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éger que la jeune femme laissoit flotter, ou qu'elle ramenoit sur son sein comme une guimpe, en l'entortillant à son bras gauche. Une femme en plein esbattement étaloit des colliers, des bracelets et des bagues. A sa ceinture, enrichie d'or, de perles et de pierres précieuses, s'attachoit une escarcelle brodée: elle galopoit sur un palefroi, portoit un oiseau sur le poing, ou une canne à la main. « Quoi de plus ridicule, dit Pétrarque dans une lettre adressée au pape en 1366, que de voir les hommes le ventre sanglé! En bas, de longs souliers pointus; en haut, des toques chargées de plumes: cheveux tressés allant de ci, de là, par derrière comme la queue d'un animal, retapés sur le front avec des épingles à tête d'ivoire. » Pierre de Blois ajoute qu'il étoit du bel usage de parler avec affectation. Et quelle langue parloit-on ainsi? La langue de Robert Wace ou du Roman du Rou, de Ville-Hardouin, de Joinville et de Froissart!

Le luxe des habits et des fêtes passoit toute croyance; nous sommes de mesquins personnages auprès de ces barbares des XIII et XIV siècles. On vit dans un tournoi mille chevaliers vêtus d'une robe uniforme de soie, nommée cointise, et le lendemain ils parurent avec un accoutrement nouveau aussi magnifique (Mathieu Paris). Un des habits de Richard II, roi d'Angleterre, lui coûta trente mille marcs d'argent (Knyghton). Jean Arundel avoit cinquante-deux habits complets d'étoffe d'or (Hollingshed chron.,

Une autre fois, dans un autre tournoi, défilèrent d'abord, un à un, soixante superbes chevaux richement caparaçonnés, conduits chacun par un écuyer d'honneur et précédés de trompettes et de ménestriers; vinrent ensuite soixante jeunes dames montées sur des palefrois, superbement vêtues, chacune menant en lesse, avec une chaine d'argent, un chevalier armé de toutes pièces. La danse et la musique faisoient partie de ces bandors (réjouissances). Le roi, les prélats, les barons, les chevaliers, sautoient au son des vielles, des musettes et des chiffonies.

Aux fêtes de Noël arrivoient de grandes mascarades. En 1348, en Angleterre, on prépara quatre-vingts tuniques de bougran, quarante-deux masques et un grand nombre de vêtements bizarres, pour les mascarades. En 1377, une mascarade, composée d'environ cent trente personnes, déguisées de différentes manières, offrit un divertissement au prince de Galles.

La balle, le mail, le palet, les quilles, les dés, affoloient tous les esprits. Il reste une note d'Édouard II de la somme de cinq shillings, laquelle somme al avoit empruntée à son barbier pour jouer à croix ou pile.

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REPAS.

Quant au repas, on l'annonçoit au son du cor chez les nobles: cela s'anpeloit corner l'eau, parce qu'on se lavoit les mains avant de se mettre à tapie. On dinoit à neuf heures du matin, et l'on soupoit à cinq heures du soir. Un étoit assis sur des banques ou bancs, tantôt élevés, tantôt assez bas, et la table montoit et descendoit en proportion. Du banc est venu le mot banquet. Il y avoit des tables d'or et d'argent ciselées; les tables de bois étoient couvertes de nappes doubles appelées doubliers; on les plissoit comme rivière ondoyante qu'un petit vent frais fait doucement'soulever. Les serviettes sont plus modernes. Les fourchettes, que ne connoissoient point les Romains, furent aussi inconnues des François jusqu'à la fin du xiv siècle; on ne les trouve que sous Charles V.

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On mangeoit à peu près tout ce que nous mangeons, et même avec des raffinements que nous ignorons aujourd'hui; la civilisation romaine n'avoit point péri dans la cuisine. Parmi les mets recherchés, je trouve le dellegrous, le maupigyrum, le karumpie. Qu'étoit-ce? On servoit des pâtisseries de formes obscènes, qu'on appeloit de leurs propres noms; les ecclésiastiques, les femmes et les jeunes filles rendoient ces grossièretés innocentes par une pudique ingénuité. La langue étoit alors toute nue; les traductions de la Bible de ces temps sont aussi crues et plus indécentes que le texte. L'instruction du chevalier Geoffroy la Tour Landry, gentilhomme angevin, à ses filles, donne la mesure de la liberté des enseignements et des mots.

