Dont le chantre d'Abel anime ses tableaux, Dans ce monde imposteur, tout est couvert de fard; Tout, jusqu'aux passions, est esclave de l'art: Ces transports effrénés, dont le rapide orage Bouleverse le cœur, se peint sur le visage, Sous les dehors trompeurs de la sérénité, Y cachent leur tumulte et leur férocité ; La haine s'y déguise en amitié trìatresse ; La vengeance y sourit, et la rage y caresse; L'ardente ambition, l'orgueil présomptueux, Y rampent humblement en replis tortueux ; L'amour même, ce dieu si terrible et si tendre, L'impérieux amour s'y fait à peine entendre: Tu ne l'y verras pas, plein de joie ou d'horreur, Palpiter de plaisir, ou frémir de fureur; Il gémit de sang-froid, avec art il soupire... Va, fuis; cherche des cœurs que la nature inspire! Un autre écueil t'attend: ce tyran des esprits, La mode, ose régler nos mœurs et nos écrits. Veux-tu subir le sort du bel esprit vulgaire, Qui dégrade son siècle, en vivant pour lui plaire. Qui, consacrant sa plume à la frivolité, Pour briller un instant, perd l'immortalité ? Oui; du siècle où tu vis respecte les suffrages: Mais, placé dans ce point, embrasse tous les âges; Rassemble autour de toi les Grecs et les Romains; Sois l'émule et l'ami des plus grands des humains; Allume ton génie aux rayons de leur flamme; Qu'ils revivent pour nous, reproduits dans ton ame ; Et, citoyen savant de cent climats divers, Du fond de ta retraite habite l'univers. Mais j'entends à la cour une voix qui t'appelle : Va, ne sers point les grands; tu leur feras la loi: En avilissant l'ame, énerve le génie. De nos brillans jardins les stériles ormeaux Et, sans flatter les rois, illustrait leur empire. Et mettent leur génie aux gages d'un Crassus! L'homme peut, j'en conviens, sans trahir sa noblesse, Sur l'homme, son semblable, appuyer sa faiblesse : Tout mortel isolé n'existe qu'à demi. Mais cent rois à tes yeux valent-ils un ami? Le plus beau des besoins, et le plus saint des nœuds; Trop heureux deux mortels dont tu charmes les cœurs ! Mais ce n'est plus le temps: la haine et la fureur Dans le calme des sens médite en liberté, Sonde ses profondeurs, cherche au fond d'elle-même Et des cieux à la terre, et de la terre aux cieux; Parcourt les champs de l'air et les plaines de l'onde, Et remporte avec lui les richesses du monde. Vous ne connaissez point ces transports ravissans. Vous, héros du beau monde, esclaves de vos sens : Votre esprit égaré, sans lumière et sans force, N'aperçoit que l'objet, et n'en voit que l'écorce. L'astre majestueux, dont le flambeau nous luit, N'est pour vous que le jour qui succède à la nuit : Mais du sage attentif frappe-t-il la paupière? A de hardis calculs il soumet sa lumière : Déjà, le prisme en main, il divise ses traits: De sa chaleur féconde il cherche les effets; Il voit jaillir les feux de leur brûlante source; Il mesure cet astre, il lui marque sa course; Et, cherchant dans les cieux son auteur immortel, S'élève jusqu'au trône où siège l'Éternel. O retraite sacrée! ô délices du sage! Ainsi, fier de penser, loin du monde volage, Hélas! si des humains les instans sont si courts, ÉPITRE SUR LES VOYAGES Enfin, graces aux mains dont la sage culture, Dans toi, sans l'altérer, embellit la nature, Nous voyons ton génie éclos avant le temps, Et les dons de l'automne enrichir ton printemps ! Ton goût s'est épuré, l'étude de l'histoire A múri ta raison, en ornant ta mémoire. L'art des vers t'a prêté ses brillantes couleurs ; La morale, ses fruits; l'éloquence, ses fleurs. A l'heureuse union de ces grands avantages, Que manque-t-il encor?... Le secours des voyages. Qui? moi! que je m'arrache à mes amusemens, Pour des peuples grossiers, ou de vieux monumens! Que j'aille déterrer d'augustes antiquailles, User mes yeux savans sur d'obscures médailles; Consulter des débris, admirer des lambeaux, Et fuir loin des vivans, pour chercher des tombeaux ! » Ainsi s'exprimerait quelque marquis folâtre, De ses fades plaisirs amateur idolâtre, Captif dans un salon de vingt glaces orné, Et dont l'esprit encore est cent fois plus borné. Va goûter des plaisirs aussi variés qu'elle : 1. Cette épitre a remporté le prix à l'Académie de Marseille en 1765, |