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la réforme. Le combat judiciaire avait perdu sans doute, dans les usages, sous Philippe-Auguste; mais il y était resté encore fortement enraciné et on y voyait toujours le jugement de Dieu. Les faits n'ébranlèrent pas cette croyance; et lorsque, par exemple, un tribunal entier étant entré dans la lice, les premiers champions avaient payé de leur vie un jugement dont un champion plus heureux venait cependant, par son triomphe, assurer la justice et la loyauté, on persistait encore à voir, dans ce succès si tardif, le jugement de Dieu. Plus qu'aucun autre prince, saint Louis, secondé, d'ailleurs, par les réformes qui l'avaient précédé, put attaquer de front et détruire un préjugé aussi insensé. Sa piété si éminente lui prêtait, pour l'accomplissement de cette œuvre, une autorité si grande que lorsque, le premier, il proscrivit le combat judiciaire dans ses domaines, nul ne put penser qu'il se révoltait contre les décrets de la Providence: et cet acte de haute sagesse, agissant sur l'esprit des seigneurs non pas seulement par lui-même mais encore et surtout par le caractère du prince de qui il était émané, dut les détacher de cet usage barbare auquel ils étaient restés tant de temps attachés.

48. C'est ainsi que disparut de nos institutions anciennes l'absurde procédure des duels judiciaires. Indiquons succinctement les moyens par lesquels saint Louis surmonta les difficultés de la tâche qu'il s'était proposée. Ce prince ordonna, par un premier règlement qui porte la date de 1260 (Ord. du Louvre, t. 1) et par un règlement ultérieur de 1270 connu sous le nom d'Établissements de saint Louis, que quel que fût un procès, soit en matière civile, soit en matière criminelle, on prouverait son droit ou son innocence par des chartes, des titres ou des témoins; il défendit le combat judiciaire dans toutes les justices de son domaine, et, à plus forte raison, il défendit de défier les juges et de les appeler au combat, ajoutant que les appels de faux jugements seraient portés devant sa cour et jugés uniquement d'après les moyens respectifs des parties. «Se aucun veut fausser jugement en païs là où faussement de jugement afint, disent les Établissements, liv. 1, ch. 6, il n'i aura point de bataille; mès li cleim, li respons, et li autre errement du plet, seront rapportés en nostre cour; et selon les erremens du plet l'en fera tenir, ou depiécer les erremens du plet, tost le jugement; et cil qui sera treuvé en son tort l'amendera par la coustume du païs et de la terre; et se la défaute est prouvée,li sires qui est apelés il perdra ce qu'il devra par la coustume du païs et de la terre. » Telle est la loi qui, selon l'expression de M. Henrion de Pansey, de l'aut. judic. p. 44, en conférant à nos rois le dernier ressort de la justice, les a ressaisis de la puissance législative.

49. On l'a remarqué, d'ailleurs, même dans la procédure établie par saint Louis, il fallut dire encore que l'on faussait le jugement. Mais ce n'était qu'une transaction habile qui, en conservant le mot, alors que la chose était réellement changée, eut pour objet de ne pas heurter trop brusquement le préjugé qui attachait à l'appel l'idée de félonie. Cependant ce caractère même fut enlevé à l'appel par le rétablissement des recours par amendement ou de la supplication. Ces supplications étaient de deux sortes et correspondaient assez à notre pourvoi en cassation et à la requête civile. En effet, elles étaient adressées les unes au roi, les autres au tribunal qui avait rendu le jugement: au roi, lorsque la partie se plaignait d'une erreur de droit; au tribunal, lorsqu'elle se plaignait d'un simple mal jugé ou d'une erreur de fait. Dans ce dernier cas, si l'amendement était refusé, on pouvait recourir au roi.

50. Au moyen de ces modifications, l'appel ne fut plus une injure, une provocation. Les juges, a très-bien dit M. Bonceune, p. 443, plus ménagés par cette humble voie de supplication qui leur permettait de revenir sur leurs pas sans compromettre leur dignité, furent mieux disposés à entendre les griefs des plaideurs, et s'accoutumèrent insensiblement à se voir réformer par un tribunal supérieur.... Le faussement se réduisit donc aux termes d'un appel ordinaire; le mot seul fut conservé. On revint au bon sens primitif de la loi des Bavarois.-V. suprà, no 37.

51. Ajoutons cependant que l'amendement fut pratiqué dans les justices royales seulement, c'est-à-dire dans les pays qui étaient dits de l'obéissance-le-roi. Dans les autres pays, les jugements rendus par la justice seigneuriale étaient soumis à l'appel devant le suzerain; et comme la dévolution de ces appels avait

lieu suivant la loi des fiefs, en d'autres termes, du seigneur inférieur au seigneur supérieur, tous étaient définitivement portés devant le roi, non comme roi, mais comme chef de la hiérarchie féodale, et comme le grand fieffeur du royaume.-V. M. Henrion de Pansey, Aut. jud., p. 49.

