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Dieu, qui aiment la vérité et qui soient ennemis de l'avarice : et donnez la conduite aux uns de mille hommes, aux autres de cent, aux autres de cinquante et aux autres de dix. - Qu'ils soient occupés à rendre la justice au peuple en tout temps; mais qu'ils réservent pour vous les plus grandes affaires, et qu'ils jugent seulement les plus petites... Moïse ayant entendu son beau-père parler de la sorte, fit tout ce qu'il lui avait conseillé. Et ayant choisi d'entre tout le peuple d'Israël des hommes fermes et courageux, il les établit princes du peuple, pour commander les uns mille hommes, les autres cent, les autres cinquante et les autres dix. Ils rendaient la justice au peuple en tout temps; mais ils rapportaient à Moïse toutes les affaires les plus difficiles, jugeant seulement les plus aisées (V. la sainte Bible traduite par le Maistre de Sacy, p. 66 et 67). Ajoutons à cette indication que, d'après Menochius, De repub. hebr., lib. 1, cap. 6, no 4, on appelait du chef de dix hommes au chef de cinquante, de ce dernier chef à celui de cent, et des centeniers aux tribuns, et qu'au sommet de la hiérarchie se trouvait le sanhédrin, conseil des septante, ayant pour mission de statuer sur les affaires importantes (graviores causas) en premier et en dernier ressort, et sur la généralité des autres par appel.

9. A Athènes, le droit d'appel existe également, quoiqu'il se produise sous une autre forme : c'est à l'assemblée du peuple que l'on appelait des jugements rendus par les tribunaux; la vie de Solon, dans Plutarque, en fournit la preuve. Solon, voulant laisser les riches en possession des magistratures et donner aux pauvres quelque part au gouvernement dont ils étaient exclus, fit une division du peuple en classes suivant le revenu. Il plaça dans la dernière, sous la dénomination de Thètes, tous ceux dont le revenu était au-dessous de deux cents mines, et, dit Plutarque, « il ne permit pas à ces derniers l'entrée dans les magistratures, et ne leur donna d'autre part au gouvernement que le droit de voter dans les assemblées et dans les jugements; droit qui ne parut rien d'abord, mais qui, dans la suite, devint très-considérable; car la plupart des procès étaient portés devant les juges, et l'on appeJail au peuple de tous les jugements que rendaient les magistrats. D'ailleurs, l'obscurité des lois de Solon, les sens contradictoires qu'elles présentaient souvent, accrurent beaucoup l'autorité des tribunaux. Comme on ne pouvait pas décider les affaires par le texte même des lois, on avait toujours besoin des juges, à qui l'on portait en dernier appel la decision de tous les différents, ce qui les mettait en quelque sorte au-dessus même des lois... » (Vie de Solon, no 23, trad. de Ricard.) — Le même système d'appel à l'assemblée du peuple était établi à Sparte, où les procès étaient. fort rares et les tribunaux, par conséquent, peu nombreux.

10. Mais c'est à Rome que l'institution d'appel a reçu son organisation la plus complète et la plus vaste. Chez ce peuple de l'antiquité, où le droit parvint à son expression la plus savante, on finit par attacher à l'appel une importance qui se révèle, ainsi que l'a fait remarquer le tribun Albisson au corps législatif, par le nombre même des titres qui y sont nominativement affectés dans le Digeste, dans le Code ou les Novelles: on y en compte jusqu'à vingt-huit, indépendamment d'une foule de décisions fugitives, eparses dans cette immense collection.

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11. Il est juste de le dire, toutefois ce fut seulement sous les empereurs que l'institution reçut ses développements. Mais il faut reconnaitre que son origine, à Rome, est tout entourée d'obscurités. De même qu'à Sparte et Athènes, la souveraineté du peuple avait été consacrée à Rome dans les premiers temps de la monarchie par suite, c'est une opinion généralement reçue qu'à Romie comme dans les républiques dont nous venons de parler, on pouvait appeler au peuple de toutes les décisions, de celles mêmes qui étaient rendues par le roi. Mais ce droit disparut plus tard, ou du moins les décemvirs, lorsqu'ils chercherent à se perpétuer dans leur autorité, formèrent un tribunal souverain qui ne reconnaissait pas de juge d'appel : « Placuit creari decemviros sine provocatione» (Tite-Live, liv. 3, chap. 52). Il fallut ensuite la révolution qui éclata contre les decomvirs pour rendre au peuple le droit d'appel qui lui avait été ravi. Retiré sur le mont Sacré, le peuple réclama ce droit: • Potestatem enim tribunitiam, dit Tite-Live, loc. cit., cap. 53, provocationemque repetebant, quæ ante decemviros creatos auxilia plebis fuerant. » Le droit fut rétabli; il fut défendu de créer au

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cune magistrature jugeant sans appel, et on alla jusqu'à permettre de tuer celui qui en proposerait la création.

12. Mais comment le droit d'appel fut-il exercé? Quelle fut la manière de juger les appels? Dans quels cas étaient-ils admis et dans quels cas ne l'étaient-ils pas, au contraire? Ce sont autant de points sur lesquels on ne peut espérer de se fixer d'une manière précise. Toutefois, Zimmern, dans son Traité des actions. chez les Romains (V. trad. de M. Étienne, p. 490 et suiv.), exprime à cet égard une opinion dont nous indiquerons la substance.

