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se refusa à tout accord avec ces sectes. Ainsi chez le landgrave de Hesse, il ne voulut rien céder à Zwingli, à Bucer et à OEcolampade, qui le supplioient de s'entendre avec eux : ils lui auroient donné la Suisse et les bords du Rhin; ainsi il blâma Mélanchthon qui essayoit entre les catholiques et les protestants, une conciliation à peu près pareille à celle dont s'occupa Bossuet avec Leibnitz; ainsi il condamna les paysans de la Souabe et les anabaptistes de Munster, beaucoup moins à cause des désordres dont ils s'étoient rendus coupables que parce qu'ils ne vouloient pas se renfermer dans le cercle par lui tracé. Un homme à grandes conceptions, désirant changer la face du monde, se seroit élevé au-dessus de ses propres opinions; il n'auroit pas arrêté les esprits qui cherchoient la destruction de ce que luimême prétendoit détruire. Luther fut le premier obstacle à la réformation de Luther.

Quant au caractère, le réformateur n'en manqua pas, mais après tout il ne fit point éclater ce courage dominateur que montrèrent dans la religion catholique et dans l'hérésie tant de martyrs et d'enthousiastes; il ne fut ni l'invincible Arius, ni l'indomptable Jean Huss : il ne s'expose qu'une fois, après laquelle il se tient à l'écart, menace beaucoup de loin, s'écrie qu'il bravera tout, et ne brave rien. Il refuse d'aller à la diète d'Augsbourg, et demeure prudemment renfermé dans la forteresse de Wartbourg. Il dit souvent qu'il est seul, qu'il va descendre de son Sinaï, de sa Sion, et il y reste. Quand il disoit cela, loin d'être seul, il étoit derrière les ducs de Mecklembourg et de Brunswick, derrière le grand-maître de l'ordre Teutonique, derrière l'électeur de Saxe, le landgrave de Hesse; il avoit devant lui l'incendie par lui-même allumé, et l'on ne pouvoit plus l'atteindre à travers cette barricade de flammes.

Reconnoissons dans Luther un homme d'esprit et d'imagination, écrivain, poëte, musicien, et d'ailleurs très-bon homme. Il a fixé la prose allemande; sa traduction de la Bible, infidèle, parce qu'il savoit mal l'hébreu, est restée; on chante encore dans les églises luthériennes ses psaumes composés d'après les Saintes Écritures. Il étoit désintéressé, doux mari, père tendre, abstraction faite du moine et de la nonne épousée. On sent en lui cette candide et simple nature allemande, pleine des meilleurs sentiments de l'humanité, et qui inspire la confiance au premier abord; mais aussi on retrouve en Luther la grossièreté germanique, ces vertus et ces talents, lesquels s'inspirent, encore même aujourd'hui, de ce faux Bacchus maudit par un autre réformateur, Julien l'Apostat.

Luther étoit de bonne foi; il ne tomba dans le schisme qu'après de

longs combats; il exprime souvent ses doutes, presque ses remords; il conserve les tentations du cloître. Un homme léger, qui se fait religieux pour avoir vu un de ses amis tué d'un coup de foudre, peut bien jeter 1e froc pour avoir assisté à la vente des indulgences: il ne faut prêter à tout cela ni hautes idées ni vues profondes. C'étoit très-sérieusement que Luther se croyoit attaqué du diable; il le combattoit la nuit à la sueur de son front: Multas noctes mihi satis amarulentas et acerbas reddere ille novit. Quand il étoit trop tourmenté du démon, il le mettoit en fuite en lui disant trois mots que je n'oserois répéter et qu'on peut lire dans les curieux extraits de M. Michelet1. Le Christ avoit parlé autrement à Satan; il s'étoit contenté de lui dire : « Tu ne tenteras point le Seigneur ton Dieu. » Quelquefois Luther, dans son exaltation, se pensoit envahi par la Divinité, se dépouilloit de son moi et s'écrioit : « Je ne connois pas Luther: que le diable emporte Luther! » Luther ne composoit pas son éloquence de termes choisis, et à propos du pape il se souvient trop du lama. Sa doctrine en faveur des grands est aussi relâchée que son éloquence est quelquefois souillée il admit presque la polygamie, et permit deux femmes au landgrave de Hesse. S'il n'eût renoncé à l'autorité papale, il auroit pu s'appuyer d'une décrétale de 762, du pape Grégoire II.

PORTRAIT DE LUTHER PAR MAINBOURG, BOSSUET
ET VOLTAIRE.

On peut remarquer, à l'honneur des écrivains catholiques et des prêtres, la justice qu'ils ont rendue à Luther dans les portraits qu'ils ont faits de lui.

