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LA PHÉNICIE

LES ORIGINES DES PHÉNICIENS

On donne le nom de Phéniciens aux populations qui étaient établies sur la côte de Syrie, entre le Liban et la mer Méditerranée. Nous comprendrons sous la même rubrique les tribus de même race, qui étaient restées dans l'intérieur des terres, entre le désert de Syrie, la frontière d'Egypte et le pays des Philistins, et que l'on désigne plus généralement sous le nom de Cananéens. Ni l'un ni l'autre de ces noms ne paraît avoir été usité par les Phéniciens. Le nom de Canaan ne figure qu'une seule fois sur leurs monuments; c'est sur une monnaie qui a pour légende: Laodika êm biKena'an, « Laodicée, mère en Canaan. » Les Phéniciens se désignaient eux-mêmes par leurs noms particuliers: Giblites, Tyriens, Hittites, Sidoniens; le dernier seul paraît avoir pris par la suite une acception plus large. Ces différentes tribus n'ont jamais eu d'unité politique; elles formaient autant de petits Etats indépendants, ayant chacun ses chefs et sa vie propre, mais appartenant tous au même groupe de populations, et se rattachant aux mêmes origines et aux mêmes migrations.

Dès une très haute antiquité, on trouve les Phéniciens établis, au milieu de populations sémitiques, sur la côte à laquelle on a donné leur nom. Leur langue différait à peine de l'hébreu. Il semblerait donc naturel de les considérer comme un rameau de la famille des peuples sémitiques. Mais cette manière de voir est battue en brèche par le témoignage presque unanime de l'antiquité. D'après une tradition rapportée par Hérodote, et qu'il avait prise aux Phéniciens eux-mêmes, ils habitaient, à l'origine, les bords de la mer

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Erythrée, c'est-à-dire du golfe Persique, et non, comme on le croit souvent à tort, de la mer Rouge. Ils la quittèrent, par la suite, ajoute l'historien grec, pour venir habiter la côte de Syrie, ou du moins la partie de cette côte qui s'étend jusqu'à l'Egypte, et porte le nom de Palestine (Hérodote, II, 89).

Cette tradition, qui ne laisse place à aucune équivoque, quoi qu'en ait dit Movers (art. Phénicie, dans l'Encycl. de Ersch et Gruber, p. 327), comprend sous le nom de Phéniciens toutes les populations que le livre de la Genèse fait descendre de Canaan, tant les habitants de la côte, que les Cananéens de l'intérieur, qui s'étendaient, avant l'invasion des Hébreux, jusqu'au torrent d'Egypte. Homère (Odyssée, IV, 84), et à sa suite Eustathe (Schol. in Odyss.), Strabon (I, 1, p. 2; п, р. 37 ss.; XVI, iv, p. 784), Pline (Hist. nat., IV, 36), répètent la même donnée. Elle est enfin d'accord avec la table généalogique du 10° chapitre de la Genèse. Dans la généalogie des fils de Noé, on lit (Gen. X, 6) que « les fils de Cham furent Cus, Misraïm, Put et Canaan. Canaan (v. 15-19) engendra Sidon, son premier-né, et Het (les Hétas); puis les Jébusites, les Amorrhéens, les Guirgasiens, les Hivites, les Arkites, les Siniens, les Arvadiens, les Tsémariens et les Hamatites; après quoi les familles des Cananéens se dispersèrent. » Ce passage, capital pour l'objet qui nous occupe, présente donc les Cananéens comme proches parents des Couschites et des Egyptiens, et comme formant avec eux le groupe des peuples chamitiques. - On a cherché à expliquer la place faite par la Genèse aux Cananéens, par l'antipathie qu'inspirait aux Hébreux un peuple rival, auquel ils disputaient la Palestine. Cette classification n'aurait d'autre but que d'en faire les descendants de Cham, c'est-à-dire un peuple maudit. Mais, à ce compte, les Hébreux auraient dû en faire autant pour les Moabites, les Ammonites, et surtout les Iduméens et les Amalékites, leurs ennemis traditionnels. Ce ne sont là d'ailleurs que des raisons de sentiment, qui ne tiennent pas devant le témoignage des auteurs grecs et des Phéniciens eux-mêmes.

Toutes ces raisons avaient amené autrefois déjà le baron d'Eckstein à admettre que les peuples chamitiques étaient primitivement groupés sur les bords du golfe Persique, d'où ils s'étaient dispersés, pour se rendre, les uns en Mésopotamie, d'autres au sud de l'Arabie et en Egypte, d'autres enfin en Phénicie. Sa théorie a été reprise, à la lumière des monuments égyptiens, par M. Maspéro (Hist. anc. des peuples de l'Orient, p. 147 ss.; 168 ss., 188 ss.), et par M. Lepsius (Die Völker und Sprachen Afrikas. Einleitung zur nubischen Grammatik, Weimar, 1880, p.xc-cxII). Les Phéniciens appartenaient à la race couschite. Le tombeau de Rechmara, qui date du règne de Thoutmès III, représente, parmi les tributaires qui viennent apporter leurs offrandes, une longue file de Phéniciens chargés des objets de leur commerce, d'or, d'argent, de lapis-lazuli, puis surtout de ces vases en métal richement décorés qui étaient un des produits les plus célèbres de l'art phénicien. Or non seulement ces hommes n'ont pas le type sémitique, mais ils ont la barbe rare et la peau rouge,

et offrent la plus grande analogie avec les Egyptiens. Les bas-reliefs phéniciens qui nous ont conservé des figures humaines accusent les mêmes traits.