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Comme tout magistrat revêtu de l'imperium ou de la potestas pouvait, en vertu d'un ancien principe de droit politique, opposer son veto à la décision émanée d'un magistrat égal ou inférieur, l'homme privé qui avait à se plaindre d'une décision rendue par un magistrat pouvait s'adresser à son égal ou à son supérieur (eum appellare) pour faire paralyser les effets de la décision. En règle générale, c'était aux tribuns du peuple qui avaient le droit d'intervenir partout avec leur veto, que l'on s'adressait dans les affaires judiciaires. D'ailleurs, le velo n'était pas facilement accorde. Lorsqu'il était réclamé, les tribuns auxquels on s'était adressé réunissaient leurs collègues; ils écoutaient les parties dans leurs moyens; puis intervenait leur décret rendu en commun, comme résolution d'un college, avec les noms de ceux qui avaient voté. Toutefois, il ne faut pas conclure de là que le veto ne pouvait être interposé qu'en vertu de cette résolution; la délibération du tribun servait à éclairer chacun d'eux, et chacun conservait le jus intercedendi, et cette intercessio ou intervention d'un seul tribun était aussi un décret. C'est ce qui fait dire à TiteLive, en parlant de l'intervention de Tiberius Gracchus contre le décret de ses huit collègues : Tib. Gracchus ita decrevit, etc...— L'intervention des tribuns pouvait être fondée non-seulement sur la violation des principes, mais encore sur l'inobservation des formalités de la procédure; aussi les décrets des tribuns devinrent une source importante de droit.

13. Tel était l'état des choses, selon l'opinion de Zimmern, durant la république. Mais, continue cet auteur, tout cela fut changé sous les empereurs. Ceux-ci, en effet, avaient la tribunitia potestas; et quoique l'on rencontre parfois encore, sous les empereurs, d'autres tribuns et des intercessiones, il est certain que les empereurs ne puisaient pas dans la puissance tribunitienne, dont ils avaient été investis avec les autres pouvoirs, leur droit de juger en dernier ressort; car ils ne se contentaient pas de casser les jugements, ils les réformaient par conséquent, ils substituaient leur décision à la décision réformée. Cette réformation, d'ailleurs, avait eu lien de tout temps dans les affaires criminelles où, sur la provocatio ad populum, la condamnation pouvait être revisée. Ce fut Auguste qui fit passer cette conséquence de l'appel aux affaires civiles en créant un præfectus urbis à Rome, et des consulares dans les provinces: en même temps, Auguste permit d'appeler de ces derniers à lui-même. Appellare devint dès lors le synonyme de provocare, et c'est dans ce nouveau sens que l'appel peut être considéré comme une institution d'Auguste. II est probable que cette innovation fut opérée par la loi Julia judiciaria (V. aussi l'Histoire du droit romain d'Hugo, trad. de Jourdan, t. 2, p. 50). Puis, sous l'influence des jurisconsultes et des rescrits impériaux, la doctrine sur l'appel prit les développements qu'elle a reçus dans le Digeste, où elle occupe le liv. 49 tout entier, dans le Code, où elle embrasse tout le tit. 62 du liv. 7, et dans le code théodosien, qui lui a consacré le tit. 30 du liv. 11.

14. A ne consulter que la première des dispositions que contient le Digeste, on pourrait penser que, tout en organisant, comme ils l'ont fait, d'une manière complète et savante, l'institution de l'appel, les jurisconsultes eux-mêmes n'étaient pas pleinement convaincus de la sûreté et du mérite de ce moyen de recours. Ulpien dit, en effet, en tête des lois qui forment le titre De appellat. et relat. au Digeste : « Appellandi usus quàm sit frequens, quamque necessarius nemo est qui nesciat: quippe cùm iniquitatem judicantium vel imperitiam corrigat, licet nonnunquam bene latas sententias in pjus reformet: neque enim utique melius pronuntiat, qui novissimus sententiam laturus est. Depuis, nous le verrons bientôt, cette dernière proposition a servi de texte à tous les adversaires de l'appel. Mais l'induction manifestement trop générale qu'on a tirée trouve son objection la plus puissante dans le nombre même de dispositions

dont cette voie de recours à été l'objet. La législation romaine est assurément l'une de celles qui a le moins sacrifié aux théories de pure spéculation; et si Ulpien n'avait pas limité sa pensée; si, en proclamant non-seulement la grande utilité, mais encore la nécessité de l'appel, il n'avait pas fait clairement entendre que sa dernière proposition s'appliquait seulement à une hypothèse qui, alors, comme aujourd'hui d'ailleurs, était susceptible, quoique très exceptionnellement, de se réaliser, on pourrait encore affirmer que les jurisconsultes romains n'auraient pas pris tant de soins pour organiser l'appel, si cette institution n'avait pas présenté, à leurs yeux, une garantie réelle et sérieuse.

15. Nous n'entreprendrons pas d'exposer ici, dans toute son étendue et dans ses détails si nombreux, la théorie de la loi romaine sur le droit d'appel. Ce travail nous conduirait trop loin, et il trouvera plus utilement sa place dans les diverses parties de ce traité, lorsque nous aurons à rapprocher de notre législation les objets correspondants de la législation romaine pour faire ressortir les rapports où les différences existant entre les deux législations. Il n'est pas, cependant, sans importance d'en indiquer, dès à présent, l'économie générale: nous le ferons aussi succinctement que possible.

