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Il n'approuvoit pas les théologiens démagogues, qui marchoient sur ses traces et qui brisoient les images. « Si tu veux éprouver leurs inspirations, écrit-il à Mélanchthon, demande s'ils ont ressenti ces angoisses spirituelles et ces naissances divines, ces morts et ces enfers. »

Il avoit commencé à publier sa traduction de la Bible : des princes et des évêques la prohibèrent; comme sectaire et comme auteur, il s'irrita, la colère lui donna la prévision de l'avenir. « Le peuple s'agite de tous côtés, il a les yeux ouverts; il ne veut plus, il ne peut plus se laisser opprimer. C'est le Seigneur qui mène tout cela et qui ferme les yeux des princes sur ces symptômes menaçants; c'est lui qui consommera tout par leur aveuglement et leur violence: il me semble voir l'Allemagne nager dans le sang.

« Qu'ils sachent bien que le glaive de la guerre civile est suspendu sur leurs têtes. >>

Et qui suspendoit le glaive de la guerre civile sur la tête de ces princes, si ce n'étoit Luther?

Dans cette année 1522, Henri VIII, encore orthodoxe, fit paroître le livre dont je parlerai ailleurs et qu'il avoit fait faire ou revoir peutêtre par son chapelain et ses ministres théologiens. Le moine réformateur malmène son collègue le roi réformateur. « Quel est donc ce Henri, ce nouveau Thomiste, ce disciple du monstre, pour que je respecte ses blasphèmes et sa violence? Il est le défenseur de l'Église, oui, de son Église à lui, qu'il porte si haut, de cette prostituée qui vit dans la pourpre, ivre de débauches, de cette mère de fornications. Moi, mon chef est Christ; je frapperai du même coup cette Église et son défenseur, qui ne font qu'un; je les briserai. » Henri VIII, ne pouvant brùler Luther, répliqua ses bûchers étoient plus redoutables que ses écrits.

La réformation s'étendoit à l'aide de l'imprimerie, qui sembloit avoir été découverte à temps pour la propagation des nouvelles doctrines; l'Église luthérienne s'établissoit; on sait ce qu'elle a rejeté et ce qu'elle a conservé des dogmes de l'Église romaine. Mais le schisme entroit de toutes parts dans la nouvelle communion; Calvin paroissoit à Genève; Luther se brouilloit avec Carlostadt, et écrivoit contre lui des pamphlets amers. Les paysans se soulevèrent contre leurs seigneurs, et se jetèrent sur les biens des princes ecclésiastiques : de là les troubles de la Souabe, de Francfort, du pays de Bade, de l'Alsace, du Palatinat, de la Bavière, de la Hesse. En vain Luther fit ce qu'il put pour désarmer la foule; en vain s'écrioit-il que la révolte n'a jamais eu une bonne fin, que qui se sert de l'épée périra par l'épée :

le glaive étoit tiré; il ne devoit rentrer dans le fourreau qu'après deux siècles d'immolation.

Dans la réponse de Luther aux douze articles des paysans de la Souabe, il y a des choses justes et raisonnables: il dit aussi aux seigneurs des vérités qui pouvoient leur sembler hardies; mais entraîné par le caractère de sa réformation, ennemi du peuple, il se montre d'une dureté révoltante contre les paysans; il ne donne pas une larme à leurs malheurs.

« Je crois, dit-il, que tous les paysans doivent périr plutôt que les princes et les magistrats, parce que les paysans prennent l'épée sans l'autorité divine... Nulle miséricorde, nulle tolérance n'est due aux paysans, mais l'indignation de Dieu et des hommes... Les paysans sont dans le ban de Dieu et de l'empereur. On peut les traiter comme des chiens enragés. »>

Et cependant ces chiens enragės avoient été déchaînés par la parole de Luther. Pour ces hommes mis au ban de Dieu, on ne sent dans l'émancipateur de l'esprit humain aucune sympathie des libertés populaires.

Il se brouilla avec tous les sectaires qui sortirent de sa réforme; il ne pardonna jamais à Érasme son De libero Arbitrio.

« Dès que je reviendrai en santé, je veux, avec l'aide de Dieu, écrire contre lui, et le tuer. Nous avons souffert qu'il se moquât de nous et nous prît à la gorge, mais aujourd'hui qu'il en veut faire autant au Christ, nous voulons nous mettre contre lui... Il est vrai qu'écraser Érasme, c'est écraser une punaise; mais mon Christ dont il se moque m'importe plus que le péril d'Érasme.

