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Ce qui vient d'être dit ne saurait s'appliquer aux Mongols, sans restriction. Féroces, grossiers, absolument incultes, il est vrai, les Mongols étaient cependant parvenus en peu d'années de l'obscurité la plus complète à la plus haute fortune, ils avaient subjugué de nombreux pays et surtout un grand empire jouissant d'une antique et florissante civilisation, quand le choix du prince leur fit adopter le Bouddhisme. Des considérations politiques paraissent avoir été le principal motif de ce changement; le peuple ne fit guères autre chose que suivre docilement et servilement la voie tracée par son souverain; et si l'introduction du Bouddhisme parmi les Mongols se réduisait à ce seul fait, accompli sous le règne de KoubilaïKhan, il serait impossible de l'expliquer par l'impression sérieuse et profonde que la religion aurait faite sur les esprits. Mais l'œuvre du petit-fils de Gengis-Khan ne fut pas durable; après la chute de leur vaste domination, les Mongols, rentrés dans l'obscurité, perdirent la religion qui leur avait été donnée au temps de leur grandeur. Cependant, ils revinrent au Bouddhisme par la suite, et l'acceptèrent alors dans des conditions tout à fait nouvelles, en vertu d'un choix plus libre. L'influence du clergé tibétain fut prépondérante dans ce mouvement de retour; et l'on peut dire que la seconde introduction du Bouddhisme parmi les Mongols a quelque analogie avec l'établissement de cette religion chez les peuples barbares qui n'en avaient jamais entendu parler. Mais s'il y a analogie, il n'y a pas parité; car le souvenir de ce qui s'était fait sous Koubilaï n'était pas absolument perdu, et dès lors on ne peut comparer entre eux ces deux évènements qu'en faisant certaines réserves.

À plus forte raison devra-t-on en faire, s'il s'agit de l'introduction du Bouddhisme du Chine. Ce fut là certainement le plus singulier épisode de sa propagation. En Chine, les missionnaires bouddhistes se trouvaient en face, non plus de tribus grossières, ignorantes, sauvages, mais bien d'un peuple constitué depuis longtemps en nation régulière, possesseur d'une civilisation très ancienne, chez qui la science et l'étude étaient en honneur. Il était relativement facile de gagner des populations barbares, incultes, en état d'enfance, auxquelles on apportait l'écriture, dont on perfectionnait la langue, dont on polissait les mœurs qu'on appelait en quelque sorte à une vie nouvelle; il était bien plus ardu de faire accepter des doctrines et des institutions étrangères à une nation civilisée, dont l'intelligence

était cultivée depuis longtemps, qui avait une littérature déjà fort étendue, et qui pouvait opposer aux discours de Câkyamouni les œuvres d'un Lao-tseu et d'un Confucius. Mais précisément le crédit dont jouissait l'écrivain le plus distingué de la Chine, Confucius, fut, selon toutes les apparences, ce qui favorisa le mieux l'introduction du Bouddhisme. Confucius et son école avaient tellement réduit la part de l'élément religieux dans leur enseignement qu'on y sentait une véritable lacune; aussi la porte était-elle ouverte à toute doctrine qui saurait contenter les besoins des âmes auxquels l'école officielle ne donnait qu'une satisfaction incomplète. Le Bouddhisme entra par cette porte: ses récits merveilleux frappèrent les esprits avides de nouveauté, conquirent la popularité, et remplacèrent les enseignements purement moraux et philosophiques de Confucius, ou, du moins, ils se firent une large place à côté de cet enseignement. Les lettrés restèrent fidèles à la littérature et à la philosophie nationale; la masse du peuple accepta les enseignements de l'étranger et se laissa séduire par l'austerité des "fils de Çâkya." Ainsi le Bouddhisme gagnait la population tout entière dans les pays barbares, et les classes inférieures dans les pays civilisés, résultat facile à prévoir qui donne à son œuvre de propagation une physiognomie générale et uniforme, mais avec des différences de détail qu'il n'est pas permis de négliger.

V.

