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la nourriture des prisonniers, les morceaux qui se trouvent bons sont réservés pour la table du commandant: ses gens trient ensuite ce qui leur convient. Les valets de basse-cour viennent après, et le donjon à la fin '.

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Un porte-clefs fait-il quelque représentation? Le cuisinier, sûr d'être soutenu, répond froidement : « Plaignez-vous à monsieur. » La dispute s'échauffe-t-elle? des laquais, des femmes crient : << Vraiment, n'est-ce pas trop bon pour des prison

niers? » Tant on se forme dans cette maison une haute idée des droits du donjon! Et ce chef de cuisine, dont les comptes sont arrêtés et non payés, impatienté et fier d'attendre 3, a l'insolence d'ajouter: « Si l'on nourrissait les prisonniers avec

sont des légumes, des harengs, de la raie. On donne trois plats qui, dit-on, seraient supportables si le cuisinier le voulait.

'Les trois quarts de la semaine, ce sont des morceaux de collier de bœuf qu'on donne pour bouilli aux prisonniers; et toutes les semaines, l'entrée d'un certain jour est de foie de bœuf noyé dans des oignons, et celle d'un autre, des tripes.

2 Ce nom de porte-clefs n'a pas besoin d'explication. Les porteclefs enferment et servent les prisonniers. Ceux qui ont un domestique, qu'on nourrit de leurs restes, paient pour lui 900 liv. de pension. On donnait autrefois aux domestiques une bouteille de vin; M. de Rougement les a réduits à une demie, sous le prétexte que le maître ne pouvait pas boire toute sa bouteille, et que ce reste équivalait à la demie supprimée.

3 Un porte-clefs de ses amis lui disait un jour que les plaintes unanimes des prisonniers pourraient lui nuire auprès de son maître. . Mon enfant, répondit l'intrépide cuisinier, mon maître me doit plus de deux mille écus que j'ai avancés pour lui: il ne saurait me • renvoyer sans débourser plus de vingt mille francs; car je lui ai ◄ valu cela de crédit. Crois qu'il perdrait plus que moi en me per⚫ dant, et qu'il le sait bien. » Cela est parfaitement calculé; reste à savoir si le gouvernement voudra être en tiers de cette spéculation,

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« de la paille, croyez, mes amis, que je leur don<«< nerais de la litière. » On peut croire qu'ils sont servis d'après ces principes. La plupart du temps ils trouvent d'horribles saletés dans leurs plats. Ils dînent à onze heures du matin, et soupent à cinq heures du soir. Cet ordre ridicule 1 et pernicieux, puisqu'il laisse dix-huit heures entre deux repas, et cinq seulement entre deux autres, fait que la viande est rarement cuite à dîner; car le cuisinier se lèverait-il matin pour des prisonniers? et qu'elle est toujours racornie le soir, parce que le rôti se fait avec celui du commandant, afin d'éviter d'allumer deux feux. Soit pour conserver cette viande tiède, soit pour déguiser la sécheresse qu'elle a contractée à la broche, vu sa mauvaise qualité, on la laisse couver, en attendant l'heure du souper, sur de la braise dans un peu de bouillon, ce qui achève de la rendre excessivement

coriace.

Qu'on ne croie point que j'érige des négligences passagères en exemples. Non, c'est la méthode continuelle et journalière; méthode si bien réduite en système, que si par hasard la nature de la viande rend un plat mangeable, on a grande attention de remplir le second de restes hideux que l'appé

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Cet ordre est fondé sur l'heure désignée pour la fermeture des portes en hiver (cinq heures). Frivole prétexte! car pendant trois mois de l'année il fait nuit à quatre heures ; et pendant six, le jour dure jusqu'à huit ou neuf: de plus, quand il y a des ouvriers, ce qui est très-fréquent, on ne ferme qu'à huit heures. Après tout, la santé des prisonniers në vaut-elle donc pas la peine de baisser les ponts? Qui ne voit que la véritable raison de cet arrangement est qu'il faut que le feu du rôti du commandant serve à celui des prisonniers?

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tit le plus vorace n'oserait affronter. Le porte-clefs dit-il un mot? on lui répond froidement : « L'autre << plat est excellent; » et il faut se payer de cette raison. Eh! que n'a-t-on des mets peints de fayence ou de cire? Ce serait une avance une fois faite, et du moins ils ne seraient pas horribles à la vue.