« Si je vis, je veux, avec l'aide de Dieu, purger l'Église de son ordure. C'est lui qui a semé et fait naître Crotus, Egranus, Witzeln, OEcolampade, Campanus et d'autres visionnaires ou épicuriens. Je ne veux plus le reconnoître dans l'Église, qu'on le sache bien... »

<< S'il prêche, cela sonne faux comme un vase fêlé; il a attaqué la papauté, et maintenant il tire sa tête du sac. »

Érasme et Luther avoient été longtemps amis et regardés tous deux comme des hérétiques.

« Voilà, dit très-bien M. Nisard, de petites questions pour les partisans du fatalisme historique, qui grossissent et grandissent un homme en tout ce qui s'est fait après lui, et par des causes qu'il n'auroit ni voulues ni prévues : mais je ne les trouve pas déjà si mauvaises pour l'heure où nous sommes. A cette heure-là, en effet, de qui pensez-vous qu'il soit demeuré le plus de choses, de Luther niant le libre arbitre et remplaçant le dogme par le dogme, ou, plus crûment, la supersti

tion par la superstition, ou d'Érasme revendiquant pour l'homme la liberté de la conscience'? »

Les Turcs ayant assiégé Vienne, Luther appela noblement les Allemands à la défense de la patrie. Puis vinrent les ligues de Smalkade, les anabaptistes de Munster. Ceux-ci prêchèrent contre le pape et contre Luther; ils préféroient même le premier au dernier : ils considéroient Luther comme l'ami de la noblesse, et il fut maudit par eux, de même qu'il l'avoit été par les paysans de la Souabe.

MARIAGE, VIE PRIVÉE DE LUTHER.

Luther devoit à ses opinions une démarche qui en étoit la conséquence et la suite. Il avoit ouvert la porte des cloîtres, il en sortoit une foule d'hommes et de femmes dont il ne savoit que faire : il se maria donc, tant pour leur donner un bon exemple que pour se débarrasser de ses tentations. Quiconque a enfreint les règles cherche à entraîner les faibles avec soi et à se couvrir de la multitude: par ce consentement d'un grand nombre, on se flatte de faire croire à la justice et au droit d'une action qui souvent ne fut que le résultat d'un accident ou d'une passion irréfléchie. Des vœux saints furent doublement violés; Luther épousa une religieuse. Tout cela est peut-être bien selon la nature, mais il y a une nature plus élevée : il est difficile, quelles que soient d'ailleurs les vertus de deux époux, qu'ils inspirent la confiance et le respect en faisant le serment de l'union conjugale au même autel où ils prononcèrent les vœux de chasteté et de solitude. Jamais le chrétien ne déposera dans le cœur d'un prêtre le fardeau caché de sa vie si ce prêtre a une autre épouse que cette Église mystérieuse qui garde le secret des fautes et console les douleurs. Le Christ, pontife et victime, vécut dans le célibat, et quitta la terre à la fin de la jeunesse.

La religieuse que Luther épousa se nommoit Catherine de Bora : il l'aima, vécut bien avec elle, et travailla de ses propres mains pour la nourrir. Celui qui fit des princes et dépouilla le clergé de ses richesses resta pauvre; il s'honora par son indigence, comme nos premiers révolutionnaires. On lit ces paroles touchantes dans son testament:

« Je certifie que nous n'avons ni argent comptant ni trésor d'aucune espèce. En cela rien d'étonnant, si l'on veut considérer que nous n'avons eu d'autre revenu que mon salaire et quelques présents. »

1: D. Nisard, Érasme, 2o partie; Kevue des Deux Mondes, 15 septembre 1835.

On suit avec intérêt Luther dans sa vie privée et dans ses opinions particulières. Il a plusieurs belles pensées sur la nature, sur la Bible, sur les écoles, sur l'éducation, sur la foi, sur la loi. Ce qu'il dit de l'imprimerie est curieux. Une idée individuelle le conduit à une vérité générale et à une vue de l'avenir :

« L'imprimerie est le dernier et le suprême don, le summum et postremum donum, par lequel Dieu avance les choses de l'Évangile. C'est la dernière flamme qui luit avant l'extinction du monde. Grâce à Dieu, elle est venue à la fin. >>

