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Dont le chantre d'Abel anime ses tableaux,
Veux-tu les demander à ces esprits futiles?
Sybaris était-il le berceau des Achilles?

Dans ce monde imposteur, tout est couvert de fard; Tout, jusqu'aux passions, est esclave de l'art: Ces transports effrénés, dont le rapide orage Bouleverse le cœur, se peint sur le visage, Sous les dehors trompeurs de la sérénité, Y cachent leur tumulte et leur férocité ; La haine s'y déguise en amitié trìatresse ; La vengeance y sourit, et la rage y caresse; L'ardente ambition, l'orgueil présomptueux, Y rampent humblement en replis tortueux ; L'amour même, ce dieu si terrible et si tendre, L'impérieux amour s'y fait à peine entendre: Tu ne l'y verras pas, plein de joie ou d'horreur, Palpiter de plaisir, ou frémir de fureur; Il gémit de sang-froid, avec art il soupire... Va, fuis; cherche des cœurs que la nature inspire! Un autre écueil t'attend: ce tyran des esprits, La mode, ose régler nos mœurs et nos écrits. Veux-tu subir le sort du bel esprit vulgaire, Qui dégrade son siècle, en vivant pour lui plaire. Qui, consacrant sa plume à la frivolité, Pour briller un instant, perd l'immortalité ? Oui; du siècle où tu vis respecte les suffrages: Mais, placé dans ce point, embrasse tous les âges; Rassemble autour de toi les Grecs et les Romains; Sois l'émule et l'ami des plus grands des humains; Allume ton génie aux rayons de leur flamme; Qu'ils revivent pour nous, reproduits dans ton ame ; Et, citoyen savant de cent climats divers,

Du fond de ta retraite habite l'univers.

Mais j'entends à la cour une voix qui t'appelle :
Ami, quitteras-tu ton asile pour elle?

Va, ne sers point les grands; tu leur feras la loi:
Ne descends pas pour eux; qu'ils s'élèvent à toi.
De l'adulation la basse ignominie,

En avilissant l'ame, énerve le génie.

De nos brillans jardins les stériles ormeaux
Courbent servilement leurs timides rameaux :
Vois ce chêne; nourri dans la forêt sauvage,
Il porte jusqu'aux cieux son superbe feuillage.
Ainsi, loin de la cour, ce Corneille fameux,
Honoré de nos jours dans ses derniers neveux,
Relevait le théâtre où son ame respire;

Et, sans flatter les rois, illustrait leur empire.
Tels Homère et Milton foulaient aux pieds le sort,
Obscurs pendant leur vie, et dieux après leur mort.
Suis leur exemple, ami; fuis loin de ces esclaves,
Qui vont, aux pieds des grands, mendier des entraves
Plus malheureux encor ces lâches beaux esprits,
Parasites rampans, qui vivent de mépris ;
Qui, dépensant leur ame en de froides saillies,
Transforment en bouffons les Muses avilies,
Portent des fers dorés à la cour de Crésus,

Et mettent leur génie aux gages d'un Crassus!

L'homme peut, j'en conviens, sans trahir sa noblesse, Sur l'homme, son semblable, appuyer sa faiblesse :

Tout mortel isolé n'existe qu'à demi.

Mais cent rois à tes yeux valent-ils un ami?
Oui, pour te consoler dans le sein de l'étude,
Que la tendre amitié charme ta solitude.
Amitié! doux penchant des humains vertueux,

Le plus beau des besoins, et le plus saint des nœuds;
Le ciel te fit pour l'homme, et surtout pour le sage.
Trop souvent l'infortune est ton triste partage:
Ta bienfaisante main vient essuyer ses pleurs.

Trop heureux deux mortels dont tu charmes les cœurs !
Leurs plaisirs sont plus vifs, et leurs maux s'affaiblissent :
En se réunissant leurs ames s'agrandissent.