On usoit en abondance de bière, de cidre et de vin de toutes les sortes : il est fait mention du cidre sous la seconde race. Le clairet étoit du vin clarifié mêlé à des épiceries, l'hypocras du vin adouci avec du miel. Un festin donné en Angleterre par un abbé, en 13140, réunit six mille convives devant trois mille plats. Au repas de noce du comte de Cornouailles, en 1243, trente mille plats furent servis, et en 1251 soixante bœufs gras furent fournis par le seul archevêque d'York pour le mariage de Marguerite d'Angleterre avec Alexandre III, roi d'Écosse. Les repas royaux étoient mêlés d'intermèdes : on y entendoit toutes ménestrandies; les clercs chantoient chansons, rondeaux et virelais. Quand le roi (Henri II d'Angleterre) sort dans la matinée, dit Pierre de Blois, vous voyez une multitude de gens courant çà et là, comme s'ils étoient privés de la raison; des chevaux se précipitent les uns sur les autres, des voitures renversent des voitures; des comédiens, des filles publi

ques, des joueurs, des cuisiniers, des confiseurs, des baladins, des danseurs, des barbiers, des compagnons de débauches, des parasites, font un bruit horrible; en un mot, la confusion des fantassins et des cavaliers est si insupportable, que vous diriez que l'abime s'est ouvert et que l'enfer a vomi tous ses diables. »

Lorsque Thomas Becket (saint Thomas de Cantorbéry) alloit en voyage, il étoit suivi d'environ deux cents cavaliers, écuyers, pages, clercs et officiers de sa maison. Avec lui cheminoient huit chariots tirés chacun par cinq forts chevaux; deux de ces chariots contenoient la bière, un autre portoit les meubles de sa chapelle, un autre ceux de sa chambre, un autre ceux de sa cuisine; les trois derniers étoient remplis de provisions, de vêtements et de divers objets. Il avoit en outre douze chevaux de bât, chargés de coffres qui contenoient son argent, sa vaisselle d'or, ses livres, ses habillements, ses ornements d'autel. Chaque chariot étoit gardé par un énorme mâtin surmonté d'un singe. (Salisb.)

On avoit été obligé de frapper la table par des lois somptuaires ces lois n'accordoient aux riches que deux services et deux sortes de viandes, à l'exception des prélats et des barons, qui mangeoient de tout en toute liberté; elles ne permettoient la viande aux négociants et aux artisans qu'à un seul repas; pour les autres repas, ils se devoient contenter de lait, de beurre et de légumes.

MOEURS.

On rencontroit sur les chemins des baternes ou litières, des mules, des palefrois et des voitures à bœufs : les roues des charrettes étoient à l'antique. Les chemins se distinguoient en chemins péageaux et en sentiers; des lois en régloient la largeur : le chemin péageau devoit avoir quatorze pieds; les sentiers pouvoient être ombragés, mais il falloit élaguer les arbres le long des voies royales, excepté les arbres d'abris. Le service des fiefs creusa cette multitude infinie de chemins de traverse dont nos campagnes sont sillonnées.

C'étoit le temps du merveilleux en toute chose : l'aumônier, le moine, le pèlerin, le chevalier, le troubadour, avoient toujours à dire ou à chanter des aventures. Le soir, autour du foyer à bancs, on écoutoit ou le roman du roi Arthur, d'Ogier le Danois, de Lancelot du Lac, ou l'histoire du gobelin Orthon, grand nouvelliste qui venoit dans le vent et qui fut tué dans une grosse truie noire. (Froissart.)

Avec ces contes on écoutoit encore le sirvante du jongleur contre un chevalier félon, ou le récit de la vie d'un pieux personnage. Ces vies de saints. recueillies par les Bollandistes, n'étoient pas d'une imagination moins bril、 ante que les relations profanes: incantations de sorciers, tours de lutins et de farfadets, courses de loups-garous, esclaves rachetés, attaques de brigands, voyageurs sauvés, et qui à cause de leur beauté épousent les filles de leurs hôtes (Saint-Maxime), lumières qui pendant la nuit révèlent au milieu des buissons le tombeau de quelque vierge; châteaux qui paroissent soudainement illuminés. (Saint Viventius; Maure et Brista.) ·

Saint Déicole s'étoit égaré; il rencontre un berger et le prie de lui enseigner un gite: « Je n'en connois pas, dit le berger, si ce n'est dans un lieu arrosé de fontaines, au domaine du puissant vassal Weissart.

