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SOUVENIRS

DE

L'ANCIEN RÉGIME.

S'il faut en croire les écrivains qui servent d'interprètes aux partisans de l'ancienne monarchie, nous sommes tombés dans un état de dépravation qui n'a jamais eu d'exemple. Les principes de morale, les préceptes de la religion, ont perdu leur salutaire influence; il n'y a plus d'union dans les familles; plus d'honneur, plus de probité dans les hommes; plus de modestie, plus de chasteté dans les femmes. La nation française est avilie à un tel point qu'on ne peut y penser sans frémir. Les doctrines révolutionnaires, c'est-à-dire constitutionnelles, ont perverti les habitants des campagnes comme les citoyens des villes;

et, si la corruption continue à se répandre, si l'on ne se hâte de revenir aux moeurs antiques, aux maximes qui réglaient la conduite de nos pères, la société s'écroulera sur ses bases mal assurées; il ne restera de la France nouvelle que d'informes monuments et de honteux souvenirs.

Telles sont les graves accusations, les menaçantes prophéties qu'on répète chaque jour sur tous les tons, et qui servent d'aliment à l'inépuisable faconde des prédicateurs ambulants, des missionnaires à poste fixe, des écrivains et des orateurs de 1815. Ils ajoutent que c'est la philosophie du dix-huitième siècle qui a ainsi altéré nos opinions et corrompu nos mœurs. Comme ceci est un fait qu'on peut aisément vérifier, j'ai voulu savoir jusqu'à quel point il était fondé: j'ai eu recours aux mémoires du temps; non à ces libelles anonymes où le vrai est confondu avec le faux, mais à des ouvrages avoués de leurs auteurs et qui jouissent de l'estime publique. Ce ne sont pas même des écrivains philosophes que j'ai consultés leur autorité, qui me paraît

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respectable, pourraît être suspecte à une certaine classe de lecteurs. La Bruyère, ce peintre fidèle de la société ; Massillon, le premier des orateurs chrétiens; le duc de Saint-Simon, fameux par sa morgue aristocratique ; enfin Duclos, l'un des écrivains les plus véridiques du dernier siècle : voilà les témoins que j'oppose avec confiance aux adorateurs du régime des priviléges et de la monarchie de Louis XIV.

Les hommes qui s'extasient sur l'ancien système de gouvernement voudraient-ils nous faire croire qu'un monarque absolu peut gouverner, à l'aide de ses propres lumières, un empire aussi étendu que la France? Pense-ton que toutes les affaires ne fussent pas entre les mains des ministres, dont les volontés devenaient celles du roi? Qu'on prenne pour exemple Louis XIV, le prince le plus convaincu de son propre mérite et le plus persuadé qu'il régnait par lui-même.

A la mort du cardinal Mazarin, Louis annonça qu'il allait se mettre à la tête du

gouvernement, et dès qu'il ne fut plus ostensiblement asservi, il crut régner. En butte à tous les genres de séduction, il se laissa persuader qu'il était parfait, et dès ce moment il fut inutile de l'instruire; il céda toujours aux impulsions de ses maîtresses, de ses ministres, ou de son confesseur. Il croyait voir une obéissance servile à ses volontés, et ne s'apercevait pas que ses volontés lui étaient suggérées. Un mot de Louvois prouve à quel point Louis XIV était dominé par ses ministres. On bâtissait Trianon; Louvois, qui avait succédé à Colbert dans la surintendance des bâtiments, suivait le roi, qui s'amusait de ces travaux. Ce prince s'aperçut qu'une fenêtre n'avait pas autant d'ouverture que les autres, et le dit à Louvois; celui-ci rejeta cette idée, et s'opiniâtra contre le roi, qui insistait, et qui, fatigué de la dispute, fit mesurer les fenêtres. Il se trouva qu'ilavait raison; et, comme il était déjà ému de la discussion, il traita durement Louvois devant tous les ouvriers. Le ministre, humilié, rentra chez lui, la rage dans le cœur ; et là, exhalant sa fureur devant ses familiers,

tels que les deux Colbert, Villacerf et SaintPouange, Tilladet et Nogent:

« Je suis perdu, s'écrie-t-il, si je ne donne de l'occupation à un homme qui se transporte sur des misères. Il n'y a que la guerre pour le tirer de ses bâtiments; et pardieu! il en aura, puisqu'il en faut à lui ou à moi. >>

Cette anecdote est bien connue; mais elle est importante à rappeler. Louvois tint parole: la coalition d'Augsbourg, qui se formait, pouvait être prévenue par des mesures politiques; mais il irrita les rois alliés, et l'Europe fut embrasée parce qu'une fenêtre était trop large ou trop étroite. C'est ainsi que se décidait le sort des peuples sous la monarchie absolue, que les écrivains de l'aristocratie nomment si heureusement monarchie légitime. Il est vrai qu'on ne connaissait alors ni esprit du siècle, ni philosophie. On voit que tout allait au mieux sous le meilleur des gouvernements possibles. Les principes sur le droit de propriété et sur la juste répartition des charges publiques n'étaient pas

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