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étudié le caractère, les mœurs, les besoins et les vrais intérêts de leurs concitoyens, ils auraient évité cette exagération de principes, ces mesures sanguinaires qui ont affligé l'époque où le pouvoir était descendu entre leurs mains. Les réformes dont le progrès des lumières et le voeu des hommes sages avaient constaté le besoin se seraient opérées sans secousse et sans déchirement. Je vois avec plaisir que ces vérités commencent à se faire sentir. On donne aujourd'hui plus d'importance aux études historiques des temps modernes. Les jeunes gens, devenus moins frivoles, éprouvent cette fierté noble qui exalte le patriotisme, et force les autres peuples à vous respecter. Il ne nous manque plus que d'avoir un théâtre vraiment national; d'encourager les poètes tragiques à traiter des sujets choisis dans l'histoire de France, à peindre avec des couleurs vives et naturelles les hommes qui ont servi leur patrie avec gloire et avec succès.

Nous en étions là de cette conversation, qui m'intéressait beaucoup, et nous nous préparions à sortir, lorsque j'aperçus dans une loge

que

le major Floranville, assis entre deux dames, dont l'une était cette belle Pauliska qu'il m'avait montrée aux Tuileries. Je ne doutai point l'autre ne fut la comtesse Bataroski. Le major me lança un coup-d'œil dont je crus démêler la vraie signification: il avait l'air d'un conquérant qui vient de remporter une victoire décisive. Cependant le philosophe et moi nous franchîmes le passage du théâtre, et comme nous nous retirions à pied, la conversation continua ainsi :

Il me semble, lui dis-je, que vous attachez une trop grande importance aux représentations théâtrales.

KERKABON.

Tout ce qui peut avoir de l'influence sur les moeurs d'un peuple est d'une haute importance, et le législateur ne doit rien négliger pour diriger cette influence vers un but noble et utile. Les anciens étaient pénétrés de cette vérité; toutes leurs institutions tendaient à multiplier et à resserrer les liens qui unissent les citoyens entre eux, et les attachent à leur

patrie. De là ces jeux olympiques, où les différents peuples de la Grèce allaient s'enivrer de la gloire commune, et applaudir aux talents qui les distinguaient alors du reste des nations. Les habitants de toutes les cités étaient mêlés et confondus dans ce grand concours. Les rivalités oubliées, les guerres suspendues, n'y laissaient apercevoir que des hommes unis

par

le même langage et par les mêmes mœurs. Les pompes religieuses ajoutaient à l'éclat de ces augustes fédérations. De retour dans leurs foyers, ces mêmes hommes redevenaient citoyens de Sparte, de Corinthe, de Thèbes ou d'Athènes, et ils y retrouvaient des fêtes, des jeux, des institutions propres à leur inspirer le patriotisme le plus ardent et le plus pur. Tout ce qui pouvait agir sur l'imagination sensible de ces peuples était mis en usage, et consacré par les lois. Ils ne pouvaient faire un pas sans rencontrer dans les chefs-d'oeuvre de leurs statuaires les images révérées de leurs ancêtres. Les dieux même étaient admis au droit de cité; et l'on parlait de la Minerve athénienne, de la Junon d'Argos, de l'Hercule lacédémonien, comme si ces divinités eus

sent appartenu exclusivement à la ville qu'elles protégeaient. Les jeux scéniques étaient confiés aux magistrats et aux ministres de la religion, et les poètes tragiques ne s'attachaient à réveiller que des idées honorables à leurs concitoyens. Les trophées de leurs triomphes, suspendus sur la scène, enflammaient l'enthou siasme de la gloire militaire; les noms de leurs législateurs, de leurs grands capitaines, étaient célébrés dans une poésie sublime; et le citoyen d'Athènes sortait de ces fêtes solennelles avec des souvenirs ineffaçables, fier d'être né sur une terre si féconde en héros et en chefs-d'oeuvre.

FREEMAN.

Tout cela paraît très sensé; mais l'application de ces principes à nos sociétés modernes me semble difficile; nous n'avons rien de commun avec les anciens. Nos mœurs, notre religion, nos préjugés ne sont pas les mêmes. Le commerce, qui multiplie les rapports entre les peuples, affaiblit aussi leurs caractères distinctifs, et s'accorde peu avec les hautes pensées et l'héroïsme des senti

ments. Le progrès même des connaissances humaines tend à faire tomber les barrières qui séparent les nations, et à leur donner une physionomie uniforme. Dans un pareil ordre de choses, à quoi servirait un théâtre national? Comment parleriez-vous de patriotisme à des hommes qui trouvent une patrie partout où l'on peut ramasser de l'or? Comment l'amour de la gloire ferait-il quelque impression sur leurs esprits? Le théâtre même, tel qu'il existe, est trop fort pour nous; et les immortels chefs-d'oeuvre de notre scène sont abandonnés pour des drames monstrueux, ignobles productions d'une littérature dégradée.

KERKABON.

Je crois que vous êtes dans l'erreur. Le commerce n'a d'influence funeste que sur les peuples déjà corrompus par de mauvaises institutions. Il n'y avait point de ville dans la Grèce dont les relations commerciales fussent plus étendues que celles d'Athènes; et cependant les citoyens de cette ville, malgré des défauts essentiels qu'ils tenaient de la na

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