« C'étoit un homme d'un esprit vif et subtil, dit le père Mainbourg dans son style un peu vieilli, naturellement éloquent, disert et poli dans sa langue, infiniment laborieux, et si assidu à l'étude, qu'il y passoit quelquefois des jours entiers, sans même se donner le loisir de prendre un morceau; ce qui lui acquit une assez grande connoissance des langues et des Pères, à la lecture desquels, et surtout à celle de saint Augustin, dont il fit un très-mauvais usage, il s'étoit fort attaché, contre l'ordinaire des théologiens de son temps. Il avoit la complexion forte et robuste pour durer au travail sans détriment de la santé; tempérament bilieux et sanguin; ayant l'œil pénétrant et tout de feu, le ton de voix agréable et fort élevé quand il étoit une fois échauffé, l'air fier, intrépide et hautain, qu'il savoit pourtant radoucir quand 1. Mémoires de Luther, t. III, p. 186, ligne 4.

il vouloit, pour contrefaire l'humble, le modeste et le mortifié, ce qui ne lui arrivcit pas trop souvent... Voilà le véritable caractère de Martin Luther, dans lequel on peut dire qu'il y eut un grand mélange de quelques bonnes et de plusieurs mauvaises qualités, et qu'il fut bien plus débauché encore dans l'esprit que dans les mœurs et dals sa vie, laquelle il passa toujours assez régulière. »>

Bossuet a fait de Luther un portrait qu'on pourroit croire flatté à force d'être impartial :

« Les deux partis qui partagent la réforme l'ont également reconnu pour leur auteur. Ce n'a pas été seulement les luthériens, ses sectateurs, qui lui ont donné à l'envi de grandes louanges; Calvin admire souvent ses vertus, sa magnanimité, sa constance, l'industrie incomparable qu'il a fait paroître contre le pape : c'est la trompette ou plutôt le tonnerre; c'est la foudre qui a tiré le monde de sa léthargie; ce n'étoit pas Luther qui parloit, c'étoit Dieu qui foudroyoit par sa bouche. Il est vrai qu'il eut de la force dans le génie, de la véhémence dans ses discours, une éloquence vive et impétueuse qui entraînoit les peuples et les ravissoit ; une hardiesse extraordinaire quand il se vit soutenu et applaudi, avec un air d'autorité qui faisoit trembler devant lui ses disciples; de sorte qu'ils n'osoient le contredire ni dans les grandes choses ni dans les petites. Ce ne fut pas seulement le peuple qui regarda Luther comme un prophète, les doctes du parti le donnoient pour tel. Mélanchthon, qui se rangea sous sa discipline dès le commencement de ces disputes, se laissa d'abord tellement persuader qu'il y avoit en cet homme quelque chose d'extraordinaire et de prophétique qu'il fut longtemps sans en pouvoir revenir, malgré tous les défauts qu'il découvroit de jour en jour dans son maître, et il écrivoit à Érasme, en parlant de Luther: Vous savez qu'il faut éprouver et non pas mépriser les prophètes. Cependant, ce nouveau prophète s'emportoit à des excès inouïs. Il outroit tout: parce que les prophètes, par l'ordre de Dieu, faisoient de terribles invectives, il devint le plus violent de tous les hommes et le plus fécond en paroles outrageuses. Luther parloit de lui-même de manière à faire rougir tous ses amis. Enflé de son savoir, médiocre au fond, mais grand pour le temps, et trop grand pour son salut et pour le repos de l'Église, il se mettoit au-dessus de tous les hommes, et non-seulement de ceux de son siècle, mais des plus illustres siècles passés. Il faut avouer qu'il avoit beaucoup de force dans l'esprit : rien ne lui manquoit que la règle, que l'on ne peut avoir que dans l'Église, et sous le joug d'une autorité légitime. Si Luther se fût tenu sous ce joug, si nécessaire à toutes sortes d'esprits, et surtout aux esprits bouillants et impétueux comme le sien;

s'il eût pu retrancher de ses discours ses emportements, ses plaisanteries, ses arrogances brutales, ses excès, ou, pour mieux dire, ses extravagances, la force avec laquelle il manie la vérité n'auroit pas servi à la séduction. C'est pourquoi on le voit encore invincible quand il traite les dogmes anciens qu'il avoit pris dans le sein de l'Église; mais l'orgueil suivoit de près ses victoires. >>

Le patriarche de l'incrédulité, Voltaire, a traité Luther moins favorablement que le jésuite Mainbourg et l'évêque de Meaux.