52. Cet ordre de choses, il faut le dire, ne s'établit pas sans de grandes difficultés; le rétablissement de l'appel et sa substitution au duel judiciaire rencontrèrent des obstacles de plus d'un genre. Il fallut longtemps d'abord pour généraliser la pratique de cette voie de recours. Les seigneurs qui se prétendaient législateurs dans leurs terres et qui jouissaient de cette prérogative ne se rendirent pas facilement à un ordre de choses qui la détruisait complétement; bien du temps dut s'écouler avant que leurs yeux fussent dessillés sur l'absurdité du combat judiciaire, et avant qu'ils acceptassent les pratiques des justices royales. Dans ces justices mêmes, l'ancien préjugé se fit jour encore après saint Louis, car plus de trente ans après les Etablissements on trouve une ordonnance de Philippe le Bel par laquelle ce prince, après avoir déclaré que beaucoup de crimes sont restés impunis faute de preuve testimoniale, ajoute : « Pour òter aux mauvais, dessus dits, toute cause de mal faire, nous avons attrempé nos dites ordonnances, et voulons qu'il y ait lieu à gages de bataille toutes les fois que le corps de délit sera certain, que le crime emportera peine de mort, qu'il ne pourra pas être prouvé par témoins, et qu'il y aura, contre celui qui en sera soupçonné, présomption semblable à vérité. »

53. D'un autre côté, ceux-là même des seigneurs que la sagesse des Etablissements semblait avoir ramenés, se sentaient blessés dans leur fierté, et considéraient comme un abaissement la nécessité qui leur était imposée de reconnaître une autorité supérieure. Alors, on vit se reproduire ces pratiques odieuses dont nous avons parlé, par lesquelles les gouverneurs des provinces romaines, et en France, sous Charlemagne, les comtes et les centeniers, tentèrent d'empêcher les appels. Ici un sei gneur confisquait les biens de ses vassaux qui appelaient; là un autre faisait couper la main droite à un vassal pour avoir appelé d'une sentence qui le condamnait à perdre la main gauche ; un troisième faisait pendre les notaires qui recevaient les déclarations d'appel, mettre au pillage les maisons des appelants, déchirer les appelants eux-mêmes en quatre parts et jeter leurs restes à l'eau. Mais ces atrocités, que les registres dits Olim attestent en rapportant les arrêts rendus contre les auteurs (V. années 1281, 1293 et 1310), n'arrêtèrent pas la marche des choses, et vaincus par l'autorité de l'exemple, les seigneurs se rendirent enfin : le pouvoir judiciaire se trouva ainsi établi sur ses véritables bases.

54. Cependant, même après l'abolition du combat judiciaire, il en resta, dans la procédure d'appel, quelques vestiges: il en est ainsi notamment en ce qui concerne les délais, la personne contre laquelle l'appel était dirigé, et l'amende à laquelle il donna lieu.

55. Quant au délai, d'abord, la manière de vider les appels, sous le régime du combat judiciaire, exigeait, comme nous l'avons fait remarquer, qu'ils fussent interjetés à l'instant même où le jugement était prononcé. Après ce régime, l'appel dut être encore formé, sinon immédiatement après le prononcé du jugement, du moins à la fin de l'audience; car le juge une fois sorti de son auditoire, l'appel n'était plus recevable. Cette règle subsista longtemps encore, mais la chancellerie y dérogea par des lettres de relief que l'on appelait relief d'illico. Mais nous reviendrons bientôt sur ce point. — V. infrà, nos 67 et suiv.

56. Par le combat judiciaire l'usage s'était établi de rendre les juges responsables de leurs jugements. Cet usage aussi survécut à l'abolition du combat judiciaire et se maintint jusqu'au quatorzième siècle. Ce fut donc le juge lui-même que l'on assigna pour soutenir sa sentence sur l'appel, lorsque l'appel était d'un juge royal. Si l'appel était d'un juge seigneurial, ce fut le seigneur qui l'avait institué. Mais à partir de Philippe de Valois, l'ajournement des juges tomba en désuétude, et depuis ce fut à la partie elle-même à venir défendre, en appel, le jugement qu'elle avait obtenu, en vertu de cette maxime: factum judicis, factum partis. Il y avait, toutefois, sous ce rapport, entre les pays de droit écrit et les pays de coutume, une différence que signale Loyseau : « D'ailleurs, dit-il, Tr. des off., ch. 14, no 78, nous fai

sons encore à présent, au païs coustumier, adjourner le juge en cas d'appel, ainsi que s'il estoit la vraye partie, et nous nous contentons de faire intimer la partie par manière d'acquit, et comme pour la forme, et à telle fin que de raison, c'est-à-dire, lui dénoncer qu'il compare s'il veut. Ce que ceux du païs de droit écrit ayant trouvé tout contraire à leurs loix et à la raison, ont renversé à bon droict, et font tout au contraire de nous, appeler la partie et intimer le juge. » Mais Loyseau lui-même atteste que tout cela n'était plus que formalité inutile, « car, dit-il, no 84, encore qu'on adjourne le juge et que seulement on intime la partie (en pays coutumier): si est-ce que si le juge ne compare, on ne peut prendre de défaut contre lui; et au contraire, si l'intimé ne compare, c'est contre lui qu'on prend défaut, et par vertu d'icelui au moins de deux défauts il perd sa cause: bien que hors la matière d'appel le défaut donné contre un simple intimé n'emporte aucun profit, parce que l'intimation n'est qu'une signification ou interpellation de comparoir si on veut. » Aussi toute distinction finit par disparaître, et dans les pays coutumiers comme dans ceux de droit écrit, l'appel du juge tomba dans une désuétude complète, sauf quelques exceptions qui seront indiquées infrà, n° 86.

57. Sous le régime du combat judiciaire, l'appel donnait toujours lieu à une amende. Lorsque l'appelant succombait dans le combat, il perdait son cheval et ses armes, et payait, à titre d'amende, soixante livres au seigneur et soixante sous à chacun des pairs qui avaient concouru au jugement. Que si la partie, après avoir faussé le jugement, n'offrait pas de le faire mauvais par gages de bataille, elle était condamnée à une amende de dix sous au profit du seigneur. Ces amendes étaient fondées sur ce que l'appel portait en lui le caractère d'injure. « Ainchois, dit Beaumanoir, doit amender la villenie qu'il a dite en cour. » Cette sanction a survécu à l'abolition du combat judiciaire, et bien que le recours au juge supérieur n'ait plus rien, aujourd'hui, d'offensant pour le juge inférieur, elle est encore appliquée sous la dénomination d'amende de fol appel. — V. le chapitre dernier du présent traité.