Les Phéniciens n'étaient sans doute qu'un rameau détaché d'un groupe beaucoup plus important, qui joue un rôle capital sur les monuments égyptiens, les habitants du pays de Poun-t, le Put de la Genèse, c'est-à-dire de la large bande de terrain qui s'étendait depuis le golfe Persique jusqu'à la côte de Sômal, en passant par l'Arabie du Sud. Le nom même de la Phénicie ne paraît être que l'élargissement du nom de Poun-a, par lequel on désignait leurs ancêtres établis sur les bords du golfe Persique; seulement les Egyptiens en ont étendu le sens à toutes les populations de l'Arabie méridionale. Les Phéniciens ont d'ailleurs emporté ce nom avec eux jusque dans leurs plus lointaines colonies, et la langue latine nous l'a conservé sous la forme Pœni, Puni-ci. La Phénicie ne tire donc pas son nom du palmier, ni de la pourpre, ni même de la rougeur de ses habitants, c'est le pays des Pœni.

II

HISTOIRE ET COLONIES

Les plus anciens établissements des Phéniciens sur le golfe Persique avaient le même caractère que ceux qu'ils fondèrent plus tard sur la côte de Syrie. Ce n'était pas sur le continent même, c'était sur des îles, en général peu éloignées de la côte, ou sur des promontoires, qu'ils venaient se fixer. Leurs comptoirs étaient en même temps des forteresses et des sanctuaires, que l'on apercevait de loin, et où les matelots venaient chercher un refuge contre les tempêtes et les pirates. Nous verrons les Phéniciens faire la même chose à Tyr, à Sidon, et plus tard dans les îles et sur les côtes de la Méditerranée, à Chypre, à Malte, à Monaco, à Carthage, à Gadès, à Gibraltar. C'est la méthode que suit encore aujourd'hui une nation qui présente, par la manière dont elle entend la colonisation, les plus grands rapports avec les Phéniciens, l'Angleterre. Les Phéniciens avaient leurs principaux établissements dans les îles Bahreïn; deux d'entre elles portaient le nom de Tsour (Tyr) et d'Arad (Strabon, 1. XVI, p. 766; Pline, VI, 32). Peut-être, en dirigeant des explorations de ce côté, trouverait-on encore la trace du séjour des Phéniciens dans ces parages.

A quelle époque et par suite de quelles circonstances quittèrentils leurs premiers établissements? Il est difficile de le dire. Eux

mêmes attribuaient leur départ à des tremblements de terre; mais il en faut sans doute chercher la véritable cause dans de nouvelles invasions, qui vinrent les chasser du pays qu'ils occupaient. Quoi qu'il en soit, on les trouve établis, à une époque fort reculée, sur la côte de Syrie. Les Tyriens, au dire d'Hérodote (II, 44), plaçaient la fondation de leur ville et du temple de Melqart en l'an 2750 avant l'ère chrétienne.Byblos était plus ancienne. La première fois qu'ils sont nommés sur les monuments égyptiens, c'est sous la 18° dynastie, à l'époque de Thoutmès III, vers l'an 1600 ou 1700, à la suite de l'expulsion des Hyksos, qui amena les armées égyptiennes jusqu'en Assyrie. A cette époque déjà ils occupaient la côte de Syrie, où ils avaient fondé la plupart des villes dont on rencontre le nom dans l'histoire Marathus, Aradus, Botrys, Sinna, Arka, Byblos, Beyrouth, Sidon, Sarepta, Tyr, Aksib, Akko, Dor et Joppe.