16. Par le droit des Pandectes, jusqu'à l'empereur Dioclétien, l'appellatio ou la provocatio, considérée comme moyen de se pourvoir contre une sentence inique, était déférée à un juge supérieur à celui de qui était émanée la sentence. Ce fut d'abord, comme nous l'avons vu, le préfet de la ville, pour Rome, et les consulares pour les provinces: toutefois, la loi 1, § 3, fr., De app., fournit l'exemple d'un jugement rendu dans les provinces et dont l'appel a pu être porté devant le préfet de la ville. L'appel des sentences rendues par les magistrats municipaux était porté aux magistrats placés immédiatement au-dessus de ces derniers et, consequemment, tantôt aux juridici, tantôt au prêteur urbain; l'appel de la sentence rendue par un juge que le préfet avait nommé était porté au préfet qui avait fait la nomination, et, dans les provinces, l'appel de la sentence rendue par un judex datus était soumis au magistrat dont il avait reçu la mission (ff., L. 21, § 1, tit. 1, De app.; L. 1 princ., tit. 3, Quis a quo app.).—Lorsqu'on avait franchi un degré, par erreur, l'appel n'était pas moins bien interjeté, parce qu'en définitive on s'était adressé à un magistrat supérieur; mais l'appel était nul s'il avait été soumis à un juge inférieur (L. 1, § 3; L. 21, § 1, tr., De app.); c'est d'après les mêmes règles que l'on se prononçait à l'egard de l'appel interjeté sur le rejet d'un appel (L. 5, § 1 et suiv., if., De app. rec. vel non). L'empereur était le juge suprême; il avait le dernier ressort et l'on ne pouvait jamais interjeter appel de la décision qu'il avait rendue (L. 1, § 1, ff., A quib. app. non lic; L. 1, § Quis a quo app.); l'appel n'était pas non plus recevable d'une décision rendue par un juge que l'empereur avait nommé avec déclaration que l'on ne pourrait pas appeler, ou lorsque les parties s'étaient interdit elles-mêmes le droit d'appel (ibid., § 3 et 4).

17. On pouvait appeler des jugements interlocutoires comme des jugements définitifs; mais non contre l'exécution d'une sentence ou une décision préparatoire qui ne souffrait pas de délai, comme une ouverture de testament ou l'envoi en possession d'un héritier institué (ff., L. 1, § 2, et L. 4 princ., De app.; L. 7 pr., § 1 et 2, et L. 29, De app. recip.).- Du reste, l'appel était recevable quant aux questions accessoires aussi bien que relativement aux questions principales; et le taux de la condamnation n'était pas pris en consideration, excepté dans les appels soumis à l'empereur (ff., L. 10, § 1, De app.;C., L. 20, De app., et L. 13, De usur.). 18. Quant aux formes de l'appel, voici en quoi elles consistaient D'abord, l'appel pouvait être déclaré de vive voix au moment où la sentence était rendue; sinon, l'appelant devait manifester son intention par écrit au juge qui avait rendu la sentence, et il devait le faire dans les trois jours s'il avait plaidé pour lui, et dans les deux jours s'il avait plaidé pour un autre (V. ff., les tit. 4 et 6 du liv. 49; ibid. L. 2 et 5, § 5, De app.). Les libelli, c'est-à-dire la manifestation écrite dont nous venons de parler, devaient indiquer le juge dont était appel, le nom de l'appelant et celui de son adversaire, et désigner la sentence attaquée : toutefois l'omission de l'une de ces énonciations n'entraînait que difficilement la nullité (L. 1, § ult.; L. 3 et 13, ff., De app.). — On

verra, infrà, chap. 4, que le code de procédure s'est montré plus exigeant en ce qui concerne le nombre des énonciations et plus sévère en ce qui concerne la sanction.

19. Lorsque l'appel se trouvait ainsi déclaré, l'appelant devait, dans les cinq jours, à peine de déchéance, solliciter du juge auquel la déclaration avait été faite une attestation que l'on désignait sous le nom de libelli dimissorii ou apostoli (ff. uni., De lib. dimiss. pr. et § 1, l. 9, De jur. fisc.). L'attestation obtenue, l'appelant devait donner caution dans un nouveau délai de cinq jours qui, si l'appelant n'était pas domicilié au lieu où il avait déclaré son appel, était augmenté en raison de la distance. Mais cette obligation de fournir caution fut supprimée plus tard, et le juge fut tenu d'accorder sans délai l'attestation de la déclaration d'appel (ff., L. 6, § 5, De app.), en sorte que les deux délais de cinq jours disparurent.

20. Arrivé devant le juge d'appel, l'appelant devait exposer les causes ou la cause de son recours. On pouvait changer les griefs contre le jugement attaqué ( L. 3, § ult., ff., De app.); on pouvait même faire valoir des moyens nouveaux, le but principal étant d'arriver à rendre la justice (L. 6, § 1, C., De app.). Lorsque le juge supérieur rejetait l'appel, il le faisait par une décision orale; et quand il l'admettait, il déclarait d'abord la justice de l'appellation, puis il prononçait un nouveau jugement.

21. La déclaration d'appel avait pour effet de suspendre l'exécution du jugement, que le juge eût voulu ou non admettre cette déclaration. Toutefois, lorsque l'appelant possesseur de l'objet litigieux avait été condamné à le restituer, s'il y avait danger pour les fruits ou insolvabilité, on les séquestrait. La loi 4, 53, au Dig., offre un exemple d'une mesure analogue prise dans l'intérêt de la partie. Si l'appel était rejeté, le jugement produisait tous ses effets à partir du jour où il avait été prononcé. L'appelant qui succombait devait payer au quadruple les frais occasionnés par son appel. Mais cela fut supprimé plus tard, et il fut accordé au juge le droit de punir, en général, celui qui avait formé un appel téméraire (L. 6, § 4, C., De app.).

22. Telles étaient les règles, dans leur ensemble, jusqu'à Dioclétien; mais à partir de cet empereur, des modifications de détail y furent successivement faites; les juges compétents pour statuer sur l'appel ne furent pas exactement les mêmes; l'établissement d'un préfet à Constantinople et la séparation de l'empire d'Occident amenèrent, sous ce rapport, d'inévitables changements. L'empereur continua de juger en dernier ressort; mais les préfets du prétoire, dont la compétence avait été constituée, recurent aussi ce pouvoir d'une constitution de Constantin. Les cas d'appel à l'empereur furent restreints par Théodose et Valentinien dans une limite que Justinien resserra encore sous le rapport de la valeur de l'objet litigieux. L'on ne put plus franchir un degré, et Justinien défendit plus de trois appels. Ces modifications indiquées notamment dans le code et dans le code théodosien, loc. cit., ont été très-nettement résumées dans le traité des actions déjà cité de Zimmern (V. p. 501 et suiv.).