58. La révolution était désormais consommée; le droit d'appel, généralement reconnu par les seigneurs, avait été transporté, par l'influence des institutions de saint Louis, dans la pratique française: il restait à en régler l'exercice. Ce fut, au commencement, l'œuvre des gens de loi. Ils empruntèrent leurs règles, d'abord, au droit canon. Car l'appel avait été maintenu à l'égard des actes de la puissance spirituelle. Inconnu d'abord, dans les premiers temps de l'Église, lorsque la sainteté des évêques garantissait, par elle-même, la justice et la bonté de leurs jugements, il était devenu une nécessité et avait été érigé en droit par suite des fausses décrétales. La jurisprudence des appels s'était dès lors établie, et se maintint constamment. L'appel était porté de l'évêque au métropolitain et du métropolitain au pape. Il s'interjetait par un simple acte, dans les délais que nous avons déjà indiqués pour les tribunaux civils; et si celui qui avait interjeté appel négligeait de le relever devant le juge supérieur, la partie qui avait gagné sa cause pouvait le faire anticiper et faire déclarer l'appel désert. · · V. d'ailleurs vo Culte, où il sera parlé | plus amplement de cet appel en même temps que du second appel admis en cette matière, et que l'on qualifie d'appel comme d'abus.

59. Les gens de loi appliquèrent ces règles à l'appel en matière civile, et ils les complétèrent par l'emprunt qu'ils firent aux principes du droit romain. Toutefois, une pratique différente s'établit entre les pays de droit écrit et les pays coutumiers. Nous avons déjà signalé cette différence en un point particulier, au no 56. Elle se produisait également pour les délais dans lesquels l'appel devait être interjeté et pour d'autres détails encore. Mais les ordonnances de 1539 et de 1667 vinrent établir une espèce d'amormité, et, sauf en quelques points qui n'avaient pas une grande importance, les pratiques des tribunaux ne varièrent pas beaucoup. Nous suivrons, relativement à ces ordonnances, la même marche que pour le droit romain: c'est-à-dire que, sans entrer dans tous les détails de la procédure d'appel, telle qu'elle a été établie par le dernier monument législatif avant les lois nouvelles, nous en indiquerons les caractères principaux, sauf à revenir sur ces détails dans les diverses parties de ce traité. Nous parlerons donc successivement des actes dont on pouvait appeler,

des motifs de l'appel, des personnes qui pouvaient appeler, des délais de l'appel, de ses effets et de la procédure.

60. Actes susceptibles d'appel.- En principe, on appelait de tous les actes judiciaires, par conséquent de toutes sortes de sen tences interlocutoires, provisionnelles ou définitives, contradictoires, par défaut ou par forclusion, en quoi le droit français différait du droit romain, qui ne permettait pas l'appel des jugements par défaut, ni des jugements interlocutoires, à moins que le grief n'en fùt irréparable en définitive. On recevait même l'appel des sentences rendues du consentement des parties, et des exécutions les plus importantes, c'est-à-dire des contraintes par corps, des saisies réelles et des saisies faites par les gardes des arts et métiers.

61. L'appel n'était plus recevable contre les jugements qui avaient force de chose jugée; et, dans cette catégorie, rentraient 1o les arrêts des cours souveraines, les sentences des présidiaux rendues au premier chef de l'édit; celle des juges consuls, jusqu'à cinq cents livres; et celles des autres juges dans les cas où ils avaient le droit de juger en dernier ressort; 2° les jugements auxquels les parties avaient acquiescé expressément en exécutant ou tacitement; 3° les jugements qui, susceptibles d'appel, n'avaient pas été attaqués dans les délais; 4° et ceux dont l'appel formé en temps utile avait péri.

62. Motifs de l'appel.

L'appel devait en général être fondé sur le vice de la sentence qui provenait du fait du juge et qu'il ne pouvait pas dès lors réformer lui-même. Il se distinguait ainsi de la simple opposition. L'usage permettait néanmoins les appels interjetés dans les cas mêmes où l'on aurait dù se pourvoir par opposition devant le juge qui avait prononcé. Mais alors si la sentence était déclarée nulle et que l'affaire ne se trouvât pas dans le cas d'être évoquée, le juge supérieur devait renvoyer les parties devant le juge inférieur pour y être fait droit sur le fond de la contestation.

63. Si la nullité de la sentence concernait la personne même du juge, on ne prenait pas la voie de l'opposition, puisque le juge ne pouvait pas connaître lui-même; on ne se pourvoyait pas non plus par appel simple, parce qu'on ne se plaignait que de la nullité dans la forme. C'était alors le cas de l'appel qualifié, et ces appels étaient de plusieurs sortes; les uns propres aux jugements en matière ecclésiastique et qui constituent les appels comme d'abus (V. Culte); les autres, communs aux juridictions laïque et ecclésiastique, et qui étaient fondés ou sur l'incompétence du juge qui voulait prononcer, ou sur le refus de prononcer que faisait le juge compétent.

64. Personnes qui pouvaient appeler.-Non-seulement les personnes qui avaient été parties et contre lesquelles la sentence avait été rendue pouvaient appeler, mais encore le droit était ouvert aux tiers, lorsqu'ils prétendaient souffrir un préjudice du jugement. Nous verrons, dans notre chapitre 3, que les lois nouvelles n'ont pas admis le droit d'appel avec la même étendue.

