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le titre de défenseur de la foi, porté par les rois protestants d'Angle terre presque jusqu'à nos jours. On voyoit au Vatican une harpe qu'un chieftain d'Irlande avoit jadis fait passer au saint-siége, en signe de vassalité : Léon X la renvoya au défenseur de la foi, pour inféoder l'Irlande à la couronne britannique. L'Irlande ne devoit pas se tenir offensée d'être donnée comme une harpe lorsque l'investiture de Rome elle-même se faisoit par un camail, prefecturæ Romanæ investitura fiebat per mantum (Décret. Innoc. III, liv. I). Si Henri VIII avoit mis la main sur Luther, il y auroit eu un réformateur de moins en Europe. N'oublions pas que tandis que Henri VIII étoit déclaré défenseur de la foi par la cour de Rome Luther étoit élu Pape dans une des chapelles du Vatican par les soldats luthériens du catholique Charles Quint.

L'histoire présente des spectacles bien divers en offre-t-elle un plus extraordinaire que celui de la querelle de Luther et de Henri VIII, quand on songe à ce que furent ces deux champions et à la révolution qu'ils ont produite? Voilà les instituteurs des peuples, les anachorètes du rocher, les austères enfants des doctes déserts d'une nouvelle Thébaïde, auxquels les hommes de raison, de lumière, de vertu, de liberté, ont soumis leur conscience et leur génie! Qui mène donc le genre humain?

HENRI VIII; SUITE.

Henri VIII étoit auteur en vers comme il l'étoit en prose : il jouoit de la flûte et de l'épinette; il mit en musique des ballades pour sa cour, des messes pour sa chapelle : il reste de lui un motet, une antienne et beaucoup d'échafauds. N'étoit-ce pas un troubadour d'une grande imagination que cet homme, lequel se servit d'une statue de bois de la Vierge pour matière du bûcher de l'ancien confesseur de Catherine d'Aragon; que cet homme qui manda à son tribunal le cadavre de saint Thomas de Cantorbery, le jugea, le condamna à mort, malgré la maxime de droit, non bis in idem; qui fit lier des fagots sur le dos de cinq anabaptistes hollandois, et se donna le joyeux spectacle de cinq autodafés errants? Il eut un jour un beau sujet de sonnet romantique: du haut d'une colline solitaire du parc de Richemont, il épia la nouvelle du supplice d'Anne Boleyn; il tressaillit d'aise au signal parti de la Tour de Londres. Quelle volupté! le fer avoit tranché le cou délicat, ensanglanté les beaux cheveux auxquels le roi poëte avoit attaché ses fatales caresses.

SURREY, THOMAS MORE.

Sous Henri VIII nous trouvons Surrey et Thomas More. Le comte de Surrey détacha la poésie angloise des formes du moyen âge; il acheva de la jeter dans le cadre italien, en composant des sonnets, à la manière de Pétrarque, pour Géraldine. On a cru que Géraldine avoit été Élisabeth Fitz-Gérald; d'autres la font fille de lord Cildair : toujours ces femmes belles et aimées ont été; elles ne sont plus. Surrey, se trouvant à Florence, envoya un cartel de défi à tout chrétien, juif, maure, turc et cannibale, soutenant, lui Surrey, envers et contre tous, l'incomparable beauté de Géraldine Pétrarque soupiroit pour Laure, et ne se battoit pas. Les Anglois promenoient alors leur chevalerie et leurs passions sur ces ruines où ils traînent aujourd'hui leurs modes et leur ennui.

Revenu à Londres, Surrey fut d'abord enfermé dans le château de Windsor par l'orthodoxe Henri VIII; le comte étoit accusé d'avoir fait gras en carême :

Here noble Surrey felt the sacred rage.

POPE.

La dernière victime du premier roi protestant de la Grande-Bretagne fut le noble amant de Géraldine : le prince réformateur prouva l'attachement qu'il portoit aux lettres, en livrant à la hache du bourreau Thomas More et le poëte qui commence la série des poëtes anglois modernes. On montre à la Tour de Londres les épées qui abattirent des têtes illustres : un morceau de fer survit au moule qui renfermoit la puissance ou le génie.

