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second ne doit point répondre. L'heure sonne, et l'on regagne la caverne. Vous sentez combien un porte-clefs est excédé de ces promenades, et combien, au moyen de ce réglement, il serait impossible d'en augmenter le nombre ou la durée, d'autant que M. de Rougemont ayant jugé à propos de confier une de ces places à son valet-dechambre, lequel, continuant son service de domestique bien malgré lui, ne peut faire la moitié de sa besogne; ses deux camarades sont surchargés de l'excédant. Mais pour mieux comprendre l'inutilité de la gêne mutuelle des promenades, il est bon de savoir que le jardin est vu de toutes parts par les porte-clefs; que l'enceinte a cinquante pieds de hauteur, qu'au-delà sont les fossés que j'ai décrits, et qu'ainsi le pauvre promeneur, si quelque ange ne lui prête des ailes, ne saurait franchir ni l'une ni l'autre de ces barrières. Le plus grand nombre n'entre jamais dans ce jardin sans un ordre particulier de M. de Rougemont, que souvent les porteclefs ne joignent pas de toute la semaine, lors même qu'ils l'ont fait avertir qu'ils auraient à lui parler. Dans le moment où j'écris, la moitié des prisonniers en est absolument privée; et il y a tel homme au donjon de Vincennes, qui depuis dix ou quinze ans n'est pas sorti de sa chambre de dix pieds quarrés. Ces infortunés (car il y en a plus d'un peuvent presque dire avec Milton:

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Tout meurt et tout renaît. L'automne, tous les ans,

Fait place au triste hiver que suit le doux printemps;

Les zéphirs en tous lieux ramènent la verdure,

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Tout revient; mais le jour ne revient pas pour moi.
Fleurs, qui nous étalez vos peintures nouvelles;

Roses, que du matin la fraîcheur rend si belles;

Vous, filles de l'aurore, éclatantes couleurs,

Vous ne pouvez donc plus m'adoucir mes malheurs?

« O ́troupeaux, que l'œil suit bondissants dans la plaine,

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Vos jeux ne pourront plus m'égayer dans ma peine!.....

« Où vais-je dans ma perte étendre mes regrets,

Lorsque de l'homme, hélas! je ne vois plus les traits?

« Je ne vois plus ce front, siége auguste où Dieu même

« Fait briller un rayon de sa beauté suprême.

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Dans un affreux néant tout me semble abîmé,
Et

« pour moi la nature est un livre fermé. »

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Telle est la vie que l'on mène dans ce sépulcre, appelé château, où les chagrins vengeurs et les pâles maladies et la triste et précoce vieillesse ont fixé leur demeure 2, et dont on ne sort le plus souvent que pour aller dans cet asile sûr, où l'on brave la tyrannie; où l'on dépouille la douleur; où la superstition même perd ses craintes; où Dieu, plus indulgent et plus juste que les hommes, pardonne à nos faiblesses et punit nos tyrans; où, plongés dans un éternel sommeil, les malheureux cessent de se plaindre, les méchants de persécuter, les

I

Seasons return, but not me returns

Day, or the sweet approach of ev'n, or morn,
Or sight of vernal bloom, or summer's rose
Or stocks, or herds, or humane face divine;
But cloud instead, and ever-during dark
Surrounds me....

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(Troisième chant, imité par Racine le fils.)

« Luctus et ultrices posuere cubilia curæ ;

Pallentesque habitant morbi, tristisque senectus.

VIRG., Eneid., I.

amants de se consumer dans d'inutiles désirs et de répandre des pleurs.... pleurs cruels qui abattent le cœur et ne le soulagent pas 1!

Ceux qu'un destin plus propice rend à la société, à leur famille, à leurs amis, reçoivent en sortant de leur prison un traitement qui leur rappellerait à jamais le souvenir de l'homme auquel ils échappent, six ses procédés n'étaient pas déjà ineffaçablement gravés dans leur mémoire. Il recommence la précaution de fouiller, bien plus humiliante sans doute pour celui qui prend des sûretés si viles, que pour celui qui se voit forcé de les souffrir. Vous concevez par ce qui précède que son véritable objet ne saurait être la crainte des communications entre prisonniers, quoique ce soit le prétexte qu'il allégue. Après une recherche exacte que le commandant ne dédaigne pas de faire lui même, tant il s'y croit intéressé, il sollicite, il exige le serment que le captif, sur lequel il exerce ce dernier empire, ne révélera jamais la ténébreuse histoire de la prison dont il sort. Sans doute ce geolier impassible, qui ne connaît pas plus la vergogne que l'honneur, a lu l'histoire de l'inquisition: sans doute il l'étudie, il la médite, et son administration est réglée sur un tel modèle. Je ne sais s'il trouve beaucoup d'êtres assez lâches pour proférer un tel

I

' I must weep; but they are cruels tears.