65. Les tuteurs et administrateurs pouvaient interjeter appel pour les personnes dont ils administraient les biens. Il semble que le pouvoir des tuteurs et administrateurs était absolu à cet égard; toutefois, les praticiens leur conseillaient, comme mesure de prudence, de se faire autoriser, savoir, les tuteurs et curateurs, par un avis de parents; les maires et échevins ou fabriciens, par avis d'habitants. Au moyen de cette autorisation, les tuteurs et administrateurs ne couraient pas le risque d'être condamnés à l'amende en leur propre nom, si l'appel était jugé téméraire.

66. Délais de l'appel. Les délais de l'appel avaient subi quelques variations avant l'ordonnance de 1667, et les principes qui furent consacrés par cette ordonnance établirent sur ce point une assez grande complication. On sait déjà que l'usage d'appeler immédiatement après la sentence rendue, usage suivi sous le régime du combat judiciaire, survécut à l'abolition de ce régime (V. suprà, no 55). Une ordonnance d'avril 1453, rendue par Charles VII, porte en effet, art. 181: « Nul ne sera reçu à appeler s'il n'appelle incontinent après la sentence donnée, sinon que par fraude, dol ou collusion du procureur qui aura occupé en la cause, icelui procureur n'eût appelé, ou qu'il y eût grande et évidente cause de relever l'appelaut de ce qu'il n'aurait appelé incontinent.» Telle était la pratique des pays de coutume; dans

les pays de droit écrit, on suivait les règles du droit romain, non pas celles qui avaient d'abord été établies et d'après lesquelles on n'avait, pour appeler, que deux jours dans sa propre cause et trois jours lorsqu'on plaidait pour un autre, mais celles que Justinien avait plus tard consacrées, et qui prolongèrent le délai jusqu'à dix jours à compter de celui où la sentence avait été prononcée.

67. Mais, par la suite, dans les pays de coutume, l'usage fit étendre les causes indiquées par l'ordonnance de Charles VII comme susceptibles de faire relever la partie de n'avoir pas appelé incontinent. La clause de relief de l'illicò s'établit alors; et cette clause, qui n'avait été insérée qu'en connaissance de cause dans les lettres de chancellerie portant relief d'appel, finit par devenir de style. Ainsi, le principe posé dans l'ordonnance de Charles VII et confirmé par d'autres ordonnances citées par Delaurière sur la règle 3, tit. 4, liv. 6, des Inst. cout. de Loysel, tomba tellement en désuétude qu'on négligea même, dans les lettres de relief, la clause dont nous venons de parler: il fût dès lors reçu que l'on pouvait interjeter appel durant l'espace de trente ans.

68. C'est dans cet état de choses qu'intervint l'ordonnance de 1667. Suivant cette ordonnance, toute personne qui n'avait pas acquiescé à un jugement fut recevable à en appeler pendant dix Pans à compter du jour de la signification faite au domicile de la artie. Ce délai fut porté à vingt ans à l'égard des domaines de Église, hôpitaux, colléges, universités et maladreries; et ces élais de dix et de vingt ans coururent tant entre présents qu'entre bsents (art. 17, tit. 27).

69. La règle qui fixait à dix et à vingt ans les délais de l'appel n'était pas absolue; elle comportait des limitations importantes qui avaient été faites soit dans l'intérêt de la partie qui avait obtenu le jugement, soit pour des matières spéciales.

70. D'une part, en effet, celui qui avait obtenu sentence pouvait, trois ans après la signification du jugement fait à sa partie, avec toutes les solennités et formalités des ajournements, faire une sommation à cette partie d'appeler, auquel cas celle-ci n'avait plus que six mois à partir de la sommation pour interjeter son appel (tit. 27, art. 12). Les délais de trois ans et de six mois ne couraient pas contre le mineur (ibid., art. 16); mais ils couraient contre les absents, à l'exception de ceux qui étaient hors le royaume pour le service du roi et par ses ordres (ibid., art. 14). La sommation ne pouvait être faite à l'Église, aux bòpitaux, colléges, universités et maladeries qu'après six ans au lieu de trois (ibid., art. 12). Si la partie venait à décéder dans les trois ans ou dans les six ans, suivant que c'était un bénéficier au non, l'héritier ou tout successeur devait avoir un an outre ce qui restait à expirer du délai, et la sentence devait lui être signifiée au bout de ce temps avec sommation d'interjeter appel, lequel appel devait alors être formé dans les six mois de la sommation (ibid., art. 13 et 15).

71. D'une autre part, les lois avaient fixé des délais plus courts que celui de dix ans pour appeler des jugements rendus dans certaines matières et dans certaines juridictions. Ainsi, suivant l'ordonnance des eaux et forêts du mois d'aoùt 1669, titre des appellations, art. 2, les appels des grueries aux maîtrises devaient être relevés dans la quinzaine de la condamnation, et si on laissait écouler le mois, la sentence de la gruerie passait en force de chose jugée. Suivant l'art. 4 du même titre, les appellations des maîtrises à la table de marbre devaient être interjetées, dans le mois de la sentence prononcée et signifiée à la partie, et mises en état d'être jugées dans les trois mois (délai porté à quatre mois par l'édit de 1716, art. 53 ), sinon la sentence s'exécutait en dernier ressort. L'art. 47 de l'ordonnance des fermes du mois de juillet 1681, avait soumis à un délai semblable l'appel à interjeter par les condamnés au payement des droits du roi, pour faits purement civils. D'autres exceptions encore étaient faites à la règle générale; il serait sans aucun intérêt de les indiquer.