D'autres tribus s'étaient établies dans l'intérieur des terres, sur les deux rives du Jourdain, dans le pays montagneux qui sépare la côte du désert de Syrie, et s'étendaient depuis le Liban jusqu'au sud de la mer Morte. La plupart d'entre elles, par un phénomène qui est commun à presque toutes les tribus nomades de l'Asie occidentale, étaient divisées en deux tronçons, l'un au nord, l'autre au sud. La plus importante était celle des Hittites, les Hétas des textes égyptiens, assez puissante pour que les rois d'Egypte aient à plus d'une reprise traité avec elle. La Bible (Gen. X, 15; cf. Movers, Die Phönizier, II, 1, p. 74) semble établir une distinction entre les Hittites et les autres tribus cananéennes. Les Hittites du nord, qui étaient les plus puissants, occupaient les deux versants de l'Amanus, jusqu'à l'Oronte d'une part, jusqu'au Taurus de l'autre. Ceux du sud étaient. établis dans la contrée qu'on a appelée plus tard la Montagne de Juda. Puis venaient les Amorrhéens, qui étaient répandus sur presque toute la surface de la Palestine. A l'est du Jourdain, ils formaient les royaumes de Basan et de Galaad, qui avaient pour capitales, l'un Edréi, l'autre Hesbon. A l'ouest, ils avaient poussé jusque dans la vallée de l'Oronte, où ils possédaient Kadès; une autre tribu vivait au bord de la mer, entre Ekron et Joppe; les Jébusites étaient installés à Jébus (Jérusalem), autour du mont de Sion; d'autres, enfin, s'étaient fixés près de Sichem et au sud d'Hébron, sur les montagnes qui bordent la mer Morte et portaient le nom de monts des Amorrhéens. Les Hivites (Héviens) vivaient à l'orient de Sidon, dans la vallée du haut Jourdain, et leurs colonies allaient au nord jusqu'à Hamath, au sud jusqu'au pays d'Edom; enfin les Girgasiens, paraissent avoir habité à l'est de la mer de Tibériade.

Les Cananéens de l'intérieur restèrent presque tous agriculteurs ou nomades, et n'acquirent jamais l'importance politique de leurs voisins de la côte. Ils semblent avoir joué, au début de leur histoire, un certain rôle dans les guerres de conquête de l'Egypte, à laquelle ils barraient le chemin de l'Asie. On a même pu soutenir, dans ces derniers temps, que les Hétas formaient un véritable empire de l'Asie occidentale, auquel se rattacheraient les traces de civilisation

antique et les inscriptions encore mal connues qu'on trouve au nord de la Syrie et jusque dans le Taurus, mais il n'y a pas encore de preuves suffisantes qu'un pareil état de choses ait jamais existé.

Quand les Hébreux firent invasion dans le pays de Canaan, la puissance des Cananéens était sur son déclin. Les Hébreux les chassèrent d'une grande partie de la montagne ; mais les Cananéens gardèrent pendant longtemps la plaine, et la plupart des villes fortes qui commandaient les grandes routes, ou qui leur servaient de points stratégiques: Dor et Joppe, sur la route qui allait de l'Egypte à Damas en longeant la mer; Megiddo dans la vallée de Jizréel; Beth-Sémes et Beth-Sean sur le gué du Jourdain, au sortir du lac de Génésareth. Du côté de la mer Morte, ils conservèrent également un poste avancé au milieu des Hébreux, Jérusalem (Juges I). Les Hébreux ne savaient pas faire de sièges, et c'est par surprise qu'ils s'emparèrent des deux ou trois villes qui leur ouvrirent la Palestine (Josué VI et VII). Ce n'est que sous le roi David, quand la nation eut acquis, avec l'unité politique, des moyens qui lui faisaient défaut auparavant, que les Juifs s'emparèrent de Jérusalem, qui devint dès lors leur capitale. A partir de ce moment, les Cananéens furent repoussés au nord de la vallée de Jizréel, et ceux qui restèrent mélangés aux Hébreux, cessèrent d'être pour eux des ennemis redoutables, tout en continuant à vivre dans un état d'hostilité presque continuelle dont on pourrait retrouver la trace dans les divisions qui séparent encore de nos jours les habitants de la Palestine.

Toute l'histoire des Phéniciens est donc concentrée autour des villes de la côte, qui formaient la Phénicie proprement dite. Le caractère de cette histoire est déterminé par la situation géographique de ces villes. Resserrés par le Liban, qui ne leur permettait pas de se développer du côté de l'intérieur des terres, les Phéniciens se sont jetés du côté de la mer et sont devenus marins et commerçants. Un autre caractère qui découle de celui-là, c'est qu'ils n'ont jamais eu de territoire à proprement parler. La Phénicie se composait d'une série de ports, sièges d'une petite aristocratie de marchands, qui rayonnait sur tout le monde. Leur puissance résidait dans leurs vaisseaux. Presque toutes les villes étaient bâties sur le même modèle. Elles se composaient de deux parties: l'une sur la terre ferme, l'autre sur une île ou sur un promontoire ; à l'abri de cette île se trouvait le port. Un dernier trait qui se rattache aux précédents, c'est que ces villes n'ont jamais connu l'unité politique telle que nous l'entendons. C'étaient des villes libres, gouvernées chacune par de petits rois, et formant une sorte de confédération qui n'excluait pas les rivalités; de telle sorte que chacune d'entre elles a eu son histoire, de même que chacune a eu ses dieux et ses traditions. Dès la plus haute antiquité, nous les voyons se grouper autour de trois centres principaux, qui sont restés presque toujours impénétrables les uns aux autres, Aradus, Byblos et Sidon. Pourtant, dans la suite des temps, l'hégémonie de Sidon s'est déplacée, et a passé à Tyr, qui est devenue la ville maîtresse de la Phénicie.

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