Peux-tu m'y conduire? répondit le saint. Je ne puis laisser mon troupeau, répliqua le pâtre. » Déicole fiche son bâton en terre, et quand le pâtre revint, après avoir conduit le saint, il trouve son troupeau couché paisiblement autour du bâton miraculeux. Weissart, terrible châtelain, menace de faire mutiler Déicole; mais Berthilde, femme de Weissart, a une grande vénération pour le prêtre de Dieu. Déicole entre dans la forteresse; les serfs, empressés, le veulent débarrasser de son manteau; il les remercie, et suspend ce manteau à un rayon du soleil qui passoit à travers la lucarne d'une tour. (Boll., t. II, p. 202.)

Giralde, natif du pays de Galles, raconte, dans sa Topographie de l'Irlande, que saint Kewen priant Dieu, les deux mains étendues, une hirondelle entra par la fenêtre de sa cellule et déposa un œuf dans une de ses mains. Le saint n'abaissa point sa main; il ne la ferma que quand l'hirondelle eut déposé tous ses œufs et achevé de les couver. En souvenir de cette bonté et de cette patience, la statue du solitaire en Irlande porte une hirondelle dans une main.

L'abbé Turketult avoit en sa possession le pouce de saint Barthélemi, et il s'en servoit pour se signer dans les moments de danger, de tempête et de tonnerre.

Les barbares aimoient les anachorètes ; c'étoient des soldats de différentes milices, également éprouvés, également durs à eux-mêmes, dormant sur la terre, habitant le rocher, se plaisant aux pèlerinages lointains, à la vastité des déserts et des forêts. Aussi les ermites conduisoient-ils les batailles : campés le soir dans les cimetières, ils y composoient et chantoient à la foule armée le Dies iræ et le Stabat mater. Les Anglo-Saxons ne virent pas moins de dix rois et de onze reines abandonner le monde et se retirer dans les cloîtres.

Cependant il ne faudroit pas se laisser tromper par les mots, ces reines étoient des femmes de pirates du Nord, arrivées dans des barques, célébrant leurs noces sur des chariots, comme les filles de Clodion le Chevelu, de belles et blanches Norvégiennes passées des dieux de l'Edda au dieu de l'Évangile, et des walkiries aux anges.

SUITE DES MOEURS.

VIGUEUR ET FIN DES SIÈCLES BARBARES.

Chercher à dérouler avec méthode le tableau des mœurs de ce temps seroit à la fois tenter l'impossible et mentir à la confusion de ces mœurs. Il faut jeter pêle-mêle toutes ces scènes telles qu'elles se succédoient, sans ordre, ou s'enchevêtroient dans une commune action, dans un même moment: il n'y avoit d'unité que dans le mouvement général qui entraînoit la société vers son perfectionnement, par la loi naturelle de l'existence humaine.

D'un côté la chevalerie, de l'autre le soulèvement des masses rustiques; tous les déréglements de la vie dans le clergé et toute l'ardeur de la foi. Des gyrovagues, ou moines errants, cheminant à pied ou chevauchant sur une petite mule, prêchoient contre tous les scandales; ils se faisoient brûler vifs par les papes, auxquels ils reprochoient leurs désordres, et noyer par les princes, dont ils attaquoient la tyrannie. Des gentilshommes s'embusquoient surles chemins et dévalisoient les passants, tandis que d'autres gentilshommes devenoient, en Espagne, en Grèce, en Dalmatie, seigneurs des immortelles cités dont ils ignoroient l'histoire. Cours d'amour où l'on raisonnoit d'après toutes les règles du scotisme, et dont les chanoines étoient membres; troubadours et ménestrels vaguant de château en château, déchirant les hommes dans des satires, louant les dames dans des ballades; bourgeois, divisés en corps de métiers, célébrant des solennités patronales où les saints du paradis étoient mêlés aux divinités de la fable; représentations théâtrales, miracles et mystères, dans les églises; fêtes des fous ou des cornards; messes sacriléges; soupes grasses mangées sur l'autel; l'Ite missa est répondu par trois braiements d'âne; barons et chevaliers s'engageant, dans des repas mystérieux, à porter la guerre chez des peuples, faisant vœu sur un paon ou sur un héron d'accomplir les faits d'armes pour leurs mies; juifs massacrés et se massacrant entre eux, conspirant avec les lépreux pour empoisonner les puits et les fontaines; tribunaux de toutes les sortes condamnant, en vertu de toutes les espèces de lois, à toutes les sortes de supplices; accusés

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