Le vin n'est pas potable. Le commandant, qui prend tout, et toujours à crédit, ou par petite quantité, faute d'argent, est obligé de tout recevoir ou de changer tous les huit jours. On sent combien ces alternatives de boissons sont préjudiciables à la santé.

Je le demande : le roi donne-t-il six francs pour la nourriture journalière de chaque prisonnier (et l'on ne saurait disconvenir que cette solde ne soit très-honnête), pour qu'ils n'aient que le rebut des valets de basse-cour de leur geolier? Dira-t-on que l'on ne croit pas placer un homme dans un lieu de délices en le mettant au donjon de Vincennes? Eh quoi! ses tristes habitants ne seraient-ils pas assez malheureux quand leurs aliments seraient passablement accommodés? Encore une fois, à quoi est destinée cette pension, si ce n'est à la nourriture de chaque prisonnier? Et ceux qui sont détenus à leurs frais, pourquoi paieraient-ils les menus plaisirs du commandant? Pourquoi avec leur argent ne peuvent-ils pas être bien nourris? pourquoi leur en coûte-t-il un écu pour un repas tel, que leurs domestiques demanderaient leur congé s'ils étaient obligés de s'en accommoder?

M. 11.

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En considérant ces mets qui font redouter les besoins de la nature, je me figure un homme âgé, accoutumé à une chère délicate ou soignée, moins éprouvé que moi par toute sorte d'événements, de revers et de voyages, dont le coeur soit dépourvu d'affections vives, et l'esprit vide de choses, qui, par conséquent, donne davantage à ses goûts physiques, à un sens tout matériel, le seul, hélas! dont l'activité pourrait être exercée dans la cruelle position où il gémit, et qui ressente avec plus de force des privations qu'il n'a jamais connues ; quelle vie, me dis-je à moi-même, quelle vie mène-t-il ici? Les heures du repas, peut-être les seules où il se promettait quelque plaisir, deviennent une partie de son supplice. Son geolier barbare vient, en dépit de la nature, mêler un tourment moral à une impression purement physique. Si le plaisir des êtres sensibles est l'instrument de leur conservation, le dégoût joint à tant d'autres chagrins doit ruiner lentement la santé, et c'est ici le plus grand des malheurs que d'être malade sans périr. Des viandes demi-crues ou recuites plusieurs fois, dures à ne pouvoir être triturées, ou voisines de la corruption et dénuées de suc, forment une nourriture aussi malsaine que désagréable 1. Quel sentiment d'honneur et de pitié supposer à un homme qui peut se résoudre à gagner sans modé

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'M. Hecquet, qui, dans son Traité de la digestion, attribue la plupart des maladies aux vices de la digestion, dit qu'elle est une « sorte d'élixation, et qu'ainsi c'est soulager le travail de l'estomac que de lui donner des viandes bien apprêtées.

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ration et sans mesure sur les aliments d'un malheureux qu'il tient aux fers? Cet homme n'a cependant aucun frein que sa propre conscience : personne ne le surveille : on ne peut se plaindre qu'à lui ou par lui : il est partie, juge et témoin; comment ne serait-il pas aussi bourreau?

Avant que de passer à cette importante observation, il faut raconter quelques autres brigandages qui n'ont point de nom, et dont l'un, infiniment essentiel dans ses suites, donnera quelqu'idée des principes de l'administrateur qui en est capable.

CHAPITRE II.

Autres détails pécuniaires. Par quelles manœuvres on a ôté aux prisonniers tout moyen de plainte. Visites du lieutenant de police. Formalités nécessaires pour écrire, lors même que le ministre en a laissé la liberté.

J'ai dit que le roi passait trois cordes de bois par prisonnier. Le commandant s'en arroge une, ou du moins, le prix d'une quitte et net, sous le prétexte de l'entretien des corps-de-garde qui sont fournis par le roi, et qui même, dit-on, ont un excédant accordé par le gouverneur. Ce bois est évalué sur le pied de deux louis la corde, soit pour les prisonniers au compte du roi, soit pour ceux qui sont à leurs frais, au lieu de trente-six livres qu'il coûte réellement. Les deux cordes de bois, des

1 Ces 12 liv. d'excédant passent sous le prétexte de frais de sciage et de montage, qui sont cependant déboursés par les porte-clefs,

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