72. On sait que le code de procédure qui nous régít aujourd'hui a introduit des délais infiniment plus restreints. L'ordonnance de 1667 avait l'inconvénient de laisser trop longtemps en suspens l'effet d'un jugement obtenu; et malgré les tempéraments qu'elle avait introduits, et dont nous parlerons bientôt en nous occupant des formes de l'appel (nos 84 et suiv.), il n'en est pas moins certain qu'en principe il pouvait arriver que le condamné

tint pendant dix ans ou trois ans au moins son adversaire sous la menace d'un appel dont l'effet était de remettre tout en question. Le code de procédure a changé cet état de choses qui créait une incertitude si évidemment prolongée au delà de toute limite raisonnable, et laissant seulement au condamné le temps d'apprécier de sang-froid après la première impression de sa défaite, il a restreint dans un délai suffisant l'exercice du droit d'appel. Le passage de l'une à l'autre législation a donné lieu à des difficultés sérieuses. Ce n'est pas ici le lieu de les examiner; nous nous en occuperons dans notre chapitre 5, en traitant des délais de l'appel.

73. Il est en outre à remarquer qu'en organisant d'une manière assez compliquée les délais de l'appel, l'ord. de 1667 n'avait pas étendu ses prévisions au cas où celui contre lequel l'appel était dirigé aurait eu à se plaindre lui-même de quelques chefs du jugément et aurait voulu l'attaquer sur ces chefs. L'intimé, dans ce cas, était-il, pour son appel incident, soumis aux mêmes délais que l'appelant principal? L'ordonnance n'en disait rien, et cette lacune qu'on y remarque se trouve également dans toutes les lois ultérieures jusqu'au code de procédure civile qui l'a réparée par la disposition qui permet à l'intimé d'interjeter incidemment appel en tout état de cause, quand même il aurait signifié le jugement sans protestation (art. 443). – V. Appel incident.

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74. Effet de l'appel. — L'appel produisait, sous l'empire de l'ordonnance comme aujourd'hui encore, deux effets particuliers. Le premier était la devolution de la connaissance de l'affaire au tribunal supérieur; le second était la suspension de l'exécution de l'acte attaqué. De règle générale, tout appel était suspensif et dévolutif (Inst. cout., liv. 6, tit. 4, no 9). Cependant il y avait des exceptions au principe de l'effet suspensif. Il y avait des sentences qui s'exécutaient par provision soit par rapport à la nature de l'affaire, soit par rapport à la qualité du juge.

75. Par rapport à la nature de l'affaire, on exécutait par provision toutes les sentences rendues en matières provisoires qui requéraient célérité ou lorsqu'il y avait péril en la demeure: telles étaient les sentences qui ordonnaient l'élargissement de prisonniers pour dettes, les réclamations de dépôt, les salaires des ouvriers, des domestiques, des hôteliers, la vente d'effets sujets à périr, les loyers, les aliments, l'acceptation ou le rejet de caution et autres affaires de ce genre. On exécutait aussi par provision les sentences de police, à quelque somme qu'elles pussent monter, lorsque l'ordre public y était intéressé; les jugements pour le ban et l'arrière-ban à cause de l'intérêt de l'État; les sentences de reddition de compte de communauté.

76. Quant à l'exécution provisoire, qui était l'effet de la qualité du juge qui avait prononcé la sentence, elle avait lieu pour les sentences présidiales rendues au second chef de l'édit; pour celles des juges consuls qui contenaient des condamnations au-dessous de cinq cents livres; celles des trésoriers de France en matière de voirie, et lorsqu'il s'agissait de la perception ou du recouvrement des droits du roi, lorsque le fond du droit n'était pas contesté; et assez généralement toutes celles qui avaient été rendues par des juges d'attribution.

77. Remarquons d'ailleurs que, dans tous les cas, les cours souveraines étaient dans l'usage d'accorder des défenses d'exécuter les sentences provisoires. Déjà, sous l'empire de l'ordonnance, on s'élevait contre cet usage qui occasionnait les plus grands abus, et l'on demandait qu'il ne fut jamais accordé de défenses qu'en connaissance de cause et lorsqu'il paraîtrait évidemment que le juge inférieur avait excédé ses pouvoirs en ordonnant l'exécution provisoire de sa sentence. Les lois nouvelles ont satisfait à ces justes réclamations. V. Exécution et infrà chap. 6, sect. 5.

78. L'effet dévolutif de l'appel se faisait, en règle générale, suivant l'ordre des juridictions, jusqu'à ce que l'on fùt parvenu par degrés au tribunal souverain. C'était la règle générale, mais elle comportait certaines exceptions. Ainsi, 1o les appels qualifiés dont nous avons parlé au no 63 ressortissaient directement au parlement, parce que, s'agissant soit de règlement de juges pour l'appel fondé sur l'incompétence ou le déni de justice, soit d'un recours immédiat au prince pour les appels comme d'abus, l'importance de la matière ne permettait pas qu'elle fût portée

ailleurs que devant des juges souverains; 2° il en était de même des appels des juges commis par lettres royaux, à moins que la connaissance n'en eût été attribuée par la commission à une autre compagnie que le parlement; 5° les appels avaient lieu nécessairement, omisso medio, au tribunal souverain dans certains cas, en matière criminelle, en vertu de l'ordonnance; 4o enfin, les parties avaient quelquefois la faculté d'appeler omisso medio, et d'éviter ainsi quelque degré de juridiction: c'est ce qui avait lieu, en matière civile, par exemple, par rapport aux appels des sentences de plusieurs tribunaux situés dans le ressort du conseil d'Artois.-V. le Nouveau Denisart, yo Appel, § 6, no 2. 79. Mais hors de ces exceptions et d'autres cas analogues où il était dérogé au principe, la règle était de suivre la hiérarchie des tribunaux pour arriver, par une série de décisions, jusqu'au juge souverain; car, il faut le dire, l'ordonnance de 1667 avait laissé subsister la multiplicité des degrés que les institutions féodales et les désordres du temps avaient introduits en France, et qui provoquèrent souvent la critique de la part des jurisconsultes. « Il est notoire, disait Loyseau dans son Discours de l'abus des justices de village, que cette multiplication de degrés de juridiction rend les procez immortels, et, à vray dire, ce grand nombre de justices oste le moyen au peuple d'avoir justice. Car qui est le pauvre paysan qui, plaidanț, comme dit le procès-verbal de la coustume de Poictou, de ses brebis et de ses vaches, n'aime mieux les abandonner à celui qui les retient injustement, qu'estre contraint de passer par cinq ou six justices avant qu'avoir arrest? Et s'il se résout de plaider jusques au bout, y a-t-il brebis ni vache qui puisse tant vivre: mesme que le maistre mesme mourra avant que son procez soit jugé en dernier ressort..... Quelle injustice est-ce là, qu'un pauvre homme passe tout son âge, employe tout son labeur, consomme tout son bien en un méchant procez et qui pis est, appréhendant l'incertitude de tant de divers jugements, il soit toute sa vie en allarme, et dans les appréhensions continuelles d'être ruiné !........... »

