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le demande, il répond: « Quoi! ne dirait-on pas qu'un commandant est obligé de se plier au caprice de ses prisonniers ?..... J'irai quand il me « plaira. » Il oublie que c'est son métier de pourvoir aux besoins, aux plaintes, aux demandes justes de ces prisonniers qu'il traite si dédaigneusement: il oublie qu'ils sont, sinon son gagne-pain, du moins la principale branche de sa fortune. S'il voulait penser que quand on a pris une charge, ce n'est point assez d'en percevoir les émoluments, il se convaincrait que les prisonniers ont des droits sur lui, malgré sa dignité de commandant.... Dignité fort honorable, en effet, que celle d'un geolier bréveté! « Les lions, disait Diogène, sont moins les esclaves « de ceux qui les nourrissent, que ceux-ci ne sont « les valets des lions.... » Mais que résulte-t-il de cette ostentation du commandant? que si un prisonnier a des plaintes à porter, il dépend d'un porteclefs de dire ou de ne pas dire à son chef que son prisonnier désire lui écrire. Ainsi le geolier subalterne peut, comme le maître-geolier, réduire, lorsqu'il lui plaît, son troupeau au silence. Je ne dis pas que cela arrive; mais je dis que cela peut arriver.

CHAPITRE V.

Conclusion.

convaincre ceux

En voilà assez sans doute pour qui liront cet écrit sans prévention, de la nécessité de remédier aux abus qui règnent dans cette maison. Elle renferme des tourments sans nombre; elle retentit de soupirs poussés par le désespoir : la noire mélancolie l'habite, et cela ne peut être autrement. Mais pourquoi n'en pas bannir les douleurs qui n'en sont point inséparables? Pourquoi tant de contrariétés barbares, tant de privations cruelles, également indifférentes à la sûreté de la garde et au motif de l'emprisonnement? Puisque les illusions de l'amour propre, les préjugés de l'éducation, la tyrannie de l'habitude, les amorces trop décevantes de l'autorité arbitraire, l'excessive ignorance des princes, les passions de leurs ministres ne permettent point d'espérer que la loi soit l'expression du consentement commun et l'unique maîtresse des rois, et que les rois ne soient pas les tyrans de la loi, par laquelle cependant, et par laquelle seule ils sont rois, puisqu'il est comme impossible que les souverains consentent à limiter des prérogatives que leurs agents ont tant d'intérêt, ou plutôt qu'ils ont seuls intérêt à soutenir; il faudrait du moins que l'autorité de leurs subalternes cupides fût restreinte et surveillée.

Ceux qui ne pensent point ainsi et qui croient

qu'une lettre de cachet doit, comme la boîte de Pandore, renfermer tous les maux, de sorte qu'en l'ouvrant ils fondent sur le proscrit, ne changeraient pas d'opinion quand j'accumulerais les raisonnements et les faits; car il n'est aucun moyen de convaincre celui à qui il faut prouver ce qui est évident. Je suis loin d'accuser ni de soupçonner le gouvernement d'une collusion inutile et barbare. J'ai donc quelque espoir que cette exposition, forte mais exacte, des malversations qui s'exercent au donjon de Vincennes, pourra produire un effet salutaire. J'atteste l'honneur, que je n'ai pas hasardé un seul fait, que tout dans mon récit est conforme à la vérité, qu'aucun détail n'est exagéré ou présenté sous un faux jour, que j'ai compté pour rien, en écrivant, mes souffrances personnelles peut-être plus tolérables que celles de tout autre, soit par la modération avec laquelle je les. ai supportées, soit par mon attention continuelle à ne pas donner le plus léger prétexte de plainte, soit par l'espèce de crainte que ma véracité inspire à M. de Rougemont, soit enfin par ce qu'il a cru entrevoir de l'intérêt que son supérieur immédiat veut bien prendre à moi. Cet ouvrage ne verra le jour qu'à l'époque de ma liberté ou après ma mort. Alors tout intérêt personnel aura disparu; mais je croirai devoir aux infortunés que je laisserai dans. ces lieux de douleurs, et dont je ne connais pas un seul, de raconter ce qui s'y passe; si je l'écris. dès aujourd'hui, c'est parce que je deviens aveugle; c'est aussi pour qu'aucun détail ne m'échappe. Je

ne l'adresserai point au ministre qui ne lit pas. Mon intention est de le publier ou d'en laisser le soin à l'ame tendre et généreuse qui partage ma sensibilité et mon courage, et qui sent plus mes maux que tous ceux que je lui ai causés. Les mémoires particuliers ensevelis dans les bureaux sont facilement mis à l'écart, et plus facilement encore oubliés; au lieu que l'opinion publique a tôt ou tard une grande influence. C'est donc elle qu'il faut s'efforcer de déterminer. Si je croyais me devoir une vengeance, ce n'est pas ainsi, sans doute, que je la poursuivrais; mais je suis incapable d'un désir si bas, qui égale l'offensé à l'offenseur1 et ne germa jamais dans une ame vraiment noble. Eh! qui pourrait se croire outragé par l'homme, qu'il méprise comme l'être le plus abject? On ne saurait croire que je tire quelque vanité d'un travail si simple. Son exécution est trop au-dessous de mon sujet et de mes vues. Peut-être, au temps de mon bonheur, mon imagination fut-elle plus ardente et plus féconde, mon style plus énergique et

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Et Addisson a enchéri sur cette pensée. « Un lâche peut combattre, dit-il, un lâche peut vaincre; mais un lâche ne peut jamais ⚫ pardonner. »

plus facile : il est cruel de se survivre à vingt-huit ans; mais si l'infortune élève les ames fortes, elle abat le génie. Je suis persécuté depuis sept ans, froissé par toute sorte de malheurs, dévoré d'inquiétudes et de chagrins; exempt de remords, mais accablé de repentirs; malade depuis dix mois, enseveli depuis quinze dans la solitude la plus austère. La vigueur de l'esprit peut être altérée par de telles épreuves. N'importe: le zèle impose silence à l'amour propre, et mon unique objet est l'utilité.

Un grand symptôme de servitude et de corruption, c'est lorsqu'un peuple n'a plus le courage, ou même l'idée d'applaudir à ceux qui osent discuter ses droits et les défendre; c'est lorsque l'esprit de l'esclavage est assez enraciné pour que l'on regarde de bonne foi comme des fous ceux qui lui résistent et affichent d'autres principes. Cette sorte de folie sera peu commune dans de telles circonstances; car quel encouragement reste-t-il à ceux qui ont des intentions droites et des sentiments de patriotisme, lorsque loin d'être sûrs de l'approbation publique, ils le sont autant d'être condamnés par leurs concitoyens que d'être persécutés par le gouvernement? Il ne leur en reste aucun, si la hauteur de leur ame ne leur fait trouver un salaire digne d'eux dans le contentement de leur conscience, <«< ce consolateur caché, qui crie plus haut que la « multitude et la renommée, et qui, sans compter «<les suffrages, l'emporte seul sur tous les avis1; »

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