaires à l'art qu'on ne le suppose. Le génie de Racine n'emprunte rien de la coupe de l'habit; dans les chefs-d'œuvre de Raphael, les fonds sont négligés et les costumes inexacts. Les fureurs d'Oreste ou la prophétie de Joad lues dans un salon par Talma en frac faisoient autant d'effet que déclamées sur la scène par Talma en manteau grec ou en robe juive. Iphigénie étoit accoutrée comme Mme de Sévigné, lorsque Boileau adressoit ces beaux vers à son ami:

Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,

N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé
En a fait sous son nom verser la Chanmêlé.

Cette exactitude dans la représentation de l'objet inanimé est l'esprit de la littérature et des arts de notre temps : elle annonce la décadence de la haute poésie et du vrai drame; on se contente des petites beautés, quand on est impuissant aux grandes; on imite, à tromper l'œil, des fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant, une fois descendu à cette vérité de la forme matérielle, on se trouve forcé de la reproduire, car le public, matérialisé lui-même, l'exige.

A l'époque de Shakespeare les gentlemen se tenoient sur le théâtre, ayant pour siége les planches mêmes, ou un tabouret dont ils payoient le prix. Le parterre, debout et pressé, rouloit dans un trou noir et poudreux : c'étoient deux camps hostiles en présence. Le parterre accueilloit les gentlemen avec des huées, leur jetoit de la boue et leur crachoit au nez en criant: « A bas les sots! » Les gentlemen ripostoient par les épithètes de stinkards et d'animaux. Les stinkards mangeoient des pommes et buvoient de la bière; les gentlemen jouoient aux cartes, et fumoient le tabac, nouvellement introduit. Le bel air étoit de déchirer les cartes, comme si l'on avoit fait quelque grande perte,

d'en jeter avec colère les débris sur l'avant-scène, de rire, de parler haut, de tourner le dos aux acteurs. Ainsi furent accueillies et respectées, à leur apparition, les tragédies du grand maître: John Bull lançoit des trognons de pomme à la divinité dont il encense aujourd'hui les images. L'insulte de la fortune fit de Shakespeare et de Molière deux comédiens, afin de donner, pour quelques oboles, au dernier des misérables le droit d'outrager à la fois des chefs-d'œuvre et deux grands hommes.

Shakespeare a retrouvé l'art dramatique; Molière l'a porté à sa perfection: semblables à deux philosophes anciens, ils s'étoient partagé l'empire des ris et des larmes, et tous les deux se consoloient peut-être des injustices du sort, l'un en peignant les travers, l'autre les douleurs des hommes.

CARACTÈRE DU GÉNIE DE SHAKESPEARE.

Shakespeare est donc admirable encore en raison des obstacles qu'il lui fallut surmonter. Jamais esprit plus vrai n'eut à se servir d'une langue plus fausse; heureusement il ne savoit presque rien, et il échappa par son ignorance à l'une des contagions de son siècle : des chants populaires, des extraits de l'histoire d'Angleterre, puisés dans Le Miroir des Magistrats, de lord Buckhurst, des lectures des Nouvelles françoises de Belleforest, des versions des poëtes et des conteurs de l'Italie, composoient toute son érudition.

Ben Johnson, son rival, son admirateur et son détracteur, étoit au contraire très-instruit. Les cinquante-deux commentateurs de Shakespeare ont recherché curieusement les traductions des auteurs anciens qui pouvoient exister de son temps. Je ne remarque, comme pièces dramatiques, dans le catalogue, qu'une Jocaste, tirée des Pheniciennes d'Euripide, l'Andria et L'Eunuque de Térence, Les Mènechmes de Plaute et les tragédies de Sénèque. Il est douteux que Shakespeare ait eu connoissance de ces traductions; car il n'a pas emprunté le fond de ses pièces des originaux translates en anglois, mais de quelques imitations angloises de ces mêmes originaux : c'est ce qu'on voit par Roméo et Juliette, dont il n'a pris l'histoire ni dans Girolamo de la Corte ni dans la nouvelle de Bandello, mais dans un petit poëme anglois intitulé La tragique Histoire de Roméo et Juliette. Il en est ainsi du sujet d'Hamlet, qu'il n'a pu tirer immédiatement de Saxo Grammaticus.

La réforme sous Henri VIII, en faisant tomber les miracles et les mystères, hâta la renaissance du théâtre en dehors du cercle des

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