So. L'ordonnance de 1667 ne tint aucun compte de ces plaintes si légitimes. L'ancien état de choses fut maintenu, et si quelques dénominations se trouvèrent modifiées, toujours est-il que, pour les affaires les plus modiques, les parties avaient d'ordinaire trois degrés de juridiction à subir, quelquefois cinq ou six. Le grand inconvénient et le préjudice qui résultaient de cette situation sont attestés par les derniers édits rendus sur l'administration de la justice par la royauté avant qu'elle fùt emportée par la révolution française. Deux édits, en effet, furent rendus à la fois en 1788, dont l'un supprimait tous les tribunaux extraor dinaires, et dont l'autre supprimait les bailliages ou sénéchaussées, ne laissait subsister des justices seigneuriales que le nom, et établissait au-dessus des présidiaux des tribunaux appelés grands bailliages, avec pouvoir de juger en dernier ressort jusqu'à 20 mille livres. On lisait, dans le préambule de ce dernier décret, les passages suivants: « Nous avons reconnu que, s'il était de notre justice d'accorder à nos sujets la faculté d'avoir, dans la discussion de leurs droits, deux degrés de juridiction, il était aussi de notre bonté de ne pas les forcer d'en reconnaitre un plus grand nombre. Nous avons reconnu qu'en matière civile des contestations peu importantes avaient eu quelquefois cinq ou six jugements à subir; qu'il résultait de ces appels multipliés une prolongation inévitable dans les procès, des frais immenses, des déplacements ruineux, et enfin une continuelle affluence de plaideurs, du fond de leurs provinces, dans les villes où résident nos cours, pour y solliciter un jugement définitif. - Nous avons cherché dans notre sagesse des moyens de rapprocher les justiciables de leurs juges.... » Ainsi le mal était reconnu, mais les circonstances politiques de l'époque ne permirent pas le maintien de ces édits: ils furent révoqués, et ce fut la législation révolutionnaire qui corrigea, plus tard, les vices de l'ordonnance de 1667 en ce qui concerne les degrés de juridiction. Nous reviendrons plus particulièrement sur ce point, yo Degrés de juridiction.-V. aussi infrà, nos 87 et suiv.

81. Procédure d'appel. Dans les principes de la législation romaine, comme nous l'avons vu, la partie était obligée de prendre du juge dont elle appelait des lettres de renvoi, litteræ dimissoriæ ou apostoli. Dans les usages établis par l'ordonnance, on ne trouve rien de semblable. Cependant on distinguait l'acte d'appel du

relief d'appel. L'acte d'appel était une simple déclaration signifiée à la requête de la partie qui appelait; le relief d'appel était un acte émané du juge supérieur devant qui l'appel était porté : il avait pour objet d'annoncer que ce juge recevait l'appel et était saisi de la connaissance de l'affaire.

82. On appelait par écrit ou de vive voix. Ce dernier mode ne s'employait que dans un cas particulier, c'est lorsqu'à l'audience on interjetait incidemment appel sur le barreau; il fallait alors que l'avocat fùt assisté du procureur ou de la partie, parce que c'était un nouveau chef de conclusions à prendre. Mais la forme la plus ordinaire était de faire signifier à celui qui avait obtenu la sentence ou à son procureur, que l'on était appelant pour les causes à déduire en temps et lieu, avec protestation contre tout ce qui pourrait être fait au préjudice de l'appel.

83. Après avoir interjeté appel en termes généraux, d'une sentence, on pouvait restreindre son appel à quelques chefs ou à un seul, tel que la condamnation aux dépens.

84. Quant au relief d'appel, il avait lieu, comme nous l'avons dit, devant le juge immédiatement supérieur, sauf les exceptions dont nous avons parlé nos 74 et s.; mais il devait être obtenu dans un délai déterminé à partir du jour où la partie avait fait sa déclaration d'appel. Ce délai était de trois mois dans les cours, et de six semaines dans les bailliages et sénéchaussées.

85. Faute par l'appelant d'avoir relevé son appel dans ce délai, l'adversaire qui avait obtenu le jugement pouvait se pourvoir devant le juge qui avait rendu ce jugement et en obtenir un nouveau qui ordonnait l'exécution du premier dans le cas où l'appelant ne relèverait pas son appel. Il pouvait également s'adresser au juge supérieur et assigner l'appelant en vertu d'une commission pour voir prononcer la désertion de son appel. Si l'appelant ne comparaissait pas sur cette assignation, son appel était déclaré désert; s'il comparaissait, la demande en désertion était convertie en anticipation sur l'appel. - D'ailleurs, la partie n'était pas obligée d'attendre, pour anticiper, que les délais accordés à l'appelant pour relever son appel fussent expirés; toutefois, il ne pouvait l'anticiper que huitaine après que l'appel avait été interjeté et signifié, délai pendant lequel l'appelant pouvait renoncer à son appel sans être tenu d'aucuns dépens, d'après l'art. 61 de l'ord. de 1433.