Mais ce n'est plus le temps: la haine et la fureur
Ont changé le Parnasse en théâtre d'horreur.
Les arts, présens du ciel accordés à la terre,
Ces enfans de la paix, se déclarent la guerre ;
Et tandis que Bellone ébranle les États,
Leur empire est en proie à de honteux combats.
Sur les flots agités par les vents et l'orage,
L'astre brillant du jour ne peint point son image.
Viens; sors de ce chaos d'où fuit la vérité,
Où meurent les talens, l'honneur, l'humanité;
Où rampe avec orgueil l'intrigante bassesse :
Est-ce là qu'on entend la voix de la sagesse?
Dans la retraite, ami, la sagesse t'attend;
C'est là que le génie et s'élève et s'étend ;
Là, règne avec la paix l'indépendance altière ;
Là, notre ame à nous seuls appartient tout entière.
Cette ame, ce rayon de la divinité,

Dans le calme des sens médite en liberté,

Sonde ses profondeurs, cherche au fond d'elle-même
Les trésors qu'en son sein cacha l'Être-Suprême;
S'échauffe par degrés, prépare ce moment,
Où, saisi tout-à-coup d'un saint frémissement,
Sur des ailes de feu, l'esprit vole et s'élance,
Et des lieux et des temps franchit l'espace immense;
Ramène tour-à-tour son vol audacieux,

Et des cieux à la terre, et de la terre aux cieux; Parcourt les champs de l'air et les plaines de l'onde, Et remporte avec lui les richesses du monde.

Vous ne connaissez point ces transports ravissans. Vous, héros du beau monde, esclaves de vos sens : Votre esprit égaré, sans lumière et sans force, N'aperçoit que l'objet, et n'en voit que l'écorce. L'astre majestueux, dont le flambeau nous luit, N'est pour vous que le jour qui succède à la nuit : Mais du sage attentif frappe-t-il la paupière? A de hardis calculs il soumet sa lumière : Déjà, le prisme en main, il divise ses traits: De sa chaleur féconde il cherche les effets; Il voit jaillir les feux de leur brûlante source; Il mesure cet astre, il lui marque sa course; Et, cherchant dans les cieux son auteur immortel, S'élève jusqu'au trône où siège l'Éternel.

O retraite sacrée! ô délices du sage!

Ainsi, fier de penser, loin du monde volage,
Il voit des préjugés le rapide torrent
Entraîner loin de lui le vulgaire ignorant ;
Et, suivant des humains la course vagabonde,
Jouit, en le fuyant, du spectacle du monde.

Hélas! si des humains les instans sont si courts,
Faut-il dans de vains jeux perdre nos plus beaux jours?
Faut-il que la langueur de notre ame assoupie,
Même avant notre mort, nous prive de la vie?
Dans l'avenir plutôt dressons-nous des autels.
Ami, ce temps qui fuit peut nous rendre immortels.

ÉPITRE

SUR LES VOYAGES

Enfin, graces aux mains dont la

sage culture, Dans toi, sans l'altérer, embellit la nature, Nous voyons ton génie éclos avant le temps, Et les dons de l'automne enrichir ton printemps ! Ton goût s'est épuré, l'étude de l'histoire A múri ta raison, en ornant ta mémoire. L'art des vers t'a prêté ses brillantes couleurs ; La morale, ses fruits; l'éloquence, ses fleurs. A l'heureuse union de ces grands avantages, Que manque-t-il encor?... Le secours des voyages. Qui? moi! que je m'arrache à mes amusemens, Pour des peuples grossiers, ou de vieux monumens! Que j'aille déterrer d'augustes antiquailles, User mes yeux savans sur d'obscures médailles; Consulter des débris, admirer des lambeaux,

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Et fuir loin des vivans, pour chercher des tombeaux ! » Ainsi s'exprimerait quelque marquis folâtre,

De ses fades plaisirs amateur idolâtre,

Captif dans un salon de vingt glaces orné,

Et dont l'esprit encore est cent fois plus borné.
Loin de ce cercle étroit la nature t'appelle.

Va goûter des plaisirs aussi variés qu'elle :

1. Cette épitre a remporté le prix à l'Académie de Marseille en 1765,

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