23. Indiquons ici une disposition particulière qui fut déterminée par des circonstances qui se sont reproduites, comme nous le verrons bientôt, dans notre propre histoire. Les appels qui étaient irrecevables, d'après les règles que nous avons rappelées continuèrent de l'être, puisque le droit d'appel était restreint plutôt qu'étendu. Mais, les juges eux-mêmes tentèrent souvent de le restreindre encore par l'arbitraire: nombre de lois attestent la violence employée par les gouverneurs des provinces contre ceux qui voulaient appeler de leurs jugements; quelquefois ils remettaient indéfiniment les appels pour en référer à l'empereur; d'autres fois, ils intimidaient les appelants par l'injure; d'autres fois encore ils les soumettaient aux plus rigoureux traitements. Ce fut contre ces excès, dont il y avait déjà anciennement quelques exemples (ff., L. 25, De app.), que les empereurs chrétiens, et notamment Constantin, établirent des peines. Minimè fas est, dit ce dernier empereur (C., L. 12, De app.), ut in civili negotio libellis appellatoriis oblatis aut carceris cruciatus, aut cujuslibet injuriæ genus, seu tormenta, vel etiam contumelias perferat appellator...

24. Quant à la procédure, elle est restée au fond ce qu'elle était avant Dioclétien; nous avons déjà indiqué quelques-unes des rares modifications qu'elle avait subies. Ajoutons encore qu'un

point fut fixé sur lequel les anciennes règles gardaient le silence: c'est le délai dans lequel devait être discuté l'appel dirigé contre la sentence du juge inférieur, en d'autres termes, le tempus exequendæ appellationis.

25. Les anciens principes furent également conservés relativement aux effets de l'appel, et spécialement à son effet suspensif. Quant aux nouvelles choses dont il était permis de faire usage en appel, il résulte d'une constitution de Justinien que les règles furent modifiées en ce sens, que si l'on put invoquer, en appel, des moyens nouveaux pour faire valoir des conclusions prises en instance, du moins, on ne fut pas reçu à présenter des demandes nouvelles (L. 4, C., De temp. et rep. app.).

26. Nous n'insisterons pas davantage sur un état de choses dont les détails, encore une fois, devront revenir à chaque instant dans les diverses parties de notre traité de l'appel. Il suffit, quant à présent, d'avoir établi, sur l'autorité de l'histoire, que l'appel a existé, dans toutes les nations policées; et en présence des témoignages si nombreux qui viennent d'être indiqués, l'assertion que c'est là une institution nouvelle nous paraît demeurer sans aucun fondement.

27. Mais comment et en quel temps cette institution a-t-elle passé dans notre droit français ? Quelle y fut sa marche et quels y ont été ses progrès? Questions graves qui ont occupé les esprits les plus éminents et sur lesquelles les théories des publicistes présentent la plus grande diversité.

28. Il faut d'abord constater que les nations appelées barbares, qui renversèrent l'empire romain, ne durent pas apporter, dans leurs coutumes, l'institution de l'appel. Trop peu considérable encore, chaque corps de nation dut avoir un pouvoir judiciaire résidant dans les assemblées générales, présidées par leur chef. Ce chef, général plutôt que roi, prononçait sur tous les différends; c'était une justice militaire, rendue pour ainsi dire sous la tente du vainqueur.- La nation toute entière, a dit très-bien M. Boncenne, t. 1, p. 405, intervenait pour arrêter les vengeances et pour assurer l'exécution du jugement. Celui qui refusait d'obéir perdait tous ses droits à la protection publique; il encourait le forban, pour peine de son mépris et de sa rébellion. -Avec de telles institutions, on le comprend bien, il ne pouvait pas être question de l'appel.

29. Mais, plus tard, lorsque la conquête prit de la fixité, quand les tribus changèrent la vie des camps contre un établissement permanent, et couvrirent pour le garder le sol envahi, les intérêts se compliquèrent, et avec eux les formes de la justice. Alors, aux assemblées générales qui se tinrent plus rarement, succédèrent des assemblées particulières que les comtés formèrent des hommes de leurs territoires; les comtés eux-mêmes se subdiviserent en centènes gouvernées par un centenier. Il s'établit ainsi une hiérarchie assez semblable à celle que nous avons remarquée dans l'organisation des Hébreux ( V. suprà, no 8), sauf, néanmoins, la subdivision en dizènes que quelques auteurs ont voulu étendre aussi à l'organisation primitive de notre nation; mais qui a été généralement contestée (V. notamment les Essais de M. Guizot sur l'histoire de France, 4o essai, p. 256).

30. Par analogie encore avec les pratiques des Hébreux, les chefs de chaque subdivision commandaient en temps de guerre les hommes libres et présidaient leur réunion en temps de paix; ils rendaient la justice, mais ne connaissaient que des petites affaires, laissant au plaid du comte tout ce qui concernait la vie, la liberté et la propriété, et à une autorité supérieure encore, la cour du roi, toute cause qui intéressait les grands de l'État, c'est-à-dire, les comtes, les évêques, les abbés, etc. Les comtes et les centeniers rendaient la justice dans les terres soumises à la juridiction royale, et étaient assistés des rachimbourgs; les propriétaires des fiefs ou bénéfices jugeaient les hommes de leur domaine. Telles étaient les bases de l'organisation judiciaire sous les rois de la première race. Nous y reviendrons avec plus de développement dans notre traité de l'organisation judiciaire. Constatons seulement ici que l'opinion générale des publicistes s'accorde, en tous points, sur cette organisation.