Surrey, dans sa traduction de quelques passages de l'Eneide, inventa le vers blanc, que Milton et Thomson adoptèrent, que le lord Byron a rejeté.

Thomas More, en latin Morus, étoit, comme son bon roi, poëte et prosateur. La plupart de ses ouvrages sont écrits en latin. La tête du chancelier fut exposée pendant quatorze jours sur le pont de Londres. Henri VIII, dans sa clémence, avoit commué la peine de la potence, prononcée contre l'auteur de l'Utopie, en celle de la décapitation, à quoi le magistrat lettré répondit : « Dieu préserve mes amis de la même faveur! >>

A cette époque, dans un espace d'environ vingt-cinq années, la prose fut moins heureuse que la poésie. Il est difficile de lire avec quelque profit, ou quelque plaisir, Wolsey, Crammer, Habington, Drummong et Joseph Hall, le prédicateur.

ÉDOUARD VI ET MARIE.

Edouard VI et la reine Marie, qui succédèrent à Henri VIII et précé dèrent Élisabeth, sont aussi comptés au nombre des auteurs dans la Grande-Bretagne. Le jeune roi, mort à seize ans, élevé par deux savants de cette époque, John Cheke et Antony Cooke, et enseigné par Cardan, laissa un journal écrit de sa main et utile à l'histoire. Tenu à l'écart et comme exilé dans sa jeunesse, Édouard jouissoit des loisirs que d'autres princes ont trouvés dans le bannissement en terre étrangère.

:

Édouard étoit zélé réformateur et sa sœur Marie fut violente catholique : elle ramena de force la nation à la communion romaine. Gardiner et tant d'autres, qui avoient brûlé les catholiques pour la réformation, brûlèrent pour le catholicisme les protestants qu'eux-mêmes avoient faits on voit ainsi, dans les révolutions, de vieux hommes fidèles à tous les pouvoirs, ranimer leur carcasse pour radoter leur bassesse. Les communes se prostituoient aux volontés de Marie, comme elles s'étoient livrées aux ordres de son père. On changeoit de foi plus que d'habit; on jura, puis on rejura le contraire de ce qu'on avoit déjà juré; puis on retourna aux premiers serments sous Élisabeth. Combien faut-il de parjures pour faire une fidélité?

Marie a laissé des lettres latines et françoises: Érasme a loué les premières, et elles ne valent rien du tout; les secondes sont illisibles.

ELISABETH.

SPENSER.

C'est de l'époque de Spenser que date la poésie angloise moderne. La Fairie Queen est, comme chacun sait, un ouvrage allégorique: il s'agit de douze Vertus morales privées, classées comme dans l'Arioste; ces Vertus sont transformées en chevaliers, et le roi Arthur est à la tête de l'escadron. La reine des fées, Gloriana, est Élisabeth, et Philippe Sidney, le roi Arthur. Lord Buckhurst, dans Le Miroir des Magistrats, a pu fournir la première idée de La Reine des Fées. La forme du

poëme de Spenser est calquée sur l'Orlando et la Gerusalemme. Chaque cnant se compose de stances de neuf vers. Les six derniers chants manquent, sauf deux fragments.

L'allégorie fut en vogue dans les lais, réputés élégants et polis, du moyen âge. Vous trouvez partout dames Loyauté, Raison, Prouesse, écuyer Désir, chevalier Amour et la châtelaine sa mère, empereur Orgueil, etc. Qui pouvoit mettre ces choses-là dans les esprits des xme, xiy®, xv⚫ et xvi® siècles? L'éducation classique. Élevés parmi les dieux de l'antiquité et au fond d'un monde passé, il sortoit de l'enceinte des colléges des hommes subtils, sans rapport avec la foule vivante. Ne pouvant employer les divinités païennes parce qu'ils étoient chrétiens, ils inventoient des divinités morales, ils faisoient prendre à ces graves songes les mœurs de la chevalerie, et les mêloient aux fées populaires : ils leur ouvroient les tournois, les châteaux des barons et des comtes, la cour des ducs et des rois, ayant soin de les conduire à Lisieux et à Pontoise, où l'on parloit le beau françois.