Il faut entendre Luther dans l'intimité des sentiments domestiques : « Cet enfant (son fils) et tout ce qui m'appartient est haï de leurs partisans, haï des diables. Cependant tous ces ennemis n'inquiètent guère le cher enfant; il ne s'inquiète pas de ce que tant et de si puissants seigneurs lui en veulent, il suce gaiement la mamelle, regarde autour de lui en riant tout haut, et les laisse gronder tant qu'ils veulent. >>

Ailleurs, parlant encore de ses enfants, il dit:

« Telles étoient nos pensées dans le paradis, simples et naives, innocentes, sans méchanceté ni hypocrisie; nous eussions été véritablement comme cet enfant quand il parle de Dieu et qu'il en est si sûr. »

Quels ont dû être les sentiments d'Abraham, lorsqu'il a consenti à sacrifier et égorger son fils unique? Il n'en aura rien dit à Sara. »> Le dernier trait est d'une familiarité et d'une tendresse presque sublimes.

Il déplore la mort de sa petite fille Élisabeth :

« Ma petite fille Élisabeth est morte; je m'étonne comme elle m'a laissé le cœur malade, un cœur de femme, tant je suis ému. Je n'aurois jamais cru que l'âme d'un père fût si tendre pour son enfant.

« Dans le plus profond de mon cœur sont encore gravés ses traits, ses paroles, ses gestes, pendant sa vie et sur son lit de mort; mon obéissante et respectueuse fille! La mort même du Christ (et que sont toutes les morts en comparaison!) ne peut me l'arracner de la pensée comme elle le devroit...

<< Chère Catherine, songe pourtant où elle est allée. Elle a certes fait an heureux voyage. La chair saigne sans doute, c'est sa nature; mais l'esprit vit et se trouve selon ses souhaits. Les enfants ne disputent point; comme on leur dit, ils croient : chez les enfants tout est simple. Ils meurent sans chagrin ni angoisses, sans disputes, sans tentations de la mort, sans douleur corporelle, tout comme s'ils s'endormoient. » En lisant des choses si douces, si religieuses, si pénétrantes, on se sent désarmé; on oublie la fougue du sectaire.

On trouve, sur la mort de son père, ces paroles d'une profondeur et d'une simplicité bibliques :

« Je succède à son nom; voici maintenant que je suis pour ma famille le vieux Luther: c'est mon tour, c'est mon droit de le suivre par la mort. »

Luther, devenu malade et triste, disoit :

« L'empire tombe, les rois tombent, les prêtres tombent, et le monde entier chancelle, comme une grande maison qui va crouler annonce sa ruine par de petites lézardes. »

La mort de Luther fut paisible; il désiroit mourir, et disoit :

« Que notre Seigneur vienne donc vite et m'emmène. Qu'il vienne surtout avec son jugement dernier, je tendrai le cou; qu'il lance le tonnerre, et que je repose.

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Fi de nous! sur notre vie, nous ne donnons pas même la dîme à Dieu; et nous croirions avec nos bonnes œuvres mériter le ciel! Qu'ai-je fait, moi?

<< Ce petit oiseau a choisi son abri et va dormir bien paisiblement; il ne s'inquiète pas; il ne songe point au gîte du lendemain; il se tient bien tranquille sur sa petite branche et laisse Dieu songer pour lui. »

<< Je te recommande mon âme, ô mon Seigneur Jésus-Christ! Je quitterai ce corps terrestre, je vais être enlevé de cette vie; mais je sais que je resterai éternellement auprès de toi. »>

« Il répéta encore trois fois : In manus tuas commendo spiritum meum; redemisti me, Domine, Deus veritatis. Soudain il ferma les yeux, et tomba évanoui. Le comte Albrecht et sa femme, ainsi que les médecins, lui prodiguèrent des secours pour le rendre à la vie; ils n'y parvinrent qu'avec peine. Le docteur Jonas lui dit alors: Révérend père, mourez-vous avec constance dans la foi que vous avez enseignée? Il répondit par un oui distinct, et se rendormit. Bientôt il pàlit, devint froid, respira encore une fois profondément, et mourut'. »

PORTRAITS DE LUTHER.

Voilà le oui final qui suivit le non prononcé à Worms. Oui Luther persista, et avec lui les sectes dont il fut le père; mais la preuve qu'il ne sentoit pas la portée du mouvement qu'il avoit produit, c'est qu'il

1. Extrait de la Relation de Jonas et de Coebius, dans M. Michelet.

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