31. On s'accorde également sur les institutions judiciaires de la seconde race. Ces institutions, déjà indiquées dans l'historique du mot Action, seront suivies dans leur développement, v° Organisation judiciaire. Rappelons seulement ici que Charlemagne

ranima celles qui périssaient par la violence ou la cupidité à la fin de la première race; qu'au moyen de la magistrature permanente des scabini, il suppléa à la négligence que mettaient les rachimbourgs à se rendre aux plaids; et enfin, qu'il pénétra lui-même dans tous les détails de l'administration et en fixa pour un temps la régularité, par l'institution de ces délégués royaux (missi dominici) qui, envoyés dans toutes les parties du royaume avec le pouvoir de juger, y surveillaient les hommes préposés au gouvernement du peuple. Ce sont encore là autant de points incontestés dans l'histoire de nos institutions.

32. Mais le doute commence, ou plutôt la controverse s'établit sur la question de savoir s'il y a eu, soit sous la première, soit sous la seconde race, un recours ouvert contre les sentences émanées des divers tribunaux ou des magistrats institués pour rendre la justice. Sans pénétrer trop avant dans l'examen de cette question, qui exigerait, pour être approfondie, d'immenses développements et qui ne présente, d'ailleurs, qu'un intérêt purement historique, nous nous bornerons à indiquer quels sont, aujourd'hui, les résultats de la science, en appuyant, sur quelques textes, ses dernières données.

33. L'opinion qui semble avoir prévalu présente, comme se liant aux premiers établissements qui suivirent la conquête, l'existence d'un recours dans lequel on retrouve la trace originelle de l'appel en même temps que celle de la cassation et des autres voies que l'on peut prendre aujourd'hui contre les jugements. « Tout cela, dit M. Boncenne, était, sans doute, mal réglé, fort confus et souvent très-vague dans l'application : c'était un éparpillement de principes qui n'étaient soumis à aucune forme déterminée; mais leur empreinte est encore reconnaissable sur les débris des vieux monuments. » La thèse contraire, dont le plus éminent interprète fut Montesquieu, semble désormais abandonnée; et Montesquieu lui-même, d'ailleurs, paraît l'avoir contredite, lorsque, après avoir mis en avant l'idée que, même sous la seconde race, si la personne des officiers placés sous le comte était subordonnée, la juridiction ne l'était pas, ces officiers, dans leurs plaids, assises ou placites, jugeant en dernier ressort comme le comte lui-même, il ajoute, sur l'autorité d'un capitulaire de Charlemagne (cap. 11, de l'an 805, Baluze, p. 423), l'observation suivante : « Si l'on n'acquiesçait pas au jugement des échevins (scabini), et qu'on ne réclamat pas, on était mis en prison jusqu'à ce qu'on eût acquiescé; et, si l'on réclamail, on était conduit sous une sure garde devant le roi, et l'affaire se discutait à sa cour. » On pouvait donc réclamer contre les jugements: le capitulaire même sur lequel se fonde Montesquieu, et qu'il résume dans son observation, en fournit la preuve certaine et ne permet pas d'admettre que le comte ou les centeniers qui présidaient les scabini jugeassent en dernier ressort.

34. Parmi les publicistes modernes, on en trouve encore, sans doute, qui se sont rangés à l'avis de Montesquieu, et de ce nombre, M. Meyer (Inst. jud., t. 1, p. 462 et suiv.), qui, entre autres motifs, se fonde particulièrement sur le silence gardé dans tous les textes, à l'égard du tribunal auquel, dans la supposition d'un appel, cet appel aurait été porté. Mais la majorité s'est prononcée dans le sens du recours, et l'objection de M. Meyer trouve sa réfutation dans le capitulaire dont nous parlions tout à l'heure, d'après Montesquieu, et qui attribuait à la cour du roi la connaissance du recours ou de la réclamation.

35. Cette doctrine a été récemment mise dans tout son jour par M. le comte Beugnot, dans la belle introduction qu'il a placée en tête du monument judiciaire le plus justement célèbre du droit français au moyen àge : nous voulons parler des registres dits Olim. M. Beugnot, se proposant de fixer l'origine du parlement, et amené par son sujet à faire des investigations profondes dans les anciennes institutions judiciaires, a établi que, depuis le commencement de la monarchie, les rois de France ont toujours possédé et exercé deux juridictions: l'une supérieure et générale, qui appartenait au souverain en sa qualité de chef suprême de l'État; l'autre, qui ne s'étendait que sur les domaines que le roi possédait particulièrement, et pour ainsi dire comme apanage. Le tribunal supérieur était la cour du palais, dont les membres étaient désignés par des titres différents proceres, scabini palatii, racheinburges, doctores ou domini legum; le tribunal particulier du roi était la cour du sénéchal. Le roi présidait ou était censé pré

