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espions sont fort industrieux, et vous recouvrez assez facilement vos bijoux, lorsque vous payez mieux que les filoux qui les ont volés.... O Parisiens, énorgueillissez-vous de votre sublime police. Mais, puisqu'une ville qui contient plus de deux cent mille ames, puisqu'une autre ville plus grande que Paris, puisqu'un royaume, peuplé de sept à huit millions d'habitants, subsiste, fleurit et prospère, sans tout cet appareil du despotisme qui nous fait traiter d'esclaves par les étrangers, sans le secours de ces ordres tyranniques toujours prêts à frapper indistinctement tous les citoyens, mais surtout les faibles, selon le bon plaisir des ministres qui confondent leur propre intérêt avec celui du souverain, comme si l'un ne pouvait pas être opposé à l'autre; je soutiendrai toujours qu'il est insensé de croire que notre police et nos lettres de cachet soient essentiellement nécessaires à la société.

Pour ce qui est des circonstances subites et heureusement si rares où il faut absolument se mettre au-dessus des formes, afin de remédier à un très-grand mal, ou d'en éviter les suites, personne ne doute qu'elles ne forment une exception. Quand la chose publique est menacée de destruction, il s'agit de sauver l'état, et non pas l'autorité des lois qui périraient avec lui. On doit mettre volontiers à l'écart, en faveur de la liberté, des maximes qui n'ont été établies que pour la conserver, lorsqu'elles se trouvent insuffisantes. Telle est la situation que l'on supposait toujours à Rome lorsqu'on créait un

dictateur. Encore cet office devint-il bientôt également odieux et suspect; la crainte qu'il inspira pour la liberté en fit interrompre l'usage pendant plus de cent vingt ans ; la loi de Flaccus qui le rétablit fut purement l'effet de la force et de la terreur; l'on ne vit pas sans détestation le décret qui donnait à un citoyen le pouvoir d'en condamner un autre sans aucune forme de procès3, et dès que les mœurs, la vertu, l'esprit public cédèrent au luxe et à l'ambition, et que la dictature devint perpétuelle, la tyrannie la plus cruelle se trouva établie.

Mais lorsque la nécessité est réelle, elle est par cela même évidente et anéantit toute autre considération. Ces occasions ne laissent pas plus le temps que le désir de la contradiction. Alors, ce n'est pas seulement le prince qui est dispensé de l'observation des lois, c'est le citoyen le plus obscur. Chaque individu a le droit d'employer, pour soi et pour les autres, tous les moyens qui sont en son pouvoir: tous les ordres de l'état deviennent égaux. Un accident qui peut dissoudre ainsi tous les liens de la société ne saurait être d'une existence problématique. Si de telles crises étaient fréquen

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Le décret qui précédait la nomination de ce magistrat suprême, devant qui toutes les lois étaient suspendues, était nommé senatus consultum NECESSITATIS.

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«

Cujus honoris usurpatio, per annos CXX intermissa, ut appareat populum romanum usum dictatoris non tam desiderasse, quam timuisse potestam imperii, quo priores ad vindicandam maximis periculis remp. usi fuerunt. (Vell. Pater. 2, 28.) »

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tes, tous les rouages de la machine politique se briseraient. A quoi serviraient les lois si leur cours était continuellement interverti ?

Qu'on n'abuse donc point de ce mot, nécessité, qui peut autoriser tout autre acte de tyrannie, aussi bien que les emprisonnements arbitraires. Qu'on ne l'introduise jamais dans une cause légale, ou dans une circonstance que les lois ont prévue. Lorsque cette nécessité funeste existe en effet, elle ne demande aucune explication: personne ne la révoque en doute... Eh! si l'évidence n'en était pas le caractère unique, qui déciderait de son existence?... Le souverain ?... Il est clair qu'il n'y aura plus de règle que sa volonté arbitraire, si cette volonté peut dispenser de l'exécution des lois. Cette supposition d'un cas urgent est donc tout-àfait inapplicable à la question présente; nous examinons si l'usage des lettres de cachet est juste, s'il est bon. On nous répond qu'il est des circonstances où elles sont nécessaires. Pourquoi cette ridicule évasion? Ces circonstances existent-elles? Non, elles n'existent pas, et, dans une pareille occasion, il est fort douteux qu'on leur obéît; car des ordres si arbitraires ne peuvent avoir de force que dans les temps de l'obéissance la plus paisible et la plus complète: dans tout autre, ils ne sont qu'une épée de plomb... Mais enfin il serait bizarre qu'une nécessité politique, qui doit porter un caractère d'évidence, eût duré tant d'années, j'ai presque dit tant de siècles, sans que personne, autre que le souverain ou ses ministres, l'eût aperçue.

J'ai démontré que les emprisonnements arbitraires étaient réprouvés par le droit positif et le droit naturel; que l'exercice de cette prérogative était incompatible avec la justice, source commune de tous les rapports humains, et seule base solide de toute autorité. J'ai prouvé que la tyrannie des lettres de cachet était l'attentat le plus redoutable à la liberté politique, et le plus funeste à la société; que les punitions extra-judiciaires, loin d'être nécessaires dans les affaires d'état, étaient alors même plus dangereuses et plus iniques. Ces vérités ont été établies par les principes et par les faits; j'en ai déduit les conséquences; je les ai mises en opposition avec les objections les plus spécieuses. Mais si l'emprisonnement illégal n'est pas même excusable dans les affaires d'état, examinons ce qu'on en peut dire lorsqu'il n'est que l'instrument des vengeances, du crédit, des haines domestiques, des intérêts particuliers et souvent de la plus vile corruption. En un mot, considérons les lettres de cachet par rapport aux particuliers.

CHAPITRE XI.

La prérogative des emprisonnements arbitraires et indéfinis considérée relativement aux particuliers. Est-il des crimes qui ne doivent point être révélés ? Composition des prisons d'état. Effets qui doivent résulter de ce séjour, où l'oppression égale tout et tous, soit que les prisonniers se communiquent, soit qu'ils ne se communiquent pas. Maisons de force. Prisons d'état considérées relativement à la population.

A voir combien les lettres de cachet sont multipliées, on penserait que la liberté des citoyens est de tous leurs biens le plus méprisable. Les chefs de l'administration, et nécessairement leurs commis, les intendants et par conséquent leurs subdélégués, les commandants de provinces et leurs préposés, le lieutenant de police qui ne peut être instruit que par des délateurs et des espions, c'est-à-dire par des témoins méprisables et suspects; les grands, qui ont déjà tant d'avantages sur les petits; ceux qui servent leurs passions, c'est-àdire les êtres les plus vils; les riches, qui ont à leur disposition le corrupteur universel; les évê ques haineux et intolérants, puisqu'ils sont prêtres; les corps intrigants qui ont fait tant d'efforts

I

Voyez, dans les remontrances du parlement de Paris, du 9 avril 1753, des détails inconcevables sur la tyrannie des lettres de cachet appliquées aux affaires de religion. Outre les vexations sans nombre, les ecclésiastiques exilés, emprisonnés, bannis, vous y trouverez des interdictions de prêtres, des défenses de prêcher, de confesser, d'administrer les sacrements, etc., etc., d'approcher de la sainte table, de se présenter au chœur en présence de son

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