Spenser a l'imagination brillante, l'invention féconde, l'abondance rhythmique; avec tout cela, il est glacé et ennuyeux. Nos voisins trouvent sans doute dans La Reine des Fées ce charme d'un vieux style qui nous plaît tant dans notre propre langue, mais que nous ne pouvons sentir dans une langue étrangère.

Spenser commença son poëme en Irlande, dans le château de Kilcoman, et dans une concession de trois mille vingt-huit acres de terre, confisqués à la propriété du comte de Desmond. C'est là qu'assis à des foyers qui n'étoient pas les siens, et dont les héritiers erroient sans asile, il célébra la montagne de Mole et les rives de la Mulla, sans songer que des orphelins fugitifs ne voyoient plus ces champs paternels. Virgile auroit dû se rappeler au poëte :

Nos patriæ fines et dulcia linquimus arva;

Nos patriam fugimus.

On a de Spenser une espèce de mémoire sur les mœurs et les antiquités de l'Irlande, que je préfère à la Fairie Queen (Vue sur la situa tion de l'Irlande, 1633).

Les Anglois faisoient autrefois le commerce de leurs enfants, et les vendoient, surtout en Irlande. Un concile tenu à Armach, en 1117, par les ecclésiastiques irlandois, déclara « qu'afin d'éviter la colère de Jésus-Christ, ennemi de la servitude, on affranchiroit dans toute l'île les esclaves anglois, et on leur rendroit leur ancienne liberté. » Wilkin, Concil., tom. Ier.) Comment les Irlandois ont-ils été payés de

cette résolution de leurs pères? On le sait. Le temps de l'affranchissement du Christ est enfin venu pour eux.

SHAKESPEARE.

Nous arrivons à Shakespeare! parlons-en tout à notre aise, comme dit Montesquieu d'Alexandre.

Je cite seulement ici pour mémoire Everyman, joué sous Henri VIII, l'Aiguille de la mère Gurton, par Stell, en 1551. Les auteurs dramatiques contemporains de Shakespeare étoient Robert Green, Heywood, Decker, Rowley, Peal, Chapman, Ben-Johnson, Beaumont, Fletcher : jacet oratio! Pourtant la comédie du Fox et celle de L'Alchimiste, de Ben-Johnson, sont encore estimées.

Spenser fut le poëte célèbre sous Élisabeth. L'auteur éclipsé de Macbeth et de Richard III se montroit à peine dans les rayons du Calendrier du Berger et de La Reine des Fées. Montmorency, Biron, Sully, tour à tour ambassadeurs de France auprès d'Élisabeth et de Jacques ler, entendirent-ils jamais parler d'un baladin acteur dans ses propres farces et dans celles des autres? Prononcèrent-ils jamais le nom, si barbare en françois, de Shakespeare? Soupçonnèrent-ils qu'il y avoit là une gloire devant laquelle leurs honneurs, leurs pompes, leurs rangs, viendroient s'abîmer? Hé bien! le comédien de tréteaux, chargé du rôle du spectre dans Hamlet, étoit le grand fantôme, l'ombre du moyen âge qui se levoit sur le monde, comme l'astre de la nuit, au moment où le moyen âge achevoit de descendre parmi les morts : siècles énormes que Dante ouvrit, que ferma Shakespeare '.

Dans le précis historique de Witheloke, contemporain du chantre du Paradis perdu, on lit : « Un certain aveugle, nommé Milton, secrétaire du parlement pour les dépêches latines. » Molière, l'histrion, jouoit son Pourceaugnac, de même que Shakespeare, le bateleur, grimaçoit son Falstaff. Camarade du pauvre Mondorge, l'auteur du Tartufe avoit changé son illustre nom de Poquelin pour le nom obscur de Molière, afin de ne pas déshonorer son père le tapissier.

Avant qu'un peu de terre obtenu par prière
Pour jamais sous la terre eût enfermé Molière,
Mille de ses beaux traits, aujourd'hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.

Ainsi ces voyageurs voilés qui viennent de fois à autre s'asseoir à

1. Shakespeare écrit lui-même son nom Shakspeare: l'autre orthographe a préValu. On trouve aussi souvent Shakespear

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