sider à l'un et à l'autre. « La cour ordinaire du palais, continue
M. le comte Beugnot, celle qui exerçait la juridiction suprême du
roi, nous est uniquement connue par les détails que donne Hinc-
mar dans sa lettre aux grands du royaume, et par un assez grand
nombre de jugements de cette cour qui nous sont parvenus (His-
toriens de France, t. 4, p. 648; t. 5, p. 697 et suiv.). Ces té-
moignages, dont l'authenticité ne peut être contestée, montrent
que la cour du palais était un tribunal supérieur, qui terminait
toutes les affaires contentieuses que l'espérance d'un jugement
équitable y faisait porter des autres endroits du royaume où elles
avaient pris naissance, et qui avait le droit de réformer les juge-
ments injustes (perversè judicata) des comtes, des vicomtes ou
des centeniers..... Le roi présidait la cour du palais. Louis le Dé-
bonnaire, n'étant encore que roi d'Aquitaine, y assistait trois
fois la semaine, et, lorsqu'il devint empereur, il fit annoncer aux
comtes et aux peuples, par les missi, que son intention était d'y
assister chaque semaine une fois. « Nous avons chargé nos en-
» voyés, disait ce prince (Hist. de France, t. 6, p. 443), de
» corriger, en vertu de notre autorité, ce qu'ils se trouveront en
» état de réformer; nous avons ordonné à tous les fidèles de les
» favoriser et de les aider dans ce dessein. Nous voulons aussi
» qu'ils sachent que, pour cette raison, nous siégerons une fois
» la semaine dans notre palais pour rendre la justice, afin que,
>> par un comte ou par un autre, il nous apparaisse plus claire-
>>ment de l'exactitude de nos commissaires et de l'obéissance du
» peuple..... » Quant à la cour du sénéchal, elle exerçait son
empire sur les magistrats ruraux qui avaient été établis sous le
nom de juges, maires, villici, intendants, pour rendre la justice aux
habitants des fiefs royaux et les diriger dans leurs travaux agri-
coles. « Ces magistrats ruraux, que l'on désignait par l'expres-
sion générique de ministériels, ajoute M. le comte Beugnot, sou-
mettaient, comme tous les officiers inférieurs de l'empire, les
actes de leur administration au contrôle annuel des envoyés du
prince, mais ils étaient soumis à la juridiction particulière du roi,
de la reine, et de la cour du sénéchal qui siégeait dans le palais
impérial. On possède peu de renseignements sur ce tribunal,
dont l'existence n'est même authentiquement démontrée que par le
capitulaire De villis (Baluze, Capitularia regum Francorum, t. 1,
p. 331-338); mais ce témoignage, appuyé sur quelques autres
preuves moins positives, autorise à regarder la cour du sénéchal
comme la cour supérieure où étaient portés les dénis de justice et
les appels intentés contre les jugements rendus par les tribunaux
inférieurs des domaines fiscaux, et le sénéchal ainsi que le bou-
teiller, comme les administrateurs généraux de ces domaines. »
36. Le principe de l'appel se trouve indiqué là d'une manière
certaine; et, dans l'avis donné aux comtes par Louis le Débon-
naire, on trouve également la condamnation de cette idée émise
encore par Montesquieu, loc. cit., que l'on n'appelait pas du
comte à l'envoyé du roi ou missus dominicus; que le comte et le
missus avaient une juridiction égale et indépendante l'une de
l'autre et que toute la différence était que le missus tenait ses pla-
cites quatre mois de l'année, et le comte les huit autres. Évidem- |
ment, ces envoyés, dont l'institution fut, selon l'expression de M.Gui-
zot (4 essai sur l'hist. de France), dirigée par Charlemagne contre
l'indépendance des pouvoirs locaux, n'auraient été d'aucun secours
pour le peuple, si, destinés à remplacer les comtes pendant quatre
mois de l'année, ils n'eussent pas eu aussi le droit de réformer
une sentence injuste rendue par ceux qu'ils venaient surveiller.
C'est précisément ce pouvoir qui se révèle d'une manière fort
transparente dans cet avis donné aux comtes par le fils de Charle-
magne, « qu'il a chargé ses envoyés de corriger, en vertu de son
autorité, ce qu'ils se trouveront en état de réformer; » et c'est
aussi ce pouvoir que reconnaît expressément l'un de nos anciens
jurisconsultes dont l'autorité doit être la moins indifférente, lors-
qu'il s'agit de pénétrer dans les antiquités du droit français; nous
voulons parler de Loyseau. Voici ce qu'on lit, en effet, au Traité
des offices, liv. 1, chap. 14, nos 41 et 42: «llest bien vrai qu'en
France il y avoit anciennement appel des dues et comtes, aussi
bien qu'au droit romain il y avoit appel des proconsuls et pareille-
ment ducs romains, lequel appel ressortissoit par-devant l'empe-
reur, ou son præfectus prætorio. Comme aussi, en France, l'appel
des ducs et contes de province ressortissoit devant le roy, ou de-
vant le maire du palais, qui estoit appelé le duc des dues ou le

grand-duc de France. Mais eux, à succession de temps, ne pouvant prendre la peine, ni avoir le loisir de vuider tant d'appellations, les faisoient vuider par des commissaires qu'ils envoyoient pour cet effet de temps en temps par les provinces, afin que fa justice souveraine fust rendue sur le lieu, au soulagement du peuple... Ces commissaires estoient appelés missi ou missi dominici, parce que l'invention en fut trouvée au commencement de la seconde lignée de nos roys, qui estant aussi empereurs de Rome, se faisoient appeler Dominos, ainsi que les précédens empereurs romains depuis Domitien... » Cette doctrine a été adoptée depuis par la plupart des publicistes. V. Mably, Observ. sur l'hist. de France, liv. 3, chap. 7; Prost de Royer; MM. de Buat, Origines, t. 3, liv. 11; Henrion de Pansey, Aut. jud., intr., § 2; Lehuerou, Hist. des inst. carlo., liv. 2, chap. 5; Boncenne, Pr. civ., intr., chap. 15.