Heureuse expression de Shakespeare, que M. de Voltaire a admirablement embellie dans Zaire :

Voilà les premiers pleurs qui coulent de mes yeux :
Tu vois mon sort; tu vois la honte où je me livre;
Mais ces pleurs sont cruels, et la mort va les suivre.

serment; mais dans cette supposition, il faut que l'ame décroisse et se rapetisse étrangement au sein de la servitude; car quel est le reptile qui ne se redresse pas contre le talon qui l'écrase?... O hommes, « les esclaves volontaires font plus de tyrans, que <<< les tyrans ne font d'esclaves forcés 1. » Jusqu'à quand cette éternelle vérité vous sera-t-elle inutile?

Une fois dans un mois, et moins souvent encore, le commandant voit, non pas les prisonniers, mais quelques prisonniers. Lui parle-t-on de la nourriture?..... « Ah! monsieur, vous êtes le «< seul qui vous plaigniez. En vérité vos mur<«< mures m'étonnent: je ne mérite pas ce procédé. « J'ai des attentions uniques : je ne crois pas qu'il << y ait de fraude: les porte-clefs sont d'honnêtes « gens; d'ailleurs je les surveille de près.... » Vraiment il est bien question des porte-clefs! Où pourraient-ils trouver des aliments plus mauvais pour les substituer aux nôtres ?.... Insistez-vous? il prétend que c'est injustice, humeur, rage; que vous êtes un frondeur: car, dans son opinion, se plaindre de lui, c'est parler contre le gouvernement; et traduisant dans sa langue les clameurs de ceux qui médisent de la nourriture, c'est-à-dire, de lui, il les dénonce peut-être à la police comme des murmurateurs qui blasphèment contre l'autorité. JE REprésente le roi, disait-il un jour à un prisonnier. Vous, monsieur ? - Oui, moi. Le prisonnier le fixe, le mesure du haut en bas (le trajet n'est pas long), pirouette sur le talon et s'écrie : « Ma

1 Tacite.

foi, il est grotesquement représenté. »> On peut penser si le sarcasme a été payé.... Mais quoi! parce que le voleur est inséparable de l'homme, l'homme est inséparable de la place! Parce qu'on réclame contre le vol, on manque à la place! A ce compte quelles infamies ne pulluleront point à l'ombre de l'autorité?..... Bizarre prétention, d'unir ainsi ce qu'il y a de plus vil et de plus respectable!

Si le prisonnier que visite M. de Rougemont est un homme qui ne lui dispute rien, qui ne demande rien, qui souffre en silence, le commandant s'épuise en offres de services: il promet tant, qu'il ne saurait tromper. Eh! comment tromperait-il ceux qui le voient si barbarement cupide, si impitoyablement inexorable sur les choses les plus indifférentes à la sûreté, qui ne dépendent que de lui et ne lui coûtent rien?.... L'argent d'un prisonnier est en dépôt entre ses mains. Dégoûté de la nourriture fétide qu'on lui apporte chaque jour, cet infortuné désire de se procurer du chocolat, du café, des fruits 1; enfin, quelque chose de son goût.... Il le désire : c'est un moyen sûr de ne pas l'obtenir. En vain déguise-t-il ce vrai besoin sous le nom de fantaisie. C'est une critique amère quoiqu'indirecte de la gestion du chef. C'est un crime de souhaiter, quoiqu'on manque de tout. On est sûr de donner par une demande de l'humeur

* Un prisonnier, pour avoir des cerises, prie qu'on en substitue à un de ses plats. On le fait par grace. On lui en envoie une demilivre. Il se plaint qu'il en a trop peu. « Qu'il prenne son ordinaire, » dit-on: or, une demi-livre de cerises coûte un sou; qu'on juge à combien notre nourriture est évaluée,

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