86. C'est la partie qui avait obtenu le jugement qui devait, en principe, être intimée et venir elle-même le défendre sur l'appel, comme nous l'avons fait remarquer au no 56. Dans quelques cas particuliers cependant, les juges étaient tenus de venir devant le juge supérieur soutenir le bien jugé de leurs sentences. Il en était ainsi lorsqu'ils avaient jugé ce qui n'était pas de leur compétence, ou lorsqu'ils avaient évoqué les causes hors du cas où cela était permis, ou en cas de contravention à l'ordonnance, ou lorsqu'ils avaient pris des épices excessives, ou dans le cas auquel ils n'en devaient pas prendre (éd. de 1693, art. 20). V. Pothier, loc. cit., art. 4, § 3. Quand l'appelant n'avait eu en première instance d'autre adversaire que le ministère public, c'était celui qui en remplissait les fonctions devant le juge supérieur qui devait être intimé, en vertu du principe de la solidarité qui liait le ministère public. Si l'adversaire avait été le procureur fiscal d'une justice subalterne, c'était le seigneur qui devait être intimé comme devant prendre le fait et cause de son procureur fiscal.

Telles étaient, dans leur ensemble, les pratiques suivies sur l'appel lorsque la révolution éclata.

87. On sait que l'attention de l'assemblée constituante se porta d'abord sur l'organisation judiciaire : la révision des lois anciennes, la réformation des abus qui s'étaient établis sous leur empire, furent l'un de ses premiers soins. Nous indiquerons, en traitant de l'organisation judiciaire, quels furent, sur ce point, les vastes travaux de cette grande assemblée; mais la question de l'appel, l'une de celles qui se présentèrent les premières à l'assemblée constituante, s'en détache parfaitement et trouve ici sa place naturelle. Le décret du 31 mars 1790, fixant l'ordre des questions sur l'organisation judiciaire, formula celle-ci : « Y aurat-il plusieurs degrés de juridiction, ou bien l'usage de l'appel sera-t-il aboli? » L'assemblée constituante se divisa sur ce terrain; il surgit des adversaires nombreux de l'appel. Les uns, et c'était le plus grand nombre, effrayés de l'influence que s'étaient

acquise les parlements et pénétrés de la pensée que l'on ne pouvait organiser un système d'appel sans conserver ces grands corps judiciaires, voulaient, par ce motif, renfermer toute contestation dans un seul degré de juridiction; d'autres arrivaient au même résultat par l'idée que l'appel n'était qu'un reste des anciennes institutions féodales contre lesquelles avait porté le grand effort de la révolution; d'autres enfin se prononçaient dans le même sens en soutenant que l'appel affaiblit l'autorité des décisions judiciaires, et en demandant, d'après le doute d'Ulpien dont nous avons parlé suprà, no 14, comment il était prouvé qu'un second jugement valùt mieux que le premier. Ajoutons qu'à un demi-siècle d'intervalle, cette dernière idée a encore ses défenseurs. M. Béranger, notamment, l'a développée dans le mémoire déjà cité, tout en s'avouant cependant que son opinion rencontrera nécessairement la plus vive opposition.

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88. Cette opinion ne devait pas prévaloir, en effet. L'appel, nous l'avons vu, a existé chez toutes les nations où il y a eu des tribunaux organisés, et partout on l'a considéré comme le moyen le plus sûr d'arriver à une justice exacte. Cette donnée première n'est pas sans importance dès qu'il s'agit de se prononcer sur le mérite et l'utilité de l'institution. Comment admettre que l'appel qui a traversé les siècles au milieu des circonstances les plus diverses, se maintenant toujours et partout et résistant à d'incessantes attaques, soit complétement dénué du caractère d'utilité ? Cela certainement ne semble pas, dès l'abord, admissible, et la réflexion confirme puissamment cette première pensée. Que diton, en effet? que l'appel affaiblit l'autorité des décisions judiciaires! Mais on pourrait dire avec plus de raison qu'il la fortifie au contraire; car c'est particulièrement l'erreur, l'iniquité dans les jugements, qui en aitèrent l'autorité; or l'appel eut toujours pour objet précisément de corriger les erreurs, d'effacer les iniquités, et par cela même il eut toujours pour effet d'assurer à la justice toute sa considération. Mais, ajoute-t-on, le bien jugé ne se reconnaît à aucun signe et rien ne prouve que le second jugement vaille mieux que le premier. Rien ne le prouve sans doute, mais toutes les présomptions sont en faveur du second jugement. Les premiers juges, disait avec raison Barnave dans la discussion qui s'éleva sur la question à l'assemblée constituante, les premiers juges, plus rapprochés des justiciables, pourront avoir des motifs d'intérêt, de préférence ou de haine, et vous livreriez sans retour les citoyens aux effets que ces motifs pourraient produire. Le juge d'appel, plus éloigné d'eux, échappera plus aisément à la séduction. Celui-ci, ajoutait Pison du Galand, voyant dans l'appel une espèce de dénonciation, examinera l'affaire avec un respect pour ainsi dire religieux. En cause d'appel, l'affaire se réduit, elle ne présente plus que des faits simples; la décision du juge est portée d'une manière plus parfaite. - V. Hist. parl. de MM. Buchez et Roux, t. 5, p. 412 et suiv. 89. Et puis, d'ailleurs, les parties ne trouvent-elles pas la garantie d'une justice plus éclairée dans le nombre même des juges qui doivent siéger dans le tribunal supérieur? A la vérité ceci même a été contesté; et après Jérémie Bentham, M. Charles Comte, voulant établir qu'il ne faudrait jamais qu'un seul juge, a dit, dans ses Considérations sur le pouvoir judiciaire, ch. 2: «Multiplier le nombre des hommes n'est pas nécessairement accroître la masse des lumières dans aucun genre de connaissances; deux demi-savants ne font point un savant. Cela est vrai dans les sciences morales comme dans les sciences physiques ou mathématiques; dans les unes comme dans les autres, le nombre ne prouve rien que lui-même. Il serait aussi ridicule de prétendre obtenir un savant mathématicien en réunissant quelques maîtres d'école de village qui n'ont jamais su faire que des additions et des soustractions. » Mais qui ne voit le vice d'un tel raisonnement? La question est de savoir si des hommes éclairés réunis pour juger une affaire la résoudront mieux qu'un seul homme qui serait leur égal en lumières, et nullement de dire si plusieurs hommes ignorants présenteront, sous ce rapport, autant de garanties qu'un seul homme éclairé. Or, ainsi posée, la question se résout d'elle-même. Qui voudrait nier les secours puissants de la discussion et les lumières qui en jaillissent? qui tomberait dans l'orgueilleuse erreur de penser que, seul et réduit à ses propres forces, il embrassera d'une manière aussi complète et aussi sure que s'il était réuni à des hommes de bonne foi comme lui,