37. Nous ajouterons à ces autorités l'indication de textes qui en confirment le témoignage. Ainsi, d'une part, la loi des Allemands déclarait coupable le juge qui avait prononcé contre la loi, par haine, par cupidité ou par crainte, et le condamnait à payer d r douze sous à la partie et à lui restituer la valeur de ce qu'il lui avait fait perdre (L. Alam., tit. 41, art. 2); et celle des Bavarois condamnait le juge concussionnaire à restituer le double du dommage, et à payer quarante sols au fisc (L. Baiuv., tit. 2, . art. 18). C'était la prise à partie, et, comme le fait très-bien remarquer M. Boncenne, loc. cit., p. 411, cela suppose déjà l'existence d'un tribunal supérieur, puisqu'on ne peut pas admettre que les juges que l'on accusait se jugeaient et se condamnaient eux-mêmes. Mais ce n'est pas tout. — D'une autre part, en effet, l'appel lui-même était institué par la loi précitée des Bavarois. Car cette loi, après avoir prononcé une peine contre le juge concussionnaire ou prévaricateur, contre celui qui avait prononcé par haine ou par crainte, prévoyait l'hypothèse où le juge s'était trompé de bonne foi, et alors aucune peine n'était prononcée, mais le jugement ne tenait pas: Si verò, nec per gratiam, nec per cupiditatem, sed per errorem injustė judicaverit, judicium ipsius in quo errasse cognoscitur, non habeat firmitatem; judex non vocetur ad culpam (loc. cit., art. 19). Un capitulaire de 869 contient une disposition semblable... Si aliquis episcopus, abbas aut abbatissa, vel comes, aut vassus noster, y est-il dit, suo homini contra rectam justitiam facit, et si inde ad nos reclamaverit, sciat quia ratio et lex atque justitia est, hoc emendare faciemus. D'autres textes consacrent encore le droit d'appel d'une manière indirecte, en ce sens qu'ils indiquent, soit certaines conditions sous lesquelles on pouvait appeler, soit, à l'exemple des lois de Constantin dont nous avons parlé suprà, les mesures prises contre ceux qui empêchaient ou tentaient d'empêcher les appelants d'arriver jusqu'au palais du roi. De ce nombre est la loi d'Edgard, citée par Prost de Royer et rapportée par Houard, L. angl.-norm., qui était ainsi conçue: Nemo ad regem appellet pro aliqua lite, nisi domi jure suo dignus esse vel jus consequi non possit. De ce nombre encore ce capitulaire de 789 où Charlemagne dit: Ut nulli hominum contradicere viam ad nos veniendo pro justitia reclamandi aliquis præsumat; et si quis hoc facere conaverit, nostrum bannum persolvat. Enfin l'on retrouve notre requête civile, sinon dans sa forme même, au moins dans son effet, dans cette constitution de Clotaire dont l'art. 6 était ainsi conçu Si judex aliquem contra legem injuste damnaverit in nostrá absentia, ab episcopis castigetur, ut quod perperam judicavit, versatim meliùs discussione habita, emendare procuret.

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Nous pourrions multiplier ces citations; toutefois celles qui précèdent suffisent, ce nous semble, pour établir que ceux-là seuls se sont tenus dans la vérité historique qui ont admis comme l'une des institutions judiciaires formées sous la première et sous la seconde race des rois de France, le droit d'appel et de recours contre les sentences émanées de tous les juges institués pour rendre la justice.

38. Mais ces institutions judiciaires, formées du mélange des coutumes barbares et des lois introduites par la conquête, s'écroulèrent sous le poids de la féodalité, telle qu'elle s'éleva vers la fin de la seconde race. Le roi n'eut plus alors le droit de juger que dans les terres de son obéissance; les grands feudataires et, plus tard, tous les seigneurs hauts justiciers s'emparèrent du droit de juger souverainement dans leurs domaines. Ainsi l'appel avait

disparu, on en chercherait vainement la trace, dans les institutions judiciaires jusqu'au règne de saint Louis. Le pouvoir judiciaire se résuma dans cette formule de Défontaines, ch. 2, art. 8: « Entre toi, seigneur, et ton villain, n'y a autre juge, fors Dieu. »> 39. Le duel, la lutte par les armes, vint alors prendre la place de ces tribunaux de divers degrés qui, dans les temps passés, constituaient l'organisation judiciaire. On s'est étonné que rien de semblable à l'appel ne se soit trouvé dans la hiérarchie que la féodalité avait constituée. Les idées d'indépendance qui firent naître la féodalité en donnent la raison décisive. M. le comte Beugnot l'a dit avec grande raison dans le remarquable travail que nous avons déjà cité : « On veut que les grands vassaux, qui n'avaient supporté qu'en frémissant l'élévation au trône du duc de France, et qui transmirent jusqu'à leurs derniers descendants un orgueil supérieur même à leur puissance, aient puisé dans les faveurs dont la fortune les entourait des idées de légalité et de justice, qui les eussent amenés à subir sans opposition l'établissement d'un tribunal qui, étant chargé de juger et de décider les débats qui surgissaient entre eux, aurait eu nécessairement une autorité plus grande que la leur; mais ouvrons l'histoire et nous y verrons que sous les règnes de Hugues Capet, de Henri et de Philippe, la France ne respira pas un instant entre les guerres que les seigneurs ne cessaient de se faire les uns aux autres, guerres qui, presque toutes, prenaient leur origine dans des droits ou des prétentions qui, dans une société mieux ordonnée, auraient été du ressort des tribunaux. Les vassaux inférieurs n'étaient pas animés de sentiments plus pacifiques. Lorsque les querelles de leur suzerain les laissaient un moment respirer, ils employaient cet instant de liberté à vider leurs propres querelles; car le droit de guerroyer ses voisins était placé au nombre des plus nobles prérogatives des seigneurs... Il faut donc reconnaître que dans cette société, à peine constituée, tout était régi par la force, et que c'est poursuivre une illusion que d'y chercher des principes de droit, et plus encore des règles précises de juridiction. »>

40. Dans cet état de choses, le duel, comme on le comprend bien, terminait le procès, et tout recours était impossible. Il y en avait, d'ailleurs, une raison décisive, c'est que le combat judiciaire était regardé comme le jugement de Dieu. Comment donc aurait-on admis un recours qui n'eût été qu'une révolte contre les decrets de la Providence ?...

41. Ajoutons cependant que toutes les affaires n'étaient pas réglées par les armes. Dans certains cas, lorsque la coutume était bien notoire, les juges statuaient sur les moyens des parties. Un appel pouvait intervenir, dans ces cas, de la part de la partie qui avait succombé, mais cet appel se donnait par gages de bataille. « L'appel, dit Montesquieu, loc. cit., ch. 27, était un défi à un combat par armes qui devait se terminer par le sang, et non pas cette invitation à une querelle de plume qu'on ne connut qu'après. » Ainsi, en donnant naissance au combat judiciaire, la féodalité anéantit par cela même le droit d'appel, et à cette abolition est lié le refus, que firent les seigneurs hauts justiciers, de recevoir les envoyés du roi, ces missi dominici qui, au commencement de la deuxième race, allaient par tout le royaume surveiller les comtes et les juges inférieurs.

