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mer son voisin, il faut être bien sûr de ne mériter soi-même aucun reproche. Vous alliez insulter le petit Fabricio sur la manie qui le porte à persécuter les oreilles des honnêtes gens qui ne lui ont fait aucun mal; et cependant, c'est au même motif qui le fait agir que le public devra le livre dont vous vous occupez maintenant. La seule différence qui existe entre vous et lui, c'est qu'il n'en coûte qu'un peu de fatigue aux auditeurs du poète, et que vous ferez payer comptant au lecteur l'ennui que vous pourrez bien lui pro

curer. >>

La leçon était un peu vive.

<<< Au reste, continua Kerkabon, après une pause de quelques minutes, ce n'est pas le motif qu'on peut blamer en lui-même. L'amour-propre, comme La Rochefoucaud l'a judicieusement observé, est le seul mobile de nos actions. >>

Cette approbation positive d'un principe qui, suivant moi, tend à renverser la mo

rale, excita ma surprise, et le dialogue suivant s'établit entre nous (1).

FREEMAN.

Quoi! vous professez cette doctrine désolante.

KERKABON.

Pourquoi désolante? elle n'exclut rien de ce qui peut élever l'homme à ses propres yeux ; et si elle était bien entendue elle donnerait une base solide à la vertu.

FREEMAN.

Voilà de vos paradoxes. Mais je suis en train de disputer, et je veux me donner le plaisir de détruire vos sophismes. Daignez

(1)Je dois avertir le lecteur que j'ai pris la liberté de placer ainsi les noms des interlocuteurs. J'ai voulu éviter la monotonie des dit-il, répondit-il, trop fréquemment répétés. C'est la seule altération que j'aie faite au manuscrit de Freeman.

(Note de l'Éditeur.)

répondre à mes questions. N'est-ce pas l'ambition, née de l'amour-propre, qui a produit tous ces crimes éclatants dont l'histoire garde le souvenir, et dont je vous épargne l'énumération? N'est-ce pas le même principe qui agite les hommes, les divise, les arme les uns contre les autres, les porte à se nuire, à se déchirer réciproquement? La société n'estelle pas une arène où combattent, sous différents noms, tous les amours-propres diversement modifiés? Voyez quels sont les résultats de ce beau principe! Il arme la main du scélérat qui, le poignard à la main, attend sa proie dans l'ombre; il inspire cet homme, plus vil et plus coupable encore, qui sème avec adresse la calomnie, et feint de plaindre la malheureuse victime frappéc de traits invisibles dont elle ne peut se garantir. N'avouerezvous pas que de cette source empoisonnée jaillissent les maux qui de tout temps ont affligé les hommes (1)?

(1) On sent bien que Freeman ne parle ici que de ces maux d'opinion qui sont plus cruels et plus insup

KERKABON.

Quelle conséquence tirez-vous de ce raisonnement?

FREEMAN.

Une conséquence bien naturelle : c'est que, si l'amour-propre était en effet l'unique mobile des actions humaines, il faudrait abanner la société, se retirer dans les forêts, et y vivre avec des animaux moins féroces que les hommes prétendus civilisés. Mais il n'en est pas ainsi ; je ne suis point misanthrope, et je ne dirai point «< que la vertu n'est qu'un vain nom. >> Je reconnais qu'il existe dans toutes les sociétés des hommes naturellement bons, généreux, remplis de justice, et capables des actions les plus désintéressées et les plus héroïques.

portables que les maux physiques. Je ne vois pas trop comment le philosophe pourra sortir de la position difficile où il s'est placé, en adoptant, sans restriction, le principe de La Rochefoucault.

(Note de l'Éditeur.)

KERKABON.

Mon ami, sortons des généralités; sans quoi nous pourrons, comme deux docteurs en théologie, disputer jusqu'à demain sans nous entendre. Citez-moi un de ces actes désintéressés auxquels vous venez de faire allusion.

FREEMAN.

L'histoire romaine en est remplie.

KERKABON.

Pourquoi l'histoire romaine? ne sommesnous pas Français? Croyez-moi, nos annales fournissent autant de belles actions et de traits de vertu que celles des Grecs et des Romains; vous n'avez qu'à choisir.

FREEMAN.

Eh bien! que direz-vous du brave d'Assas, dont le silence assurait la vie, et qui, sûr de mourir, jette ce cri héroïque qui sauve l'armée française.

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