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et comme lui éclairés, tous les détails d'une affaire et tous les éléments propres à en assurer la bonne solution?...

90. Ces considérations nous semblent décisives; ajoutons, d'ailleurs, que l'expérience les a confirmées. Car si l'on peut rencontrer, dans les décisions émanées des juges d'appel, des exemples qui confirment le doute d'Ulpien lorsqu'il exprime la crainte que le juge du second degré in pejus reformet, on ne peut, du moins, disconvenir que ce ne soit là l'exception, et qu'en thèse générale, les décisions qui infirment ne soient plus justes et plus conformes à la loi que les décisions infirmées. Nous comprenons donc très-bien qu'après une discussion approfondie, l'assemblée constituante, résolvant la quatrième question qu'elle s'était proposée dans le décret du 31 mars 1790, ait décidé par le décret du 1er mai suivant « qu'il y aurait deux degrés de juridiction en matière civile. »

91. Cela posé, il restait à organiser les tribunaux d'appel dont l'existence venait d'être admise en principe. Le problème qu'on se proposa de résoudre fut d'instituer des tribunaux qui, tout en rendant les services que la société devait en attendre, ne grevassent pas le trésor public, n'abusassent pas de leur autorité dans la distribution de la justice, et surtout fussent tenus sous le niveau de l'égalité constitutiounelle. Trois plans furent successivement présentés dans ce but; et aujourd'hui, lorsque plus d'un demi-siècle nous sépare de ce temps d'agitation, lorsqu'une situation normale ne permet pas que l'on s'arrête même à ces idées exagérées d'égalité qui furent le point saillant de l'époque, on peut dire que celui des trois plans qui prévalut, précisément parce qu'il attribuait la connaissance de l'appel à un tribunal placé sur la même ligne et formé des mêmes éléments que celui de qui était émanée la décision attaquée, était assurément celui qui, dans d'autres temps, eût été le premier écarté. La preuve ressortira d'elle-même de l'exposé qui va suivre.

92. Le premier plan proposé était celui qu'avait préparé M. Bergasse, et qui fait partie du rapport sur l'organisation du pouvoir judiciaire lu par ce député à la séance du 17 août 1789. Ce système consistait dans la création d'une cour supérieure composée de vingt juges, d'un avocat et d'un procureur général, et renfermant dans son ressort trois ou quatre départements.— L'objection la plus sérieuse qui s'éleva contre ce plan fut qu'une telle cour présenterait un corps assez nombreux pour faire craindre qu'elle n'opprimat les justiciables. Et, ajoutait-on, si plusieurs d'entre elles renouvelaient ce système de fédération, dont les parlements ont donné l'exemple, peut-on prévoir les troubles qui en résulteraient? · Ces considérations étaient trèspuissantes pour l'époque; aussi voit-on que ce plan fut à peine discuté. Toutefois, il occupa le comité judiciaire de l'assemblée; on en trouve la trace dans l'exposé qui fut présenté par M. Thouret, rapporteur de ce comité, à la séance du 22 déc. 1789, V. Hist. parl. de MM. Buchez et Roux, t. 3, p. 452 et suiv.

93. Le deuxième plan fut imaginé par M. Thouret lui-même, et formulé par lui dans les articles suivants : « Art. 1. L'appel des jugements des juges de district sera porté à un tribunal supénieur établi en chaque département. 2. Ce tribunal sera composé de trois juges sédentaires au lieu de son établissement, et de trois grands juges, qui s'y rendront chaque année pour tenir de grandes assises.-3. La session des grandes assises durera deux mois et demi en chaque département, et les mêmes grands juges en tiendront une, chaque année, en quatre tribunaux de département. 4. Hors le temps des assises, le tribunal de département, composé des seuls juges sédentaires, jugera à l'audience les appels des sentences interlocutoires et de celles rendues définitivement en matières sommaire et provisoire, les demandes à fin de surséance ou d'exécution provisoire des jugements, et généralement toutes les demandes de provision qui seront formées incidemment aux appels. - 5. L'appel de toutes les sentences définitives des juges du district, autre que celles rendues en matières provisoires ou sommaires, ne pourra être jugé que sur rapport et au temps des grandes assises. - 6. Les affaires qui surviendront dans l'intervalle d'une assise à l'autre seront distribuées aux juges sédentaires à tour de rôle, afin qu'ils en préparent le rapport. Ils pourront rendre les ordonnances ou arrêts d'instruction; chacun d'eux fera, lors des assises, le rapport du

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