42. Nous ne saurions nous arrêter longuement sur l'institution du combat judiciaire considéré comme moyen de faire tomber une décision et d'en démontrer l'iniquité; nous en avons déjà parlé avec quelque détail dans l'historique du mot Action. D'ailleurs toutes les particularités en ont été minutieusement expliquées par les auteurs, et il nous suffira seulement d'en rappeler ici les traits principaux. Cet appel était un défi aux juges auxquels la partie condamnée disait : « Vous avez fet jugement faux et mauvès, comme mauvès que vous este...»-On conçoit que cet appel, qui était une provocation à un combat, devait se faire sur-le-champ : « Si il se part de court sans apeler, dit Beaumanoir, il pert son apel et tient li jugement pour bon. » L'appelant devait aussi offrir le gage de bataille à tous les membres de la cour, à ceux qui lui avaient été favorables comme à ceux qui lui avaient été contraires. S'il ne le faisait pas, il était à l'instant décapité. S'il offrait de justifier son accusation, il devait se battre avec tous les pairs, un à un, et les vaincre tous en un jour; vainqueur, l'appelant avail gagné son procès; vaincu, fùt-ce même par le dernier des pairs, il était pendu (Ass. de Jérusalem, ch. 3).

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43. On comprend combien cette manière d'appeler présentait pour l'appelant de chances périlleuses. « Nul homme, disent les Assises de Jérusalem, qui aimoit son honor et sa vie ne devoit emprendre à le faire; si Dieu ne faisoit apertes miracles pour lui, il moroit de vile mort, et de honteuse et vergogneuse. » Ce fut peut-être à cause de ces dangers et pour en diminuer la gravité que certaines modifications furent introduites. La partie qui ne voulait pas entrer en lice avec un tribunal entier, put demander que chaque juge émit son avis à haute voix, et l'appelant n'eut plus qu'un combat à soutenir, lorsque, usant de la faculté qui lui était accordée, il formulait son accusation après que le second juge avait opiné, si l'avis de celui-ci était le même que celui du premier. Du reste, la sanction ne fut pas changée d'abord : l'appelant demeura exposé à être pendu, en cas de défaite, et à avoir la tête tranchée, s'il ne se battait pas après avoir faussé le jugement. Mais cette chance même fut enlevée; de fortes amendes furent substituées à cette sanction, ce pourquoi, dit Beaumanoir, ch. 61, <«< il fut resou que l'appelant fist bonne seurté de poursiéyir son apel. »

44. En cas de déni de justice, ce qu'on appelait défaute de droit, le seigneur pouvait être attaqué directement; il était permis de lui déclarer la guerre ou de le traduire par appel à la cour du suzerain. Et alors, comme le dit encore Beaumanoir, « pouvoient bien naistre gages de l'appel. » C'est lorsque des témoins étaient produits, si celui contre lequel ils venaient déposer les accusait d'être faux et parjures.

45. La France, heureusement, n'était pas condamnée à rester toujours soumise à ces coutumes sauvages. Un jurisconsulte anglais, Th. Smith, dont l'opinion est citée par M. Boncenne, p. 445, a pu cependant, en parlant, dans le 17e siècle, des combats judiciaires, dire «< qu'ils étaient fort préférables à la procédure du palais, bien plus conformes aux habitudes d'une nation guerrière, bien plus propres à maintenir l'égalité entre les parties et à terminer promptement les procès. » Mais la raison condamne ces théories extrêmes qui, substituant la force au droit, enlèvent à la justice son caractère de protection. Qu'elles aient pu dominer dans les premiers temps de la féodalité, alors que les seigneurs s'étant partagé le pays, les habitants et le pouvoir, avaient une puissance égale à celle du roi, cela se con→ çoit; mais cet état de choses portait dans son excès même, dans sa violence, le principe de sa destruction. Il se maintint, dit M. Beugnot, « aussi longtemps que les terres, source unique du pouvoir de juger, demeurèrent une propriété inaliénable entre les mains des nobles, que le pouvoir législatif de leurs hommes n'eut de limites que leur volonté..... Le peuple ne voyait dans ce qu'on appelait la justice qu'un moyen employé par les seigneurs pour donner à leurs caprices plus de solennité et les seigneurs ne pensaient pas autrement. Mais ce qui s'était passé pendant le 12° siècle (l'établissement des communes) ne permettait plus à une aussi grossière erreur de subsister; et de toutes parts le retentissement d'idées nouvelles, meilleures, plus humaines, mieux appropriées à l'état de la société, présageait des changements importants dans la nature et dans la forme du gouvernement. >>

46. Cette réforme que le progrès des mœurs annonçait, il fut donné à Philippe-Auguste de la préparer. Il y tendit par l'institution, dans les provinces, des baillis, qui renouvelèrent les missi dominici de la deuxième race, et qui, institués d'abord au nombre de quatre, furent ensuite multipliés à mesure que la prérogative royale prenant, sous l'effort de Philippe-Auguste, de l'ascendant sur tous les pouvoirs rivaux ou ennemis, fit renaître l'autorité royale en France et gagner du terrain à la royauté. Les baillis se prévalurent des dénis de justice ou défaute de droit pour évoquer les causes et les juges eux-mêmes; ils se prévalurent également des mauvais jugements rendus dans les cours des barons. Par suite et avec l'adjonction des cas royaux, « c'est à savoir, disent les ordonnances des rois, t. 1, p. 606, que la royale majesté est estendue ès cas qui, de droit ou de ancienne coutume, peunt et doient appartenir à souverain prince et à nul autre,» avec l'adjonction des cas royaux, disons-nous, qui étaient expressément réservés aux baillis, la juridiction des seigneurs se trouva très-restreinte.

47. Mais c'est à saint Louis qu'il appartenait de compléter

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