« On ne peut, dit-il, sans rire de pitié lire la manière dont Luther traite tous ses adversaires et surtout le pape: Petit pape, petit papelin, vous êtes un âne, un ânon; allez doucement, il fait glacé; vous vous rompriez les jambes, et on diroit: Que diable est ceci? le petit ânon de papelin est estropié. Un âne sait qu'il est âne, une pierre sait qu'elle est pierre; mais ces petits ânons de papes ne savent pas qu'iis sont anons. »

Ces moqueries de Voltaire sont justes, mais elles ne comptent pas.

CE QU'IL FAUT PENSER DE LUTHER.

Le mouvement que Luther opéra ne vint point de son génie : il n'avoit point de génie; il faut se souvenir que le mot de génie au temps de Bossuet ne signifioit pas ce qu'il signifie aujourd'hui. Luther, je l'ai dit, avoit seulement beaucoup d'esprit et surtout beaucoup d'imagination. Il céda à l'irascibilité de son caractère, sans comprendre la révolution qu'il opéroit, et laquelle même il entrava en s'obstinant à la concentrer dans sa personne : il eût échoué comme tous ses prédécesseurs si la dépouille du clergé ne se fût trouvée là pour tenter la cupidité du pouvoir.

Après l'événement on a systématisé la réformation; le caractère de notre siècle est de systématiser tout, sottise, lâcheté, crime: on fait honneur à la pensée de bassesses ou de forfaits auxquels elle n'a pas songé, et qui n'ont été produits que par un instinct vil ou un dérégle◄ ment brutal on prétend trouver du génie dans l'appétit d'un tigre. De là ces phrases d'apparat, ces maximes d'échafaud, qui veulent être profondes, qui, passant de l'histoire ou du roman au langage vulgaire, entrent dans le commerce des crimes au rabais, des assassins pour une timbale d'argent ou pour la vieille robe d'une pauvre femme.

On a prétendu que le libre examen fut le principe constitutif de la réformation. Il faudroit d'abord s'entendre sur ce qu'on appelle le libre examen : le libre examen de quoi? De la religion, des idées dhi

Josophiques? Il y avoit longtemps que l'on en avoit usé. Le libre examen des questions sociales, de la liberté politique? Non, certes; et c'est ce que je montrerai dans le chapitre suivant.

Il est même douteux que le libre examen en religion ait hâté cette révolution anti-chrétienne qui est au fond de la pensée de ceux dont le libre examen est la doctrine favorite. Bayle, qui ne sera pas suspect en cette matière, fait cette observation pleine de profondeur et de sagacité : « On peut assurer que le nombre des esprits tièdes, indifférents, dégoûtés du christianisme, diminua beaucoup plus qu'il n'augmenta par les troubles qui agitèrent l'Europe à l'occasion de Luther. Chacun prit parti avec chaleur : les uns demeurèrent dans la communion romaine, les autres embrassèrent la protestante. Les premiers concurent pour leur communion plus de zèle qu'ils n'en avoient, les autres furent tout de feu pour leur nouvelle créance. On ne sauroit nombrer ces personnes qui, au dire de Coeffeteau, rejetoient le christianisme à la vue de tant de disputes. >

Si l'on dit que dans un temps donné le libre examen de la vérité religieuse entraîna comme déduction, comme corollaire, le libre examen de la vérité politique; si l'on dit avec Voltaire que ce n'est qu'après Luther que les séculiers ont dogmatisė, j'en conviendrai : mais on fût arrivé là par le progrès naturel de la civilisation: on n'avoit nullement besoin de passer à travers les fureurs de la Ligue, les massacres de l'Irlande et de l'Écosse, les tueries des paysans de l'Allemagne, les guerres civiles de la Suisse et la guerre de Trente ans. Ces torrents de sang, au lieu de précipiter la marche de l'esprit humain, l'ont arrêté deux siècles sur leurs bords et l'ont empêché d'avancer : les horreurs de 1793 retarderont pour des temps infinis l'émancipation des peuples. La réformation eut tout simplement pour origine l'orgueilleuse colère d'un moine et l'avidité des princes : les changements opérés depuis un siècle avant la réformation, dans les lois et dans les mœurs, amenoient de nécessité des changements dans le culte; Luther vint en son temps, voilà tout. C'est un exemple de plus de cette renommée des choses et du hasard, qui s'attache à des capacités peu supérieures. Bayle encore fait cette autre remarque judicieuse : « Wiclef et plusieurs autres... n'avoient pas moins d'habileté ni moins de mérite que Luther: mais ils entreprirent la guérison de la maladie avant la crise. >>

Berington, dans son Histoire littéraire, juge, comme moi, que l'on fût arrivé à toutes les réformes nécessaires sans être obligé de passer par tant de malheurs. « Dans l'Angleterre, ma patrie, dit-il, ces nobles édifices qui étoient les monuments de la généreuse piété de nos

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