Un dernier trait nous reste à signaler parmi les causes qui ont dû assurer le succès du Bouddhisme,-c'est sa flexibilité. Le Bouddhisme est pourtant une religion controversiste au plus haut degré; et néanmoins, il sait tempérer cette ardeur par un remarquable esprit de tolérance et de justice. Les disciples de Çâkya enseignent leur doctrine, proposent leurs institutions, se vantent publiquement de posséder la vérité; mais ils ne condamnent formellement aucun culte. Même dans leur lutte contre leurs adversaires naturels, les brahmanes, ils étaient loin de proscrire le parti opposé: ils s'élevaient bien contre certaines théories, ils montraient l'inanité de certaines pratiques; mais ils supportaient la contradiction, et surtout ils avaient l'art d'emprunter à l'adversaire tout ce qui n'était pas absolument contraire à leur propre enseignement. Ainsi tous les dieux du Brahmanisme figurent dans leurs légendes; ils y

sont, à la vérité, subalternisés, travestis, revêtus du costume bouddhique, mais ils ne sont pas exclus; les Indiens qui accordaient leur adhésion à l'œuvre de Çâkya n'étaient donc pas contraints à rejeter totalement les objets primitifs de leur adoration et à rompre tout à fait avec leurs traditions et leurs usages. Ce que le Bouddhisme avait fait dans l'Inde à l'égard des croyances brahmaniques, il le fit dans les autres pays à l'égard des ideés religieuses qu'il y trouvait. De là vient qu'on rencontre chez tous les peuples bouddhistes une foule de pratiques et de croyances qui n'ont rien de bouddhique par le fond et par l'origine, mais que le Bouddhisme a tolérées, quelquefois même adoptées, en leur faisant subir dans la forme quelques modifications qui les mettent mieux en harmonie avec la religion dominante. Il n'est pas douteux que cette politique habile et heureuse a altéré la pureté du Bouddhisme, et qu'il y a une grande différence entre le Bouddhisme idéal des livres sacrés, et le Bouddhisme pratique des différents peuples. C'est là le résultat presque inévitable de la propagation d'une religion qui prétend à l'universalité. Le christianisme, bien moins tolérant que le Bouddhisme, bien plus implacable contre l'erreur, a dû parfois user, peut-être à son insu, d'une flexibilité pareille, et il n'a dû sa large diffusion au moyenâge, et même dès les premiers siècles, qu'à la facilité avec laquelle, il a laissé subsister et a adopté même une foule de pratiques et de croyances païennes. Le Bouddhisme, s'il avait été dans son génie de condamner et d'anathématiser tout ce qui s'écartait de la pureté de sa doctrine, eût toujours été forcé de faire des concessions aux superstitions populaires; à plus forte raison, a-t-il dû être poussé à ces concessions par la modération qui le caractérise, par le remarquable esprit de tolérance qui, dès l'origine, en a fait une religion de controverse reconnaissant à la cause opposée le droit d'exister, plutôt qu'une religion d'autorité affirmant la vérité et anathématisant l'erreur. Les peuples auxquels on proposait une religion nouvelle sans leur demander le sacrifice complet de ce qu'ils étaient accoutumés jusque là à croire et à respecter, n'avaient aucun motif de résister avec obstination à des innovations si pacifiques; ils étaient ainsi disposés dès l'abord à écouter les récits merveilleux des actions du Bouddha, à recevoir à la fois ses enseignements et sa confrérie.

En résumé, les motifs qui ont persuadé les peuples et les ont décidés

à accueillir le Bouddhisme peuvent se classer sous quatre chefs principaux.

1o Le caractère merveilleux et surtout moral des récits par lesquels le Bouddhisme appuie ses enseignements et, en particulier, sa doctrine fondamentale de la transmigration des âmes.

2° La simplicité de la règle fixée pour les laïques, et la sévérité de celle qui est imposée aux moines, combinaison qui laisse aux premiers plus de liberté, et rend les seconds plus respectables.

3° L'état d'infériorité sociale ou les lacunes de l'enseignement religieux chez les peuples qui ont accueilli le Bouddhisme, et qui, par les circonstances mêmes, étaient prédisposés en sa faveur.

4° Les procédés habiles et modérés du Bouddhisme à l'égard des croyances ou des pratiques religieuses des autres peuples.

Parmi ces causes d'un ordre différent, quelques unes ont pu agir avec une intensité particulière chez tel ou tel peuple; et c'est á démêler la part prépondérante d'influence exercée par l'une ou l'autre que l'histoire complète, minutieuse, détaillée de la propagation du Bouddhisme devra s'appliquer; mais toutes ces causes ont agi avec plus ou moins de puissance, et cela naturellement, par leur propre vertu, indépendamment de la pression exercée par certains hommes et surtout par les princes.

PROCEEDINGS.

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